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Répressive et sans fin, de type colonial et totalitaire
Les dangers de la violence dans les mondes «délinquants»
Publié dans Le Soir d'Algérie le 18 - 09 - 2014


Par Belkacem Lalaoui
«Le pouvoir vient d'en haut, la confiance vient d'en bas.»
(Sieyès)
Sur le plan international, un discours, radicalement critique, est en train de s'imposer concernant les processus sociaux, culturels et politiques à partir desquels la violence émerge et se développe dans un certain nombre de pays en voie de développement. Ce n'est plus l'idée du «choc» des civilisations, ou de la «guerre» des cultures opposées, comme le prétend l'Américain Samuel Huntington. C'est celle de la séparation des mondes, qui est mise en avant, et selon laquelle il existe des mondes «délinquants», qui produisent des formes de violences collectives, recoupant l'hypothèse d'une désarticulation ou d'une absence totale du contrat social. Le vocable des mondes «délinquants» est utilisé, ici, pour décrire les Etats qui vivent la crise de la modernisation démocratique ou l'impossible transition démocratique.
C'est dans ce cadre que certains idéologues parlent de plus en plus en termes d'un monde en voie de séparation : un monde qui se défait avec un bouleversement systématique des modes de pensée et d'action. Leur discours est celui de la séparation du monde en deux catégories bien distinctes. La première est celle des mondes dits «pacifiés» (les sociétés «bien portantes» ou encore les sociétés «douces»), qui évoluent dans des espaces politiques cohérents avec des institutions où dominent le pluralisme des opinions, les vertus de la discussion, de la concertation, du dialogue, de la négociation et du consensus, et où chaque citoyen porte une part de responsabilité politique dans la manière dont la société et l'Etat sont gouvernés. C'est à travers un long processus d'adoucissement des mœurs et des coutumes, qualifié par N. Elias de procès de civilisation, que ces mondes auront mis quelques six siècles pour devenir pacifiés, luttant sans cesse contre les «conflits de civilité» (insultes, menaces, bagarres...) ; c'est-à-dire des mondes où la violence est mal vue, où elle est perçue comme primaire, archaïque, sauvage, barbare, animale. La seconde catégorie concerne les mondes dits «délinquants» (les sociétés «mal portantes» ou encore les sociétés «de sang»), qui fonctionnent sur le mode de l'entre-soi et l'entre-nous, dans les «petit-milieux» et les «petits-salons» ; incapables de fonder un ordre politique et social juste.
Gangrenés par la corruption, ce sont des mondes de la force et de la vengeance, de la ruse et de la traitrise, de la mystification et de l'aliénation des consciences, où le juste est souffrant et l'escroc de haut vol heureux. Des mondes, qui se définissent par le silence : chacun renonce à la vérité pour rester dans le groupe. C'est donc, là, un discours conflictuel en termes de séparation des mondes distribuant aux cultures les bons et les mauvais points du «normal» et de «l'anormal», du «bien» et du «mal», du «bon» et du «méchant», du «sage» et du «barbare». Un discours tranchant, qui bouscule toutes nos habitudes de pensée sur l'analyse de la violence dans différentes cultures. Dans ce qui va suivre dans ce présent article, nous essayerons de mettre en lumière les mondes délinquants et leurs multiples déclinaisons, réalités et conséquences sur la trajectoire et l'évolution des sociétés et des nations. Car, il semble bien que le renoncement à la vérité et à la raison serait spécifique des mondes délinquants.
L'absence d'un horizon temporel d'espérance
Les mondes «délinquants» se caractérisent par l'absence totale d'un horizon temporel d'espérance. Ce sont des mondes, qui engendrent la colère, l'hostilité, la haine et la souffrance, et qui ne se maintiennent qu'en déstabilisant en permanence autour d'eux : en jouant notamment sur les peurs, qui enferment les gens sur eux-mêmes ; en dressant les minorités les unes contre les autres ; en reconnaissant des droits aux uns et en les niant aux autres ; en employant l'intimidation et la force ; en dressant une génération contre une autre ; en encourageant la rébellion des nouveaux contre les anciens ; en désignant des ennemis intérieurs ou des ennemis extérieurs de la société et de la patrie ; en banalisant la médiocrité et en l'instaurant comme règle de gestion, etc. En ce sens, la violence est un élément constitutif des mondes «délinquants». Elle est construite et entretenue par un clan, une clique, une caste, un cercle fermé d'oligarques, un groupe ethnique privilégié, etc., qui a la mainmise sur l'Etat et la société et qui profite de sa position dominante pour satisfaire ses propres concupiscences, goinfrerie, lubricité et cruauté.
