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Procès de Rachid Ramda : l'important témoignage de Nicole Chevillard
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 17 - 10 - 2009


Algeria-Watch, 17 octobre 2009
http://www.algeria-watch.org/fr/article/just/attentats_paris/
temoignage_nicole_chevillard.htm
Du 16 septembre au 13 octobre 2009, s'est tenu devant la cour d'assises spéciale – composée de neuf magistrats professionnels – au Palais de justice de Paris, le procès en appel de Rachid Ramda, accusé d'avoir été le « financier » des attentats terroristes de 1995 à Paris, qui avaient fait dix morts et près de 200 blessés. Arrêté à Londres le 4 novembre 1995, il restera dix ans durant détenu sous écrou extraditionnel en Grande-Bretagne, avant d'être extradé en France au terme d'une homérique saga judiciaire. Jugé en première instance à Paris par la même cour d'assises spéciale, Ramda avait été condamné, le 26 octobre 2007, à la peine maximale pour « complicité d'assassinat », la réclusion à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de 22 ans. Sans surprise, le 13 octobre 2009, la cour a prononcé le même verdict, suivant strictement les réquisitions du Parquet. Ramda et ses avocats ont décidé de se pourvoir en cassation.
Ce nouveau procès fleuve – le dixième, toutes procédures confondues, ayant jugé les coupables présumés des attentats de 1995 –, conduit avec rigueur par le président Francis Debons, n'a été couvert par aucun média français, à l'exception de France-Soir et, dans une moindre mesure, de Bakchich.info . Une indifférence qui en dit long sur la léthargie dans laquelle, depuis quatorze ans, semble être plongée la grande majorité de la presse française quant à la recherche de la vérité sur ce drame. Car si les poseurs de bombes ont été jugés et condamnés, il n'en va pas de même de leurs commanditaires.
Or, comme le montrent les pièces du dossier patiemment rassemblé depuis 2002 par Algeria-Watch, ainsi que l'enquête rigoureuse conduite par les journalistes Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard dans leur documentaire Attentats de Paris : on pouvait les empêcher (Canal Plus, novembre 2002), puis le livre de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d'Etats (La Découverte, 2004), il ne fait guère de doute que les services secrets algériens (DRS) ont été les véritables organisateurs de ces attentats revendiqués par le GIA (Groupe islamique armé), dont l'« émir national » de l'époque, Djamel Zitouni, était de façon certaine un agent du DRS. Il s'agissait alors, pour les généraux « janviéristes », de faire ainsi pression sur le gouvernement français, dont certains responsables, à commencer par le Premier ministre Alain Juppé, avaient fait connaître leur sympathie pour l'initiative de paix de Sant'Egidio , par laquelle, le 13 janvier 1995, toutes les forces d'opposition algériennes, dont le FIS, avaient proposé au régime d'Alger une négociation – rejetée « en bloc et en détail » – pour en finir avec la guerre civile.
À cet égard, le second procès Ramda a apporté de nouvelles informations fort intéressantes. S'agissant des charges pesant contre Ramda – qui a continué à clamer son innocence –, un seul élément nouveau, certes important, a été apporté par ses avocats, M es Sébastien Bono et Anne-Guillaume Serre : affirmant avec force que les « preuves » policières de son implication dans les attentats étaient plus que fragiles , ils ont pointé les nombreuses invraisemblances ou informations oubliées du dossier d'instruction , soulignant singulièrement le fait que le pseudonyme de « Elyess » attribué à Ramda correspondait en réalité à un certain « Hocine Benabdelhafid », beaucoup plus impliqué que lui dans les réseaux islamistes opérationnels, et qui n'a pas été inquiété. Mais ils n'ont pas été entendus par la cour. En revanche, ces avocats avaient fait citer plusieurs témoins dont ils attendaient qu'ils expliquent à la cour le contexte des relations franco-algériennes de l'époque et qui attesteraient de l'implication des généraux algériens dans l'organisation des attentats.
Du côté des « officiels », l'omerta à cet égard a été presque totale. Entendu par la cour le 7 octobre par visioconférence, l'ancien ministre de l'Intérieur Jean-Louis Debré a formellement démenti les propos qu'il avait tenus devant plusieurs journalistes français en septembre 1995, quand il avait clairement fait état de sa conviction que le DRS désinformait la police française – ce qu'ont pourtant confirmé à la barre les journalistes Dominique Gerbaud ( La Croix ) et Hubert Coudurier ( Le Télégramme de Brest ), attestant ainsi que l'actuel président du Conseil constitutionnel aurait menti à la cour… De même, entendu le 23 septembre, le préfet Rémy Pautrat, à l'époque numéro deux du Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) et ancien patron de la DST, a « oublié » ce qu'il avait dit dès janvier 1996 à la journaliste Nicole Chevillard et qu'il avait répété en octobre 2007 à Bakchich.info , sur l'aveu du général Smaïl Lamari, dit « Smaïn », numéro deux du DRS, au numéro deux de la DST française, Raymond Nart, fin 1994. En substance : « Djamel Zitouni, c'est notre homme. »
Entendu le 7 octobre, Alain Marsaud , qui fut le chef du Service central de lutte antiterroriste au Parquet de Paris de 1986 à 1989, n'a pas, lui, fait preuve de la même « amnésie » : il a fortement dénoncé devant la cour le « concubinage des services français et algériens » dans les années 1980 et 1990 ; et il a rappelé qu'après les attentats de 1995, « chaque fois que les policiers remontaient les réseaux de Khaled Kelkal, ils tombaient sur la Sécurité militaire algérienne »…
Mes Bono et Serre avaient également fait citer François Gèze (membre d'Algeria-Watch, entendu le 23 septembre), Jean-Baptiste Rivoire (journaliste co-auteur du documentaire Attentats de Paris : on pouvait les empêcher , entendu le 7 octobre) et Nicole Chevillard (journaliste, spécialiste de l'Algérie et aujourd'hui responsable de la lettre confidentielle Risques internationaux , entendue le 23 septembre). Tous trois ont longuement expliqué à la cour, de façon précise et détaillée, les nombreux éléments attestant de la très probable organisation des attentats de 1995 par les chefs du DRS. Et tous trois, à des degrés divers, ont été étonnés de l'attitude de la procureur, Mme Anne Obez-Vosgien, et de celle des principaux avocats des parties civiles : par leurs questions aux témoins, ils ont constamment montré leur irritation et leur hostilité face à la mise en cause de la thèse officielle (selon laquelle Ramda était le financier – voire le principal organisateur – des attentats, revendiqués par le GIA de Djamel Zitouni, certainement non manipulé).
