Même si l'absence du fameux Salon de l'automne (Sila), ce traditionnel rendez-vous avec les livres, manquera sûrement aux lecteurs, il n'est pas dit que les éditeurs renonceront à leur fameux tour... de magie de découvreurs de talents. Grâce à leur métier de passeurs d'œuvres nouvelles, ils ne seraient pourtant pas certains qu'ils en auraient cette fois-ci pour leurs comptes tant le contexte est loin d'être favorable au marché des librairies. L'épidémie ayant plombé le pays, même les passionnés de textes ne peuvent que se réfugier dans les œuvres défraîchies où ils auraient quand même la certitude de se nourrir à nouveau de toutes les résonances d'une littérature nationale à peine sortie des limbes identitaires mais déjà fière de chanter une terre natale devenue nation souveraine. Un patriotisme à nul autre pareil que d'authentiques parnassiens indigènes (Dib, Mammeri, Feraoun, Kateb Yacine et Malek Haddad) déclamèrent aussi bien par la poésie que par le théâtre et le roman. C'est, par conséquent, ici, dans ce «polygone» au passé tourmenté et au présent désenchanté, que souffle, par intermittence, le verbe vigoureux et toujours porteur de certitudes que seul l'étonnement pouvait qualifier de «prophéties de chaman». À cela, il y avait une raison appartenant au fait que des écrits, effectivement inspirés, avaient précédemment évoqué sans fard le malheur de leur peuple en le décrivant avec justesse dans son aliénation ravageuse. De cet héritage s'esquissera peu à peu une sorte de tradition graphique qui devint aussitôt littéraire dans le genre du récit. À ce jour, celui-ci est demeuré un exercice hostile à la jubilation de la part de leur auteur. Et cela, en dépit du talent qui les caractérise. Kateb Yacine, entre autres, a été celui qui a conservé, dans son écriture, un recours à tonalité qui explique le devoir grave qu'exécuterait le scribe, témoin dans ce qu'il s'efforce d'énoncer et de dénoncer. Marquée par son pessimisme, la littérature algérienne des 20 dernières années n'avait jamais dérogé à la mission de témoignage traduisant fidèlement le désespoir qui accablait le pays. Car, dans cette contrée des paradoxes affligeants où la clochardisation sociétale contredisait la prospérité financière de l'Etat, tous les clignotants étaient annonciateurs de l'effondrement de ce pays. C'est, d'ailleurs, cette thématique qui, à ce jour, irrigue la plupart des œuvres romanesques. Celle de la terre blessée et de l'Algérien désorienté et plutôt vaincu, abattu par tant d'iniquités. Une désolation morale qui étonna, en son temps, un critique, lequel nota ceci, il y a de cela 20 ans : «En Algérie, écrit-il, même le souffle épique de Novembre 1954 s'est éteint et son souvenir aussi semble s'être perdu.» Faisant par conséquent référence à la grande geste du peuple, cet observateur, à la finesse d'esprit notoire, ne suggérerait-il pas l'enfouissement déplorable des œuvres de la littérature de combat ? Celle qui avait été marquée par de talentueux prosateurs et de sublimes poètes dont les opus ont déjà pris de la patine à force d'être oubliés dans les étagères poussiéreuses d'en haut ! Autant de textes qui, de nos jours encore, témoignent d'une grandeur, hélas perdue et dont Kateb Yacine en avait été la plume la plus libertaire de cette génération. Exemplaire par sa tempétueuse émancipation vis-à-vis de l'establishment politique, il devint un modèle par sa manière de délivrer ses critiques. Certes, chacun de ses contemporains eut sa façon d'écouter le peuple, de lui répondre puis de... répandre ses doléances. Les œuvres des uns étaient plus simples et plus transparentes quand celles des autres étaient plus humaines et plus épaisses. Chez la plupart de ces auteurs, la tentation d'écrire était lancinante pour ceux qui n'avaient que ce recours pour témoigner. Or, ce ne fut pas le cas de Kateb qui avait préféré plutôt «transcrire» par le théâtre que de se réaliser dans le livre uniquement. C'était à l'origine cette préoccupation qui constitua le véritable testament de l'auteur du Cadavre encerclé. Celui qui lui avait permis de passer à l'oralité grâce à la voie royale de la scène afin de mieux se rapprocher des ressentiments d'un peuple encore «orphelin de lecteurs». Malek Haddad fut pourtant le premier à faire ce terrible constat en étant l'auteur de la formule assassine, sauf que lui préféra se taire pour toujours. Sans faux semblants, par ailleurs, Kateb Yacine allait, lui, tenir le rôle de metteur en scène, d'où une seconde notoriété qui fit tache d'huile dans les milieux populaires tout en empêchant la nomenklatura de dormir du sommeil du juste. Après avoir été durant un quart de siècle (1962-1989) la conscience des lettres nationales, il fut surtout le cauchemar des pouvoirs n'ayant eu de cesse de rudoyer par son théâtre la concussion des apparatchiks grâce à quoi il contribuera en retour à l'édification des petites gens. «Explorateur des abîmes et scrutateur des horizons», c'était déjà par cette phrase qu'il définissait le rôle de l'écrivain algérien en 1959. Afin de soutenir cette formule dans le contexte de cette lointaine époque, il parvint à replacer dans un sens novateur la fonction du scribe aux prises avec le destin de son pays, lequel était alors soumis à la plus injuste des guerres coloniales. Un chef d'œuvre de plaidoirie que la revue Témoignage chrétien publiera alors que la répression était à son summum. «S'il (l'écrivain) écrit en français, il n'est pas pour autant coupé de sa langue nationale. Sa situation entre deux lignes de feu l'oblige à inventer, à improviser, à innover, à retrouver sa voix perdue dans le fracas des armes et à s'offrir en cible parmi les frères ennemis. (...) Il avance comme un visionnaire. Il sent en lui la déchirure et, cependant, il entrevoit déjà la confluence. Il sait aveuglément que l'Algérie est un creuset où s'élabore une nation sans pareille qui préfigure dans ses charniers toute une humanité à venir. Les yeux fermés, il peut s'imaginer dans les replis de l'Aurès, sur les hauteurs du Djurdjura de crête en crête, de village en village, toute une infinité de républiques bien plus réelles que l'on croit.» (...) Les missionnaires d'empires venus en Algérie au nom de Rome, de l'islam ou de la France n'ont pas manqué de caresser ce rêve : intégrer l'Algérie à leurs systèmes contradictoires. Et que s'est-il passé ? Il s'est passé que nous avons assimilé nos assimilateurs. Ma génération et celles encore plus ardentes qui ont pris place au combat, le plus souvent à l'âge tendre, ne seront jamais mûres pour «l'intégration des âmes», ce sénile euphémisme des pieux théoriciens en uniformes. (...) Enfin, si l'écrivain est «l'ingénieur des âmes», ma mission est de vous dire, Messieurs les «missionnaires, qu'il n'y a rien en nous à intégrer. Tout ce qui reste en Algérie, après toutes les agressions, c'est l'ironique intégrité de nos montagnes». En l'absence donc du Sila et faute de nouveautés littéraires, il nous a semblé difficile de croiser, à travers les relectures du siècle dernier, un talent aussi lumineux qui nous incitera à nous replonger dans cette littérature du combat. Boubekeur Hamidechi