C'est une violence insidieuse du silence et de l'indifférence, qui n'a pas de limite. Elle est par nature répressive et a pour résultat un dépérissement de la vie communautaire. Dans ses manifestations pratiques, c'est une violence «primaire» des plus forts du moment sur les plus faibles, des «puissants» à la fois au plan économique, politique et culturel, physique et symbolique ; c'est-à-dire une domination sous ses diverses formes (exploitation, oppression, spoliation, etc.). C'est par tous ces agissements, que les dirigeants des mondes «délinquants» sont arrivés à faire ressurgir des fanatismes religieux et idéologiques nombreux. Il va sans dire que les véritables fautifs de cette forme de violence répressive et sans fin, ce sont les systèmes politiques et institutionnels eux-mêmes ; qui ne permettent pas à leurs sujets de se construire, de procéder à des choix, de se réaliser concrètement dans l'action et de produire pleinement et collectivement leur propre existence. Des systèmes politiques et institutionnels, qui continuent de traiter la société et l'Etat en «entreprises nationalisées», voire «privatisées».
Des masses captives de dirigeants narcissiques
Les mondes «délinquants» sont peuplés de dirigeants narcissiques, qui passent pour être des «chamans» dotés de pouvoirs surnaturels, capables de faire tomber la pluie, de garantir la régularité des saisons et d'assurer la fécondité des champs. Porteurs d'une violence extrême contre tous ceux qui leur résistent, ils empêchent souvent une communauté de se fonder autour d'une unité morale. Pour la psychologie, il y aurait, là, quelque chose d'exceptionnel à découvrir : en effet, pourquoi les masses issues des mondes «délinquants» se soumettent-elles avec autant de docilité à des dirigeants narcissiques, comme le troupeau à son berger ? Dans leurs ouvrages consacrés à la psychologie des masses, G. Le Bon s'est employé à les décrire, Tarde à les analyser et Freud à expliquer pourquoi elles sont ce qu'elles sont. Ces auteurs ont soutenu que les peuples recherchent, dans la masse indifférenciée, l'aveuglement et la sensation ; autrement dit, le retour au chaos primordial, à l'excitation incontrôlable, à la cruauté et à l'autodestruction. Pour Freud, les hommes, dans les sociétés de masse, tombent dans un état de suggestibilité pareil à celui que provoque la prise d'une drogue ou le sommeil hypnotique.
C'est dans ce cadre que des auteurs comme Reich, Fromm et Adorno, ont tenté de comprendre la personnalité d'Hitler, qui a réussi à hypnotiser et à conduire le peuple de Goethe et de Schiller à l'obscurantisme et à la barbarie, le siècle dernier. Ignorant, tous, qu'Hitler, ce raté et quart d'artiste éconduit, dont parle Thomas Mann, avait déjà assimilé les traits essentiels des masses, c'est-à-dire les émotions et les passions les plus fortes, les croyances et les attitudes affectives extrêmes pour créer son mouvement politique (le parti national-socialiste) et une organisation de jeunesse de type fasciste (la Hitlerjugend ou la jeunesse hitlérienne). Reich et Fromm ont affirmé que le triomphe du mouvement nazi en Allemagne ne peut s'expliquer, seulement, par le personnage d'Hitler, mais résulte aussi de la «complexion psychique» des masses allemandes. Car, comment expliquer, pour ces auteurs, qu'un des pays les plus civilisés du monde, dépositaire des valeurs spirituelles d'une kultur (culture), qui a produit un développement sans précédent de l'esprit humain dans sa profondeur et son authenticité, se mette subitement à brûler des livres et des hommes ? Reich et Fromm montrent, entre autres, que la famille et secondairement l'école sont les lieux de fabrique ou de «fabrication» de la soumission à un «pouvoir autoritaire» et de la structure du «caractère conservateur» des masses. En effet, la masse influence l'individu dans sa transformation psychique, son attitude et sa manière de concevoir le monde. Elle le rend automate et dépourvu de volonté propre. Les traits des masses existent dans chacun d'entre nous, mais réprimés. Aussitôt que nous nous trouvons dans une masse indifférenciée, un relâchement général se produit : la personnalité consciente de chacun s'efface et les pulsions d'agressivité prennent le dessus. C'est en ce sens que Polybe déclarait déjà, en son temps, que «la foule est comme les vagues de la mer, elle est liquide, mobile et docile à tous les vents».