De la part de la représentante du Parquet, c'est-à-dire du gouvernement français, ce n'était pas vraiment une surprise : les témoins ont eu le sentiment qu'elle appliquait des instructions reçues d'en haut. De la part des avocats des parties civiles, cette attitude était plus étonnante : comment prétendre défendre efficacement les familles des huit personnes tuées lors de l'attentat de la station Saint-Michel du RER B, le 25 juillet 1995, et les dizaines de blessés de cet attentat et de ceux qui suivirent, en cherchant à disqualifier les témoins attachés à la recherche de la vérité sur les véritables commanditaires de ces crimes – sans pour autant, évidemment, nier l'entière responsabilité des poseurs de bombes eux-mêmes ? Ce mystère reste entier.
Mais les trois témoins cités, F. Gèze, N. Chevillard et J.-B. Rivoire, ont tous été frappés par la concordance des arguments avancés dans leurs questions par la procureur et les avocats des parties civiles pour questionner leurs témoignages : ils seraient soit manipulés (par quelque force obscure), soit eux-mêmes des manipulateurs. En bref, ceux qui dénoncent, preuves à l'appui, la manipulation du « terrorisme islamiste » algérien par le DRS seraient les principaux désinformateurs. Une thèse qui fait étrangement écho à la fameuse fable du « qui tue qui », inventée en 1998 par le service d'action psychologique du DRS pour disqualifier les militants des droits de l'homme algériens et européens qui mettaient en avant des indices sérieux d'une manipulation des groupes armés islamistes par les services secrets de l'armée (comme nous l'expliquions en mars 2008 dans un article consacré à une autre sombre affaire impliquant ces derniers, celle du suicide en février 2004 du journaliste français Didier Contant).
En bref, le second procès Ramda a, une nouvelle fois, apporté la preuve de la complète soumission de la police et de la justice française à la raison d'Etat dans le « dossier algérien », au mépris de la vérité et de la justice dues aux victimes du terrorisme d'Etat organisé par les généraux d'Alger en France et, bien sûr, surtout en Algérie. Une raison d'Etat justifiée par la dépendance de l'économie française à l'égard du pétrole et du gaz algériens et, plus fondamentalement, par les effets de la très longue histoire commune, coloniale puis néocoloniale, de la « Françalgérie ».
C'est pourquoi il nous a paru important de publier le témoignage que la journaliste Nicole Chevillard a donné, le 23 septembre 2009, devant la cour d'assise spéciale qui jugeait en appel Rachid Ramda. Nous la remercions d'avoir bien voulu faire ce difficile travail de restituer par écrit, aussi fidèlement que possible, sa déposition orale.
Mon témoignage au deuxième procès de Rachid Ramda à Paris, le 23 septembre 2009
par Nicole Chevillard, Algeria-Watch, 17 octobre 2009
Après m'être présentée et avoir prêté serment, j'ai commencé mon témoignage, à l'invitation du président Francis Debons.
Je souhaite que mon témoignage permette d'avancer dans la découverte de la vérité sur ce qui s'est réellement passé lors des attentats de 1995. Dès le premier attentat, celui du métro Saint-Michel, les autorités françaises ont suspecté les services secrets algériens d'être les véritables commanditaires de ces actes terroristes. J'ai personnellement des preuves de ces soupçons et je les avais déjà exposées lors du premier procès de Rachid Ramda en octobre 2007. Rien de ce que j'avais révélé à l'époque n'a été démenti, bien au contraire.
Mais avant d'exposer la teneur des entretiens que j'avais eus, de la fin 1995 au début 1996, avec des responsables de la DST et du Secrétariat général de la Défense nationale, je voudrais revenir sur les circonstances des attentats meurtriers qui ont endeuillé la France en 1995.
L'instruction a permis, à mon sens, de dégager quelques faits déterminants :
1) la poudre noire acquise par Boualem Bensaïd et Ali Touchent est bien celle qui a permis de commettre l'attentat du 25 juillet 1995, celui de la station de RER B Saint-Michel ;
2) sept autres attentats ou tentatives d'attentat ont suivi, mais celui du 17 octobre dit « attentat du Musée d'Orsay », s'est, en fait, déroulé dans une rame du RER C en direction de la station Saint-Michel ;
3) or l'enquête a montré que le choix de Saint-Michel pour le premier attentat n'était pas dû au hasard (en raison notamment des repérages effectués par Bensaïd) et que la bombe du RER C aurait dû exploser aussi à Saint-Michel et non un peu avant que la rame n'y arrive, comme ce fut le cas ;
4) en définitive, Saint-Michel inaugure et clôture la liste des huit attentats qui se sont déroulés sur trois mois, du 25 juillet au 17 octobre 1995. Quels qu'ils soient, les instigateurs des attentats ont souhaité que cette « cible » soit facilement identifiable, qu'elle paraisse évidente aux yeux de tous.
