Le poète mystique Sidi Lakhdar Benkhelouf dit dans l'une de ses qaçaïde Ettolba tekteb ou tem'hi ou Lakhdar yekteb bla qloma (les tolbas écrivent et effacent mais Lakhdar écrit sans crayon). Partant de ce postulat, l'oralité a toujours prévalu dans le monde de la poésie melhoune au point où un grand nombre de qaçaïde a disparu et ceux qui existent à nos jours ont subi une modification qui a profondément affecté leur authenticité. S'il est dit que l'écrit était considéré comme l'aspect le plus important de la langue puisqu'on y trouve tous les textes chantés aujourd'hui dans le corpus du melhoune et autres genres musicaux se basant surtout sur le verbe, l'oralité est par contre le substrat qui a permis la propagation du melhoune, notamment celui élaboré par les connaissants par Dieu (El‘arifina billah) qui n'ont besoin ni de plume ni de papier pour versifier de longs poèmes dans les structures poétiques les plus ardues. Ces poètes mystiques font vraiment dans l'oralité car comme a dit Sidi Lakhdar Benkhelouf, ils récitent ou écrivent leur ode d'un trait et n'ont besoin ni d'effacer ni de corriger. Ils sont inspirés par Dieu et ce qu'ils disent est le pur produit d'une émanation qui coule de source car leurs énoncés sont dits lorsqu'ils sont en état de transe (bilissani al-hal). Ce phénomène est appelé dans leur jargon al-‘îlm el mawhoub ou la science infuse. De là, leur oralité n'a d'autre rôle que de représenter l'écrit. N'étaient les scribes et les collectionneurs de qaçaïde qui ont consigné le corpus poétique dans les kananiches ou manuscrits qu'ont connaît, toute la mémoire collective dans ce domaine aurait disparu aujourd'hui. A ce sujet, on pourra dire que l'écrit à sauvé l'oralité d'une déperdition certaine. Et c'est la raison pour laquelle, les poètes du melhoune mettent en exergue le rôle que joue le mémorisateur dans la sauvegarde et la propagation de leurs textes. On en trouve à profusion dans leurs écrits. Le poète Mbarek Soussi dans Youm al-jam'â kherdjou ryam (les belles gazelles sont sorties par un jour du vendredi) en est un parfait exemple lorsqu'il dit : Ahafadhi na'âtik seif madhi lerqab al-djahdîne (ô mémorisateur, je vous donne un sabre bien acéré réservé aux cous des négateurs). Un peu plus loin dans cette même qacida, notre poète fait allusion aux gens inspirées par le don divin où il dit : Hetta yent'ha oueysselam lemahrine, ness el mewhoun el fayzine (jusqu'à ce qu'ils reconnaissent les compétents, ceux-là les gens inspirés, ceux qui sont atteints leur but). Et l'on remarque bien que M'barek Soussi fait en filigrane l'apologie de ces gens inspirés qu'il qualifie de mahrine ou gens perspicaces et immensément parfaits. Se référant aux différentes appellations du melhoune, l'on s'arrête sur le vocable qui le qualifie à juste titre d'orale du fait que la poésie est appelée chez ses partisans par le vocable al-klâm (la parole). Ceci suffit pour dire qu'à l'origine, la poésie melhoune était dite et non écrite. Sa transcription n'est venue que des années après. D'ailleurs, une expression afférente au melhoune et qui dit que al-melhoune fradjtou fi klamou (le divertissement du melhoune est dans sa parole) était très répandue dans le milieu des artistes pour dire que la poésie tire son essence de la bonne parole. Le cas le plus probant pour illustrer ce qui précède est celui des poètes illettrés, c'est-à-dire ceux qui sont dans l'impossibilité d'écrire mais qu'a contrario ils possèdent de vastes connaissances orales acquises par la science infuse. Dans ce cas précis, on cite Sidi Kadour El Alami. Ce poète soufi décédé en 1850 à l'âge de 112 ans ne savait ni lire ni écrire, selon ses biographes, entre autres Abderrahmane Ibn Zidane dans son livre Al-Ithaf. Toutefois, sa maîtrise du verbe était incontournable. Comment en est-il arrivé à cette perfection de la poésie qu'il dictait à ses disciples et qui à leur tour la mémorisaient in extenso? Selon ses biographes, il était très vertueux et suivait la voie confrérique depuis son très jeune âge. Ayant atteint une station mystique faisant de lui un connaissant par Dieu (‘ârifoun billah), la parole qui sortait de sa bouche était toute versifiée. Il n'avait nullement besoin de qalam pour composer ses poèmes. Tout était dit spontanément et sans forcer outre mesure. Pour l'anecdote, Sidi Kaddour El Alami, arrivé à un âge avancé, avait regretté de composer dans le profane et pour effacer toute trace de ses écrits antérieurs, il demanda à ce que toutes ses œuvres poétiques soient brûlées. «Comment procéderas-tu alors pour le cas des œuvres qui sont dans les poitrines des mémorisateurs ?» lui a-t-on répondu. Faisant cas de cette anecdote, cela nous renseigne sur l'importance de l'oralité à une période où savoir écrire n'était point à la portée de tous et plus particulièrement durant la période coloniale. C'est grâce à ses mémorisateurs qu'un pan entier de la culture poétique melhoune a été sauvé de l'oubli, et cela bien évidemment par le truchement de la transcription. Le kounache ou manuscrit a été le salvateur quant à la sauvegarde d'une quantité impressionnante d'œuvres qui font le bonheur aujourd'hui des chanteurs ou autres fans du chaâbi. C'est de ces kananiches qu'ont pu être imprimés les nombreux diwans de la poésie melhoune.Dans le même ordre d'idées, et pour corroborer la thèse de l'oralité dans le melhoune, on peut citer les poètes aveugles à l'image d'El Hadj El Mekki El Korchi, auteur de la fameuse qacida Harraz Aouicha. Il ne pouvait faire autrement, leur seule façon de composer des poèmes était orale. Ce sont leurs scribes qui s'en chargeaient pour coucher sur papier leurs poèmes. Toutefois, ce qui a commencé par l'oralité se termine par l'oralité car toute cette poésie est transmise aujourd'hui par le chant, qui, en définitive, n'est que de l'oralité. M. Belarbi