Des masses captives de dirigeants despotiques
Dans les mondes «délinquants», le dirigeant est toujours perçu par la masse comme un être doté de qualités hors du commun : un despote bien-aimé. Il est assimilé à un héros mythologique, c'est-à-dire à un homme surhumain capable de se promener de la terre au ciel. Maître des deux mondes, il est en mesure de ressouder l'impossible et le possible. Tout ce qu'il touche ne peut plus servir qu'à lui. Autour de sa personne se crée une sorte de fidélité et d'espérance, voire de soumission et de résignation. «Il sait où il va, alors on va où il sait.» C'est pour cela, sans doute, qu'il fascine les masses et devient leur objet d'adoration : leur chef, leur führer, leur duce, leur caudillo, leur président, leur raïs, etc. Une fois devenu chef, le dirigeant, dans les mondes «délinquants», n'a que des subordonnés ou des rivaux, des alliés ou des ennemis. On doit, aveuglément, lui obéir. C'est une personne qui n'aime qu'un seul être : lui-même. Napoléon le Corse, Hitler l'Autrichien, Staline le Géorgien, etc., s'auto-admiraient jusqu'à la vanité. «Il serait vain, nous dit Hegel, de résister à ces personnalités historiques parce qu'elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur œuvre.»
Ce sont des êtres singuliers, qui se sont formés peu à peu, à petits pas, et qu'à aucun de ces pas ils n'ont rencontré de résistance ; au contraire, les masses trouvaient cela normal et y prenaient goût. Selon les données de l'histoire, nous rappelle S. Moscovici et K. Wittfogel, il semble bien qu'ait existé, avant notre ère, un despotisme oriental caractérisé par une «terreur totale, soumission totale, solitude totale», et dont la Chine impériale et l'Egypte pharaonique sont des chefs-d'œuvre. L'empereur ou le pharaon exerçait sa souveraineté absolue par la maîtrise des ressources en eau des communautés paysannes, qu'il s'agisse de creuser des canaux ou de construire des digues. Ils parvenaient à dominer la masse, la populace, la plèbe, etc., grâce au contrôle des besoins élémentaires. Dans le despotisme ancien, le dirigeant (ici l'empereur ou le pharaon) était perçu comme une personne recelant une «force sainte», qui crée la prospérité et maintient l'ordre permanent de la société et de la nature. Sa chute ou sa mort, analogue à celle d'un saint, était considérée comme un signe de désordre, de confusion, voire de chaos. Elle provoquait un sentiment d'effroi au sein de la population. Il en est de même aujourd'hui, dans les mondes délinquants, où l'on observe qu'à la chute ou à la mort d'un dirigeant : pouvoir, parti politique, peuple, gouvernement, institutions, tous retombent dans l'anonymat. C'est la panique, la débandade, le sauve-qui-peut ; chacun pense à son salut. C'est pour cela que les dirigeants despotes, dans les mondes «délinquants», ne doivent pas mourir. En effet, l'un des grands mystères dans les mondes «délinquants» est la présence du dirigeant-fanatiseur, à l'appel de qui les masses répondent avec une soumission hypnotique.