Le choix de Saint-Michel n'est donc pas neutre : il délivre un message implicite selon lequel les islamistes algériens radicaux (GIA ou autres) commettraient des actes de terreur par haine de la religion chrétienne. C'est là que résiderait leur motivation première : une haine farouche à l'égard des « croisés », des chrétiens et des symboles d'une religion qui n'est pas la leur…
Or cela ne va pas du tout de soi. Les musulmans, les autorités religieuses musulmanes, respectent les religieux des autres religions, en particulier les moines, les prêtres et, dans le cas de l'Algérie, ils ont même un respect particulier pour les Pères blancs. Il faut savoir que durant la guerre de libération nationale, en Algérie, les Pères blancs soignaient les insurgés du FLN et qu'ils étaient même, à ce titre, honnis par les militaires français de métier. J'ai moi-même recueilli des témoignages de ce type de la part de certains d'entre eux.
On remarquera d'ailleurs que, au début des années 1990 (la « décennie noire », comme disent les Algériens), personne, en Algérie, ne semble, de prime abord, s'en prendre particulièrement aux religieux chrétiens ou aux symboles de la chrétienté. Au contraire, c'est le pouvoir politique algérien qui est la cible des islamistes, qu'ils soient membres du FIS (Front islamiste du salut, un parti légal à l'époque) ou des groupes clandestins qui commencent à se constituer, surtout après l'interruption du processus électoral des législatives, en janvier 1992. En 1992, 1993 et jusqu'au début de 1994, les religieux chrétiens ne sont pas inquiétés en Algérie, alors que, déjà, la violence fait rage.
La série commence, en fait, en mai 1994, avec les assassinats, à Alger, de sœur Paule-Hélène Saint-Raymond et de frère Henry Vergès, suivis, en octobre 1994, du meurtre de deux religieuses devant leur chapelle de Bab-el-Oued. Le 27 décembre 1994, juste après le détournement à Alger de l'Airbus d'Air France, ce sont quatre Pères blancs, dont le cousin de mon père, Jean Chevillard, qui sont assassinés dans leur maison de Tizi-Ouzou. Je peux vous dire que Jean Chevillard avait confié à des membres de sa famille qu'il s'attendait à un « mauvais coup », mais en laissant entendre que ce « coup » ne viendrait pas pour autant du côté des islamistes.
Et il n'y a pas que des religieux chrétiens qui ont été visés à cette époque, puisque, justement, la série des attentats de Paris, à l'été 1995, a été en quelque sorte « inaugurée » par l'assassinat d'un religieux musulman très respecté, Abdelbaki Sahraoui, abattu par deux hommes armés dans la salle de prière de sa mosquée de la rue Myrha à Paris, le 11 juillet 1995.
Or, étrange coïncidence , cette série d'assassinats de religieux commence au moment même où, sous l'égide de la communauté catholique italienne Sant'Egidio, un dialogue s'amorce entre les principaux partis politiques algériens, un dialogue qui allait radicalement remettre en cause le pouvoir algérien issu du coup d'Etat de janvier 1992. Etrange coïncidence aussi, c'est le moment où Djamel Zitouni prend le pouvoir au sein du GIA (Groupe islamique armé).
Un témoignage m'a été rapporté sur ce sujet par un confrère, Jean-Baptiste Rivoire, de Canal Plus, qui, lors d'une enquête, a pu rencontrer l'homme qui était à la tête d'un maquis dans la région de Tizi-Ouzou, en 1994. Selon ce témoin, personne, dans ce groupe de clandestins, ne songeait à faire le moindre mal aux Pères blancs, qui rendaient d'ailleurs de multiples services aux musulmans de leur entourage. L'ordre d'inquiéter les Pères serait venu directement d'Alger, de Djamel Zitouni, qui, faute de pouvoir se faire obéir des groupes présents sur place, aurait envoyé ses propres acolytes faire la sale besogne à Tizi-Ouzou.
Pour les Algériens, comme pour les religieux musulmans et même pour les membres des groupes clandestins existants en 1994, Djamel Zitouni était déjà un personnage très trouble, suspecté d'accointances avec la Sécurité militaire algérienne (devenue le DRS en 1990)… Et comme par hasard, le voilà qui s'en prend aux religieux et aux symboles chrétiens, au moment où une alternative très crédible au régime algérien se met en place grâce à la mobilisation de catholiques italiens. Il faut savoir que la communauté Sant'Egidio n'était pas novice en la matière : c'est elle qui avait joué les médiateurs dans la guerre civile du Mozambique et était parvenue à ramener, ainsi, la paix dans ce pays.
Il faut savoir aussi que les participants aux médiations de Sant'Egidio représentaient toutes les forces politiques qui comptent vraiment en Algérie :
– le FLN, dirigé à l'époque par un homme remarquable, Abdelhamid Mehri (qui avait, d'ailleurs, été un temps ambassadeur d'Algérie en France) ;
– le FFS (Front des forces socialistes), du militant « historique » Hocine Aït-Ahmed ;
– le FIS (Front islamiste du salut), grand gagnant du premier tour des législatives de la fin 1991 ;
– la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme, représentée par un homme unanimement respecté, en France comme en Algérie : Ali Yahia Abdennour ;
– l'ex-président Ahmed Ben Bella…
Cette initiative était bien une menace directe contre ceux qui avaient pris le pouvoir en Algérie en janvier 1992, après avoir interrompu le processus des législatives et contraint le président Chadli Bendjedid à démissionner.
La suite de ma déposition du 23 septembre 2009 a été à peu près identique à celle du procès Ramda de 2007 (en première instance). C'était d'ailleurs nécessaire, car l'avocat de Rachid Ramda, Me Sébastien Bono, m'avait prévenue que « la procédure devant la cour d'assises spéciale étant orale et aucun procès-verbal n'étant dressé des témoignages recueillis devant elle » , les nouveaux magistrats qui composent la cour en appel n'ont, en principe, pas connaissance de la teneur des témoignages devant les premiers juges en 2007.
