Par Pr Abdelkader Khelladi(*) D'emblée, il semble que cette association, nouvelle Algérie et mathématiques, ne soit pas évidente aux yeux de tous, et c'est normal. Les deux concepts qui doivent aujourd'hui faire bon ménage sont, pour le second, aussi ancien que les vieilles civilisations disparues alors que le premier est un fruit nouveau que les Algériens commencent à peine à apprécier. Et ce n'est pas seulement en Algérie que cette tendance se renforce à la suite du Covid-19. De grands pays, avec une tradition et une présence séculaires dans le développement des mathématiques, envisagent de rouvrir leurs écoles (closes durant la pandémie) avec trois objectifs essentiels : maths, sciences et langue (voir par exemple le Plan de retour à l'école du Royaume-Uni). La relation avec l'apprentissage de la langue est évidente aux yeux de tous : on ne peut prétendre développer quoi que ce soit sans la maîtrise d'un outil de communication et d'échanges, à savoir une langue bien établie. La relation des sciences aux mathématiques est, quant à elle, une vieille redevance de validation à travers les modèles mathématiques exprimés comme hypothèses fondatrices de théories scientifiques, après des expérimentations. Ces théories expliquent certains phénomènes, permettent d'en prévoir certains et échouent sur d'autres. Ainsi, les modèles mathématiques pour les sciences évoluent avec les connaissances expérimentales nouvelles, donnant naissance à de nouvelles théories scientifiques et ainsi de suite. Ce n'est pas le cas de la reine des sciences : un résultat mathématique démontré possède une valeur universelle et pérenne. Sous des hypothèses mathématiques précises portant sur des objets abstraits, les mathématiciens démontrent des résultats, valides et prêts à servir, si besoin est, de modèle fiable et sûr pour la maîtrise de phénomènes du monde qui nous entoure. Cette tendance, affirmée depuis longtemps, permet de retrouver les mathématiques dans des domaines auxquels on ne pense pas immédiatement : depuis près de cinquante années, une revue américaine porte le nom de Mathematical Psychology. Et cette revue publie des articles de mathématiques fondamentales, avec des applications directes ou indirectes, notamment à la psychologie comportementale de la prise de décisio Cette propriété d'applicabilité des mathématiques, qualifiée par le philosophe allemand Wigner (1902-1995) d'«...irraisonnable efficacité des mathématiques...», n'est pas toujours immédiate ni visible sous un simple regard. Certains résultats (démontrés dans la Grèce antique) ont attendu deux millénaires pour trouver une application magistrale sous la plume et la réflexion d'un génie allemand, l'astronome Kepler (1571-1630). D'autres résultats ont acquis de nos jours le qualificatif de mathématiques appliquées car ils cherchent à résoudre des problèmes spécifiques, au moyen d'objets mathématiques abstraits, souvent construits spécialement pour les problèmes étudiés. C'est le cas, par exemple, des mathématiques qui sous-tendent les théories mathématiques d'aide à la décision stratégique contemporaines, pour ne citer qu'un exemple parmi de nombreux autres. Et l'informatique, cette fille aînée des mathématiques, n'échappe pas à cette règle. Qu'en est-il de notre cher pays, l'Algérie ? Faut-il rappeler que la période coloniale a détruit à la racine toute velléité de développer les mathématiques par les Algériens eux-mêmes ? L'étude de l'Histoire des mathématiques dans le Maghreb et notamment dans le territoire algérien montre pourtant que notre pays participait à cette noble et si puissante activité. Je ne citerai qu'un seul exemple parmi des dizaines d'autres, celui d'Ibn Hamza al-Maghribi (1554-1611). Il naquit à Alger et apprit les mathématiques dans la belle ville de Béjaïa, au XVIe siècle. Il fut un précurseur du concept de logarithme (concept étudié de nos jours en classes de terminales), 25 ans avant l'Ecossais Neper que l'Occident a retenu comme unique inventeur, sans même évoquer le nom d'Ibn Hamza !! Il est envoyé, à l'âge de vingt ans, dans la terre natale de sa mère, la Turquie, où il complète sa formation mathématique à Istanbul. Il finit sa vie en enseignant les mathématiques dans la sainte ville de La Mecque. C'est dans cette même ville de Béjaïa, faut-il le rappeler, que le fameux mathématicien italien Fibonacci (de son vrai nom Léonardo Pisano, 1175-1250), précurseur de la Renaissance en Europe, a lui aussi, au XIIIe siècle (avant Ibn Hamza), étudié et appris les mathématiques sous la direction de maîtres et par la lecture d'ouvrages prestigieux développés durant l'Âge d'or par des géants tels que Al Khawarizmi, Abu Kamil et Al Karaji. Il faudra attendre le début de la seconde moitié du XXe siècle, pour que quelques jeunes Algériens qui se comptent sur les doigts d'une main, brillants dans la discipline des mathématiques, aient pu obtenir le grade d'Agrégé en mathématiques et furent d'illustres enseignants. Ces Algériens, en trop petit nombre, sous la loi coloniale d'exclusion et de la marginalisation généralisées, ne purent réellement s'exprimer qu'après l'indépendance, en 1962. Ce fut le cas de Rachid Touri (1928-1993) qui, en qualité de recteur de l'Université d'Alger à la fin des années 1960 (aujourd'hui Université Ben-Youcef- Benkhedda), a poussé de nombreux jeunes à finir leur doctorat en mathématiques. Entre- temps, les Algériens avaient renoué avec les sciences et technologies