Vers une ethnicisation de la société
Dans les mondes «délinquants» imprévisibles, déréglés et violents, les dirigeants n'hésitent pas à instrumentaliser l'arme identitaire ethnique pour se maintenir au pouvoir. Dans le génocide rwandais, E. Rwabuhihi nous raconte : «Quand je parle du Rwanda, on me demande fatalement à quelle tribu j'appartiens : êtes-vous Hutu ou Tutsi ? C'est une question terriblement violente, parce que c'est précisément celle qu'on veut éviter, quand on est Rwandais, après avoir vécu ce que nous avons vécu. Mais il faut y répondre. Pour ceux d'entre vous qui veulent savoir de quelle tribu je suis, je dis, la mort dans l'âme, que je suis Tutsi. Je n'en suis pas fier, et je n'aimerais pas porter cette étiquette pour le reste de mes jours. J'appartiens à la tribu qui a été décimée pendant le génocide de 1994. C'est une question très pénible, parce qu'une fois qu'on a décliné son identité ethnique, immédiatement et presque ipso facto, cette déclinaison condamne l'autre tribu. Cela ne va pas nous aider à porter le vrai diagnostic et à administrer le bon traitement, dont nous avons pourtant le plus grand besoin.» Le génocide des Tutsis au Rwanda est le résultat d'un long processus de violence d'Etat. Il ressemble, aujourd'hui, à ceux que les grandes puissances occidentales sont en train de commettre au grand jour et avec beaucoup de cynisme : en Irak, en Syrie, en Libye, en Palestine, etc. Des génocides, où des hommes ordinaires, armés jusqu'aux dents, se mettent en toute impunité à assassiner d'autres hommes. Cette forme de violence n'est, malheureusement, pas réservée à un seul type de société.
En Algérie, par exemple, et plus exactement dans la vallée du M'zab, deux communautés (l'une d'origine berbérophone, l'autre d'origine arabophone), vivant depuis des millénaires, côte à côte, se sont mises subitement à utiliser la violence comme mode de résolution de leurs conflits. Pour des motifs dérisoires, elles ne veulent plus : s'asseoir sur les mêmes bancs, boire aux mêmes fontaines, marcher sur les mêmes trottoirs, monter dans les mêmes ascenseurs, voyager dans les mêmes bus, fréquenter les mêmes écoles et universités, se soigner dans les mêmes hôpitaux, prier dans les mêmes mosquées, etc. Bref, elles ne veulent plus «vivre ensemble». La distillation du bien, à toutes petites doses, a disparu des deux communautés : ces petites parts de bien que chacun fait à son voisin, et quel que soit ce voisin, dont parle A. Tchekhov. On ne ressent plus, spontanément, la misère, la douleur, la souffrance de l'autre et on n'a plus cette capacité, cette compassion, cette bonté, de se porter à son secours. On ne se sent plus émotionnellement «soudé» aux autres. Il n'y a plus ce que Giddens désigne sous l'expression de «sécurité ontologique», à savoir que l'autre vous accepte tel que vous êtes. Aujourd'hui, la nuit tombée, «des groupes de jeunes munis de pierres et de cocktails Molotov s'affrontent aux cris de guerre et de haine, malgré la présence massive des éléments de sécurité». Ces comportements de la vendetta punitive nous dévoilent les caractéristiques d'une avancée dans le barbarisme : une décomposition sociale et culturelle de la société. Ce niveau de violence qui se manifeste, chez les deux communautés, et qui est sans commune mesure avec celui de la société, doit être compris comme un langage, une façon d'exprimer des frustrations diverses, un sentiment d'étouffement et une certaine souffrance morale. Il faut, donc, aller plus loin que le constat de son aspect immédiat, si l'on veut transformer les représentations des deux communautés ; ramener l'harmonie et construire la réconciliation. Mais, en Algérie, on ne veut toujours pas se rendre à l'évidence que pour réduire l'hostilité, la haine et la violence, qui sont des données de la nature humaine, on doit passer inéluctablement par un vaste plan Marshall d'éducation. Car, c'est à l'école qu'il convient de donner un sens à l'existence : en développant les dimensions essentielles du vivre-ensemble communautaire, en affirmant la prééminence de la communauté sur l'individu et en restaurant l'ambiance festive de l'être-ensemble comme dimensions essentielles dans la vie quotidienne. En un mot, on ne peut éradiquer la violence qu'en reconstruisant le «lien social» ou le «sentiment social», par le bas. Sentiment social, qui doit être éveillé, développé et cultivé dès le jeune âge. C'est ainsi que l'on pourra adoucir les mœurs des individus et pacifier une communauté.