C'est au cours de la série des attentats de 1995, en France, que j'ai été convoquée par le directeur de la DST (Direction de la surveillance du territoire, chargée du contre-espionnage et de la lutte antiterroriste) de l'époque, Philippe Parant. Je me suis rendue dans les locaux de la DST (rue Nélaton) le 9 octobre 1995, où j'ai été reçue par Philippe Parant en présence de Raymond Nart (officiellement numéro deux de l'institution jusqu'en 1997, mais en fait dirigeant permanent le plus puissant de la DST depuis les années 1980, puisqu'il y restait alors que les directeurs généraux n'étaient nommés que pour quelques années, par le pouvoir politique).
Cette convocation était motivée par le fait que, dans le cadre de mon métier de journaliste, je venais de rédiger une étude, à la fois politique et économique, sur l'Algérie, intitulée L'après guerre civile . Cette étude en vente libre était sortie en juin 1995, dans le cadre de la publication Nord-Sud Export pour laquelle je travaillais. J'étais donc convoquée (comme beaucoup d'autre je suppose), pour décrire la situation politique en Algérie, en particulier les éléments que j'avais pu rassembler sur les principaux généraux qui avaient pris le pouvoir de facto en Algérie après l'interruption du processus électoral des législatives, en janvier 1992, et qui avaient contraint le président Chadli à démissionner. Tout cela, bien sûr, en lien avec les répercussions de l'insécurité en Algérie sur les attentats en France.
Quelques jours plus tard, Philippe Parant me demanda de venir le rejoindre de bonne heure, avant 8 heures du matin, à l'Hôtel de La Trémoille où il prenait son petit-déjeuner (précisant qu'il se levait tôt car il souffrait d'insomnie). Tout d'abord, il me dit avoir lu avec beaucoup d'intérêt, dans mon étude sur l'Algérie, le texte du « pacte de Sant'Egidio ». Comme moi-même je trouve ce texte fort beau et très démocratique, je ne pouvais qu'approuver. Il se dit devant moi convaincu qu'il pourrait y avoir là l'amorce d'une solution politique pour le retour de la paix en Algérie, ce qui ne pourrait qu'être bénéfique à la France, puisqu'il était évident, à son sens, que l'insécurité algérienne avait bel et bien franchi la Méditerranée.
Là aussi, je ne pouvais qu'être d'accord, mais je fus quand même surprise lorsqu'il me demanda s'il me serait possible de faire pour lui une petite étude complémentaire. Il s'agirait de lister les moyens de pression que pourrait avoir la France sur les principaux généraux algériens, afin que ceux-ci acceptent de se plier à des négociations (notamment avec les partis politiques signataires du pacte de Sant'Egidio). Ou, tout du moins, qu'ils acceptent de ne pas entraver des médiations qui pourraient aboutir à une sortie de crise en Algérie…
Quelques instants après, Raymond Nart vint nous rejoindre à l'Hôtel de La Trémoille, ce qui m'étonna un peu, mais je compris aussi, assez vite, que rien à la DST ne pouvait se faire sans lui et qu'il était de bonne politique de le mettre au courant d'une demande d'étude complémentaire, ce que fit d'ailleurs devant moi, assez succinctement, Philippe Parant. Je me souviens aussi que Raymond Nart s'exclama, à ce moment-là, qu'enfin « ils étaient sur une bonne piste » concernant les attentats en France.
Dans les jours suivants, à Nord-Sud Export , nous avons rédigé un cahier des charges pour le financement de l'étude complémentaire à l'attention de la DST et j'ai immédiatement commencé le travail, alors que les attentats se poursuivaient en France (l'attentat dit de la gare d'Orsay date du 17 octobre).
Le 15 novembre suivant, j'ai été contactée par un certain « Monsieur Marin », de la DGSE – du moins se présenta-t-il comme tel et sous ce nom-là. Il avait demandé à me rencontrer pour une affaire « me touchant personnellement ». Je suis allée au rendez-vous qu'il m'avait fixé dans un café situé à côté du Cercle militaire, place Saint-Augustin, dans le VIII e arrondissement de Paris. Il me dit qu'il avait souhaité me rencontrer pour me mettre en garde… Car « leurs écoutes » de réunions de hauts responsables algériens au Club des Pins, près d'Alger (c'est le lieu de résidence des principaux dignitaires algériens), leur avaient permis d'entendre des insultes et des menaces à mon encontre.
À l'époque, mes enfants étaient encore petits et, du coup, je n'étais guère rassurée. Donc, la première chose que je lui ai demandée, c'est s'il était possible de bénéficier d'une protection. Je me rappelle qu'il me dit : 1) que ce n'était pas possible, parce qu'il y aurait trop de gens à protéger ; 2) qu'une telle protection serait de toute façon illusoire, car un émissaire des généraux algériens pourrait se fondre très facilement dans la communauté algérienne de Paris : autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Il me conseilla néanmoins de mettre au moins mon téléphone sur liste rouge et me rassura un peu en me disant que les intimidations pourraient n'être que « matérielles » (comme des dégâts sur une voiture par exemple) ; et, in fine , il me demanda si j'accepterais de travailler pour la DGSE. Ce que j'ai refusé.
L'étude complémentaire touchait à sa fin, mais mon patron de l'époque, Pierre Miallot, qui dirigeait une société de conseil en intelligence économique et qui avait repris la lettre périodique Nord-Sud Export pour laquelle je travaillais, avait l'impression qu'il aurait du mal à la faire payer par la DST. C'est lui, je crois, qui trouva la solution de faire appel au préfet Remy Pautrat, qu'il avait eu l'occasion de connaître dans le cadre de ses anciennes activités et qui dirigeait alors le SGDN (Secrétariat général à la Défense nationale). La solution dut être acceptée, puisque je fus, quelque temps après, convoquée par ce dernier, que j'ai rencontré dans son bureau, près des Invalides. Je ne me rappelle plus de la date exacte, mais c'était probablement en janvier 1996, certainement après les grandes grèves des transports de la fin 1995 en France.