militaires, où les mathématiques sont présentes, grâce à l'organisation imposée à l'Armée de libération nationale, ALN, pour mener la guerre de libération (1964-1962) alors qu'ils en étaient totalement exclus pendant la nuit coloniale. Ce ressourcement, appuyé par une politique volontariste de formation généralisée après l'indépendance, ouverte à tous les Algériens qui avaient réussi localement, a enfin permis au génie algérien en mathématiques de s'exprimer petit à petit. Des jeunes Algériens ont pu atteindre, post-indépendance, mais jamais avant, les sommets de la recherche en mathématiques mondiale, en obtenant le titre tant convoité de docteur en mathématiques, dans de prestigieuses universités de par le monde : Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France, etc. Beaucoup d'entre eux, de retour en Algérie, ont été à l'origine de la formation d'une véritable école nationale de mathématiques dans les universités du pays, bien insérée dans le tissu mondial mais peu reconnue au niveau national. Les formes de gouvernance vers lesquelles notre pays s'apprête à pénétrer, lentement mais surement, pour fonder la nouvelle Algérie exigent également un renouveau des mathématiques dans notre pays. L'expérience de la participation aux épreuves mondiales de Pisa 2015 (sous l'égide de l'OCDE) ont dévoilé un grave déficit de la formation des jeunes Algériens en mathématiques notamment. Cette situation a exigé le redéploiement du Conseil national des programmes (CNP, structure scientifique de réflexion auprès du ministère de l'Education (créée par le décret exécutif n°15-307 du 6 décembre 2015) pour un réexamen critique de fond de toutes les pratiques pédagogiques de tout le système éducatif mais en insistant sur les mathématiques et les sciences. Hélas, après avoir œuvré pendant presque deux ans, avec l'avènement du mouvement populaire du Hirak, le CNP est bloqué administrativement dans sa dynamique, sans moyens et, depuis février 2019, boudé pour on ne sait quoi). Les mathématiques avaient bénéficié, en 2012, d'un lycée dédié comme pôle d'excellence à cette discipline, chargé de découvrir et pousser de jeunes talents d'avant l'université. Cette structure a renforcé le domaine de l'éducation, mais le manque au niveau de l'enseignement supérieur, qui était flagrant, a été l'objet d'une attention particulière des plus hautes autorités de notre pays en 2020 : la fondation d'une Ecole supérieure de mathématiques (ou sous tout autre nom qu'on retiendra de lui attribuer) a été proposée. Sa mise en place a été confiée au ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique qui en a entamé l'étude avant le dernier remaniement ministériel de juin courant. Cette démarche des plus hautes autorités politiques est singulière et augure d'un véritable renouveau des mathématiques en Algérie. Cette nouvelle institution, qui s'ajoute à toutes les autres, est destinée, selon les premières analyses, à former une élite en mathématiques, avec toutes ses déclinaisons et qui devrait avoir une influence, forte et positive, sur cette discipline au niveau national. Elle participerait à la remise en place de notre pays dans le concert mondial de la production mathématique et de l'éducation mathématique au sein de la population dans sa globalité. Le besoin est réel car quelques sondages télévisés en direct ont montré une défaillance (généralisée ?) de connaissances mathématiques élémentaires, comme le simple fait de multiplier deux nombres entre 2 et 10 ! Mais pas que cela : les mathématiques sont devenues, au fil du temps, un outil incontournable et nécessaire à tous les développements scientifiques et technologiques, exigés pour la sortie des crises du sous-développement. Et notre pays, non seulement ne peut-il s'en passer, mais doit en faire un usage massif, réfléchi et généralisé, comme l'exige la conjoncture mondiale. C'est le secret de la réussite de nombreux pays émergents dans le monde actuel. Ce n'est pas pour rien que les deux meilleurs lauréats en 2020 du Mathematical Contest Modeling (MCM) organisé annuellement aux Etats-Unis soient tous issus d'universités chinoises !! Et la crise de la pandémie de corona a révélé une absence de culture statistique : le citoyen apprend par un nombre brut le nombre de nouvelles contaminations par le corona quotidiennement par willaya, sans bien comprendre que ce n'est pas ce nombre brut, qui, en aucun cas, n'est un indicateur permettant de comparer mathématiquement les pandémies locales ; c'est un pourcentage qui est le mieux adapté pour prendre des décisions adaptées. Mais cette pandémie a aussi révélé des capacités insoupçonnées dans notre pays, tout entier, scientifiques, technologiques et innovantes. Les capacités et les compétences sont là, dans l'Algérie profonde, il faut juste (sic) les soutenir, les accompagner et leur faciliter l'expression, sans qu'elles soient étouffées sous la prise de la bureaucratie rampante. Et enfin, les mathématiques aussi ont un besoin inavoué de liberté de réflexion et de gestion intelligente pour accomplir effectivement leur rôle au sein de la société. Nous souhaitons plein succès à ce nouvel édifice algérien de la science en général et des mathématiques en particulier pour un renouveau mathématique, scientifique et technologique tant attendu pour le développement global de notre pays. A. K. (*) Retraité et membre fondateur de l'Académie algérienne des sciences et des technologies.