À la fin de cet entretien, alors qu'il me raccompagnait à la porte de son bureau, Remy Pautrat fit allusion au fait qu'il savait que j'étais de la famille du Père blanc Jean Chevillard, assassiné à Tizi-Ouzou à la fin décembre 1994. Je me rappelle lui avoir dit que je ne croyais pas à la version d'un meurtre prémédité par un groupe armé islamique et que, comme dans beaucoup d'autres affaires du même genre, je pensais que les services secrets algériens étaient les principaux commanditaires de telles exactions. C'est là qu'il se livra à une confidence, assurant que, « même s'il n'avait aucune preuve de ce qu'il allait me raconter », certains militaires algériens n'étaient effectivement pas des individus « très recommandables ».
Il poursuivit en me racontant l'anecdote suivante : le « général Lamari » se serait vanté, au cours d'une conversation avec des interlocuteurs français, de « tenir » Djamel Zitouni, devenu « émir national » du GIA en octobre 1994. Ce Lamari aurait même raconté avoir fait venir devant lui trois membres du GIA, dont Zitouni, et qu'il aurait tué de sa main l'homme à droite de Zitouni, puis l'homme à gauche, avant de dire à ce dernier : « Voilà, tu vois ce qu'il te reste à faire… » En revanche, à ce moment-là, Remy Pautrat ne me semble pas avoir précisé de quel « général Lamari » il s'agissait (ce pouvait être aussi bien Mohamed Lamari, chef d'état-major de l'armée algérienne, que Smaïl Lamari, le numéro deux des services secrets algériens, le DRS). Et ce n'est que plus tard, en 2007, répondant à une question du journal en ligne Bakchich.info , que Rémy Pautrat a évoqué le nom de « Smaïl Lamari ». Au journaliste qui l'interrogeait en 2007, il a aussi précisé que c'est à son homologue français du contre-espionnage, Raymond Nart, que Smaïl Lamari avait confié « tenir » Djamel Zitouni.
Pour en revenir à l'étude complémentaire qui m'avait donc été demandée par la DST et qui avait, finalement, été financée par le SGDN, je me rappelle qu'elle comportait un certain nombre de recommandations : d'ordre économique notamment car, à l'époque, l'Algérie avait un grand besoin de la France, son principal créancier, pour mener à bien les rééchelonnements de sa dette extérieure publique, dans le cadre du Club de Paris. Les autres moyens de pression sur les dignitaires algériens étaient de compliquer leurs démarches en France, notamment pour se faire soigner à l'hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, où ils ont tous leurs habitudes, ou de retarder leurs demandes de visas, contrôler leurs biens immobiliers et leurs placements en France, bref des tracasseries de ce type…
Je ne sais pas si ces recommandations ont été suivies d'effet.
J'ai ensuite été assaillie par une telle pluie de questions de la part de la procureur et de certains avocats des parties civiles que je ne suis pas sûre de pouvoir les relater ici dans l'ordre exact où elles ont été posées. J'ai cependant eu l'impression très nette que la première partie de ma déposition les avait pris de court. Ils s'attendaient manifestement à la seconde partie, qui correspondait point par point à mon témoignage de 2007, mais pas à l'irruption des religieux et de Sant'Egidio dans le débat.
Je crois que c'est l'avocat en chef de l'accusation, Me Georges Holleaux (avocat « historique » de la majorité des victimes, mais aussi du ministère de l'Intérieur), qui a ouvert le feu en affirmant que je ne détenais que des informations de « seconde main », contrairement au témoin qu'ils avaient entendu avant moi. J'ai donc demandé qui avait parlé avant moi, vu que je n'avais pas le droit d'assister au procès avant d'avoir été entendue : la procureur, Mme Obez-Vosgien, m'a appris que c'était Jean-François Clair de la DST, et qu'il lui avait aussi été demandé, par la cour, de rester dans la salle jusqu'à la fin des auditions de ce jour.
Le président de la cour, Francis Debons, a rappelé l'accusation à l'ordre en lui demandant de formuler des questions et non des accusations. Il m'a demandé aussi de rester dans le cadre du procès, c'est-à-dire le jugement de Ramda, et non celui de toute cette période. Je me souviens lui avoir dit qu'il était dommage qu'un débat plus large, incluant notamment le personnage d'Ali Touchent, n'ait pas été organisé. Puis les questions et réponses se sont enchaînées assez rapidement
Question (d'un avocat des parties civiles) : Pourquoi insistez-vous tant sur le choix de la station Saint-Michel ?
Réponse : Parce que ça forme un tout cohérent. Je préfère me fonder sur les faits avérés : l'un concerne les balisages très précis effectués par Boualem Bensaïd, qui montrent qu'il était très important, pour lui, que l'explosion, par deux fois, se déroule à la station Saint-Michel, dont la première, celle du 25 juillet 1995. Or il est avéré aussi que pour cet attentat, Boualem Bensaïd a acheté la poudre noire avec Ali Touchent, qui m'apparaît comme un maillon de la chaîne des commanditaires des attentats beaucoup plus crédible que Rachid Ramda. Pour Ali Touchent, il devait donc aussi être très important que l'explosion ait lieu à Saint-Michel et je me suis demandée pourquoi.
Question : Pourquoi dites-vous que Boualem Bensaïd et Ali Touchent ont acheté la poudre noire. Comment savez-vous que Boualem Bensaïd a effectué des repérages ?
Réponse : Parce que c'est dans le dossier d'instruction.
Question (Mme Obez-Vosgien est indignée) : Mais vous n'aviez pas à en avoir connaissance !
Réponse : Le fait est que j'ai eu connaissance d'une partie du dossier. Je ne suis pas la seule d'ailleurs, puisqu'un journal online (je crois que c'est Rue89 ) avait, en 2007, publié un article sur le dossier dont ils avaient dit avoir eu connaissance.
Question : Alors, vous tirez vos informations sur le Web. Vous savez bien qu'on y trouve n'importe quoi !
Réponse : Non, je n'ai pas dit que j'avais trouvé l'info sur le Web. Simplement que je n'étais pas la seule à avoir lu une partie au moins du dossier.
Question : Mais une partie, ce n'est pas le tout. Avez-vous conscience au moins d'avoir pu être manipulée ?
Réponse : Je suis journaliste et c'est une question que j'ai toujours à l'esprit. C'est pour cela que je recoupe mes informations autant que je le peux. En ce qui concerne, par exemple, l'assassinat du Père blanc Jean Chevillard, je sais par des membres de ma famille qu'il s'attendait à ce qu'on lui fasse un « mauvais coup », mais que, quand il disait cela, il ne parlait pas des islamistes. Et cela recoupe d'autres témoignages, comme celui que mon confrère Jean-Baptiste Rivoire a pu recueillir d'un ancien chef de maquis islamiste de la région de Tizi-Ouzou, à l'époque des faits. (Exclamation de Me Holleaux, qui s'indigne à la mention de J.-B. Rivoire, un journaliste qui est l'objet d'une plainte, etc.)
Question (de Me Holleaux) : Et comment expliquez-vous que le matin même de votre audition, en 2007, un article soit paru dans un journal en ligne, justement, pour relater ce que vous alliez dire à la cour, alors même que vous n'aviez pas encore été entendue ?
Réponse : Simplement parce qu'un confrère m'a appelé la veille pour me demander ce que j'avais l'intention de dire à la cour.
Question : Et alors, malgré cela, vous n'avez pas eu l'impression d'être manipulée ? (Sous-entendu : alors que c'est évident. J'ai, par la suite, demandé à Me Sébastien Bono s'il était gênant d'avoir parlé à Rue89 avant mon audition en octobre 2007. Il m'a répondu que non, pas du tout ; que ce qui aurait été gênant, c'est que je ne dise pas la même chose à Rue89 et à la cour ; et qu'en l'occurrence, j'avais bien livré le même témoignage.)
Réponse : Je ne vois pas ce que l'on pourrait me reprocher, sauf le fait d'être bavarde ! Et, en l'occurrence, je vous dis même quelles sont mes sources. J'estime être parfaitement de bonne foi.
Question : Vous n'avez pas répondu à ma question. Affirmez-vous que vous ne pouvez pas être manipulée ?
Réponse : Mais bien sûr que l'on peut chercher à me manipuler. J'y pense tout le temps, comme doit le faire tout journaliste au cours d'une enquête. C'est bien pour cela que je suis attentive.
Me Holleaux, péremptoire : Vous l'avez dit, vous reconnaissez que vous avez pu être manipulée !
Question (du président de la cour, tentant de calmer un peu le jeu) : Si je comprends bien, Madame, deux raisons vous ont poussé à suivre de près toute cette affaire : une raison professionnelle et une raison personnelle, du fait de la mort de quelqu'un de votre famille…
Réponse : Oui c'est tout à fait cela. Et ce que je cherche, c'est de m'approcher le plus près possible de la vérité, notamment sur le rôle joué par Ali Touchent.
Question (de Mme Obez-Vosgien) : Mais vous n'arrêtez pas de nous parler de ça, de gens qui seraient venus d'Algérie ! Or vous savez bien que l'enquête a montré qu'il y avait des groupes comme celui de Khaled Kelkal, qui étaient déjà implantés en France.
Réponse : Oui c'est vrai, je sais même que Ali Touchent est allé les voir les uns après les autres et que l'un des dirigeants de ces groupes a non seulement reconnu avoir été contacté, mais qu'il a dit aussi qu'il avait refusé de collaborer avec lui, parce qu'Ali Touchent lui semblait venir directement de la Sécurité militaire algérienne ! (Cela a jeté un sacré froid… Personne n'a même cherché à contester l'information, qui figure dans le dossier d'instruction.)
Question : Pourquoi faites-vous un rapprochement entre la station Saint-Michel et les négociations de Sant'Egidio, alors que les dates ne concordent pas ?
Réponse : Pour moi, les dates correspondent parfaitement. L'accord de Sant'Egidio a été signé le 13 janvier 1995 et il a reçu un accueil favorable dans la communauté internationale, auprès des autorités américaines notamment, mais aussi françaises. Pour les dirigeants de facto de l'Algérie de l'époque, c'était une menace terrible : eux se savaient illégitimes et ceux qui étaient légitimes aux yeux des Algériens (les partis qui avaient remporté la majorité des voix lors du premier tour des législatives à la fin 1991, organisées de façon exceptionnellement transparentes) s'étaient réunis pour offrir une alternative crédible. À l'époque, un homme comme Alain Juppé, qui venait d'être nommé Premier ministre, après avoir été ministre des Affaires étrangères, s'était dit favorable à cette tentative de sortie de crise en Algérie.
Les généraux « janviéristes » qui avaient pris le pouvoir en janvier 1992 étaient furieux des résultats de l'élection présidentielle française de mai 1995, car ils espéraient une victoire, en France, d'Edouard Balladur – et donc de Charles Pasqua, dont ils avaient été très proches lorsqu'il était ministre de l'Intérieur et qui avait pris le parti de ce dernier. Or Balladur avait été battu. Chirac l'avait emporté et, avec lui, Alain Juppé. C'est bien à ce moment-là, exactement, que les dignitaires algériens se sont sentis menacés et qu'ils ont voulu faire pression sur la France. Je n'exclus d'ailleurs pas leur volonté de faire d'une pierre deux coups en organisant les attentats : contre la France de Juppé et contre les religieux catholiques ; au moins, là, le message était clair.
Question (de Mme Obez-Vosgien) : Pourtant, l'accord de Sant'Egidio n'était pas encore signé fin 1994. Et vous faites quand même un lien avec le détournement de l'Airbus et le meurtre des Pères blancs ?
Réponse : Vous ne pouvez quand même pas imaginer qu'un beau jour on met des gens qui sont très éloignés les uns des autres autour d'une même table pour leur demander de signer un accord ! C'est un travail de fourmis, cela prend des mois et des mois. Dans ce type de négociation, les médiateurs commencent à rencontrer les différentes parties seul à seul, puis fondent un consensus minimum, un plus petit dénominateur commun, avant de réunir tout le monde. Je trouve même que, dans le cas de la médiation algérienne de Sant'Egidio, les choses ont été assez rapides.
Question (de Mme Obez-Vosgien) : Et comment pouvez-vous savoir que toutes ces personnalités ont bien signé un pacte ? Vous n'y étiez pas ?
Réponse : Parce que la réalité d'un événement pareil ne peut être mise en doute : on a le texte, on a la signature des signataires. On ne peut rien imaginer de plus crédible. Et puis, si vous ne me croyez pas, vous pouvez toujours convoquer les membres de la communauté catholique de Sant'Egidio pour venir témoigner. Ils viendront, ils ne demandent que ça !
Question : Mais même si vous dites vrai, comment pouvez-vous exclure que des fanatiques veuillent torpiller une initiative dont le but serait la paix ? Comme eux veulent la violence, tous ceux qui veulent la paix sont leurs ennemis !
Réponse : Même les plus fanatiques des fanatiques n'agissent ni contre leurs intérêts ni contre leurs objectifs. Leur intérêt était qu'il ne se passe rien dans leurs bases arrière en Europe, notamment en France. Leur objectif était alors clairement le régime algérien.
Là-dessus, s'en est ensuivie une longue et inutile digression de la procureur sur les « fanatiques », retrouvant ses accents lors d'autres procès de « terroristes islamistes » où elle représentait également le Parquet, comme à l'occasion du procès, en décembre 1996, des présumés responsables d'attentats au Maroc . Exemple de ses questions : « Ah ! Donc, pour vous, les terroristes n'existent pas ? Et, alors, qui a descendu les tours jumelles à New York, etc. » Et, justement, je lui réponds que l'objectif de Ben Laden et de ses partisans, à ce moment-là, était clair. Ils avaient l'Amérique en ligne de mire. Ce n'était pas le cas des islamistes radicaux algériens en 1995. Que personne, même un groupe terroriste, ne faisait n'importe quoi, à n'importe quel moment, pas dans le cadre d'une organisation, en tout cas. Mais cela ne l'a pas empêchée de poursuivre en multipliant les exemples d'actes terroristes ou prétendus tels de toute nature… À un moment, j'ai interrompu son monologue interminable sur les « fanatiques » en lui disant que je ne répondrai qu'aux questions, pas aux amalgames. Et comme j'ai dû répéter la chose plusieurs fois, les avocats de la défense ont fini par me dire que je n'étais pas obligée de répondre à toutes les questions (sous-entendu « idiotes ») et même le président de la cour a fini par dire : « Nous vous avons bien entendu, restons en là ! »
Question piège de Mme Obez-Vosgien : Alors comme ça, fin 1995, vous avez été en contact avec des tas de sigles. Pouvez-vous nous éclairer : le SGDN, c'est quoi ? Et la DGSE ? Pourquoi êtes-vous allée voir tous ces gens-là ? Vous les connaissiez bien ?
Réponse : Je ne les connaissais pas, ce sont eux qui ont demandé à me voir.
Question : Vous dites notamment que vous avez rencontré le numéro un et le numéro deux de la DST. Nous avons longtemps entendu Jean-François Clair ce matin. Apparemment, il ne se souvient pas de vous.
Réponse : Effectivement, je ne l'ai pas rencontré. Il était alors le numéro trois de la DST.
À ce moment-là, la procureur m'a coupé, ainsi que le président de la cour d'ailleurs, car elle tenait absolument à faire venir Clair à la barre de témoins. Celui-ci a bien été obligé de confirmer qu'il « n'était que le numéro trois ». Question de la procureur à J.-F. Clair : Et comment se fait-il que vous n'ayez pas été mis au courant de cette rencontre de Nicole Chevillard avec Nart et Parant ? Réponse de J.-F. Clair : À ce moment-là, beaucoup de gens étaient auditionnés. Si Nicole Chevillard avait révélé quelque chose d'important, je l'aurai su, mais ce n'était pas le cas. Et d'ailleurs, il est vrai, comme lui a dit Raymond Nart, que nous étions déjà sur une piste sérieuse, à ce moment-là, celle de Khaled Kelkal.
Question de Me Alex Ursulet (avocat de Monique Fresino , l'une des victimes blessées lors de l'attentat du RER Saint-Michel) : Or donc, si je vous comprends bien, vous étiez convaincue de l'innocence de Rachid Ramda. Pourquoi ne pas vous être manifestée plus tôt, alors que vous pensiez qu'un innocent allait être condamné ?
Réponse : D'abord, Rachid Ramda est resté longtemps incarcéré en Angleterre, ce qui montre que la justice anglaise n'était pas très convaincue sur les accusations le concernant. Ensuite, je vous rappelle que j'ai toujours répondu aux convocations, toujours accepté de donner mon témoignage à chaque fois qu'on me le demandait.
Question : Mais vous auriez dû prendre l'initiative avant d'être convoquée…
Réponse : Je vois mal ce que je pourrais faire de plus. Je vous rappelle que je n'ai jamais vu Rachid Ramda tenir ou ne pas tenir un quelconque document ou un mandat entre ses doigts, et que je n'ai jamais prétendu rien de tel. En revanche, je n'ai pas cessé d'écrire sur les événements en Algérie, sur les faits nouveaux qui sont apparus lors des enquêtes, sur les nouveaux témoignages.
Question : Et vous avez écrit ça ou ?
Réponse : Dans mon journal, notamment.
Me Ursulet se rapproche de moi et me glisse à l'oreille, mais suffisamment fort quand même pour que tout le monde puisse l'entendre : « Dans votre journal intime, peut-être ? » Alors, c'est le tollé : exclamation des avocats de la défense, même Rachid Ramda prend fait et cause pour moi, demandant aux avocats des parties civiles de cesser de harceler « cette dame ». Je me retourne pour aller chercher le dernier exemplaire de Risques internationaux , que j'avais posé juste dernière moi en arrivant (et où il y avait justement un article sur l'Algérie). Je le brandis sous le nez de Me Ursulet et le président de la cour rappelle tout le monde à l'ordre, me demandant notamment de remettre mon journal de côté, car il est interdit d'apporter une nouvelle pièce au dossier en cours d'audition…
Question (de Mme Obez-Vosgien, qui revient à la charge) : Mais vous étiez quand même bien sur le point de laisser condamner un homme que vous pensiez innocent ?
Réponse : Je vous ai déjà dit tout ce que j'avais fait, que j'étais toujours restée à la disposition de la justice…
Le président de la cour : Laissez, je crois que Mme Chevillard a déjà répondu à ces questions.
Question (de Mme Obez-Vosgien) : Que pouvez-vous nous dire sur le fait qu'il est établi que Rachid Ramda, Elyess et Elias sont bien la même personne ?
Réponse : Je trouve extraordinaire que vous m'ayez accusée, tout à l'heure, d'apporter des informations que je ne tenais que de seconde main, alors que, justement, ce rapport que vous évoquez entre Rachid Ramda et différents alias est loin d'être prouvé. Vous-même n'en avez connaissance que par ouï-dire. C'est même le point faible de votre argumentation
La procureur : Vous osez me dire que je ne connais pas le dossier, qu'il n'y a pas de preuves concrètes, comme ses empreintes, qui accusent Rachid Ramda !
Réponse : Mais même des empreintes ne veulent rien dire si elles sont sorties de leur contexte… D'ailleurs, il n'était pas nécessaire que ce mandat soit envoyé d'Angleterre pour soi-disant financer des attentats en France…
Question de la cour : Vous pensez donc qu'un officiel algérien, comme Smaïl Lamari que vous soupçonnez ouvertement, aurait pu introduire de l'argent frauduleusement en France pour y financer des attentats ? (Sous-entendu : cela ne tient pas debout.)
Réponse : Les généraux algériens n'avaient aucun besoin d'« introduire de l'argent » en France, pour la bonne raison que leur argent y était déjà présent, en quantités massives. J'ai bien étudié cette question et, d'ailleurs, j'ai les compétences pour le faire, car je suis docteur d'Etat en sciences économiques. Les avoirs algériens en France sont énormes et notamment ceux qui appartiennent à des généraux ou autres dignitaires algériens ; ils possèdent des biens immobiliers, des comptes en banques, etc.
Question (de Me Sébastien Bono) : À quoi aurait donc pu servir Rachid Ramda dans ce contexte ?
Réponse : Justement, à rien. Tout au plus était-il la énième roue du carrosse qui collectait, en Angleterre, des fonds de soutien pour des opposants islamistes au régime algérien. Mais il était tout à fait inutile qu'un mandat soit transféré de Londres pour financer des attentats en France. C'est encore là l'économiste qui vous parle : vous pouvez regarder la balance des paiements de la France avec les différents pays du Maghreb, vous trouverez beaucoup de transferts des émigrés marocains établis en France vers le Maroc, et idem pour les Tunisiens. Mais dans le cas de l'Algérie, le solde du poste des transferts privés est positif pour la France. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'Algériens résidents en France qui envoient de l'argent à leur famille en Algérie. Cela veut dire que la fuite des capitaux d'Algérie vers la France est tellement massive qu'elle fait plus que compléter les flux des migrants en sens inverse.
Ces fuites de capitaux vers la France sont de multiples origines et, encore une fois, je vous affirme que l'argent qui a permis de financer les attentats (d'autant plus qu'il ne s'agit pas de sommes énormes), n'avait nul besoin de venir d'Angleterre. Procéder de cette façon aurait été prendre un risque absurde.
Ensuite, la cour a entendu François Gèze, membre d'Algeria-Watch, puis Rémy Pautrat. Ce dernier s'est insurgé qu'on ait osé le « déranger » en le convoquant à ce procès, alors que ses fonctions de 1995 au SGDN n'avaient rien à voir avec la gestion des attentats de 1995. Pour le reste, il ne se souvient de rien. Ni de m'avoir rencontré ni d'avoir financé une étude à la demande de la DST. À toutes les questions qui lui étaient posées, il a répondu la même chose, sur un ton de plus en plus excédé, si bien que son audition a très vite tourné court.
Quand je suis allée le voir à la sortie, il s'est montré pareillement indigné, m'accusant d'être la personne qui avait contribué à ce qu'il soit « dérangé ». Et comme il était bras dessus bras dessous avec Jean-François Clair, alors que je tentais de lui rafraîchir la mémoire, c'est Clair qui a répondu à sa place : « Vous savez, il ne faut pas toujours croire ce que raconte Raymond Nart ! Il aime bien plaisanter ! »


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