Le recours au fanatisme
La pratique politique en Algérie — ou ce qu'il en reste — ne sait plus comment et sur quoi fonder la communauté. Ayant, depuis longtemps, sombré dans l'indécision et l'irresponsabilité, car totalement détournée de sa vocation et de son essence, à savoir la gestion de la cité, elle a participé à la fragmentation de la société, à son ethnicisation ; avec notamment l'apparition d'identités groupales repliées sur elles-mêmes, et dont la caractéristique est d'accentuer leur spécificité socioculturelle. Ce qui débouche, souvent, sur des mouvements fanatiques où les choses deviennent très simples : les bons c'est nous, les méchants ce sont les autres, parce qu'ils n'ont pas les mêmes réactions que nous ! C'est ce à quoi nous assistons, aujourd'hui, dans la vallée du M'zab où chacune des deux communautés «... suppose que seul son propre modèle-de-soi a une valeur universelle et que toute déviation de la part d'autrui par rapport à cette norme est un acte intentionnel et malveillant» (G. Devereux). C'est ce que l'on appelle le «narcissisme des petites différences».
En définitive, l'Etat n'a pas su édifier des institutions sociales solides, qui puissent réguler les relations interpersonnelles et résorber les conflits. Freud considérait les institutions comme de puissantes machines qui désignent la règle, la loi ou la fin, mais aussi le modèle ou l'idéal, et donc des conventions destinées à discipliner les instincts et à contrôler la bestialité : elles sont fondamentales pour le développement de la société civile et de la société politique.
Or, le plus grand échec de nos hommes politiques, c'est qu'ils ont contribué à la montée des ethno-nationalismes ; autrement dit, à l'éclatement et à l'ethnicisation de la société. Aujourd'hui, on ne voit plus celui qu'on a à ses côtés, on a de la difficulté à l'entendre et on ne sait plus ce qu'il dit. Fanon y faisait, déjà, allusion dans son ouvrage Les damnés de la terre lorsqu'il déclarait : laissé à lui-même après l'indépendance, le nationalisme «s'émiette en régionalisme au sein d'une même réalité nationale». Le cas des violences endogènes recoupe l'hypothèse de l'émergence, à l'intérieur d'une communauté, d'un ou de plusieurs groupes ; qui n'acceptent plus le jeu des pouvoirs et qui sortent du champ politique pour aller vers une forme de violence civile. Dans les mondes délinquants, une ethnie quelconque accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette volontiers et s'acharne aveuglément sur une autre ethnie, qu'elle constitue en bouc émissaire (dans son sens rituel, bouc émissaire désigne la victime d'un rite très ancien, qui consiste à transférer sur un bouc, rituellement les péchés de la communauté, et ensuite à expulser cet animal dans le désert où finalement on le tuait). En agissant de la sorte, les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique, dont il sera facile de se débarrasser.
Repli communautaire et mondialisation
Dans les mondes «délinquants», qui fonctionnent sous le mode d'un «monde initiatique» avec des cercles de pouvoir à franchir pour accéder à la rente, la mondialisation est synonyme de pillage et d'enrichissement. En effet, en l'absence de systèmes politiques organisés, la mondialisation a grandement contribué à produire, dans les mondes «délinquants», des dirigeants corrompus et violents. Des dirigeants, qui ont compris que le monde est gouverné par les forces de l'argent, plus que par les Etats. Aujourd'hui, les dimensions socioéconomiques de la globalisation fragmentent les sociétés et produisent des espaces séparés : celui de la «réussite» et de la «non-réussite», du «compétitif» et du «non-compétitif», du «supérieur» et de «l'inférieur», de «l'ami» et de «l'ennemi». En fait, la mondialisation s'avère en partie illusoire, parce que la diffusion des capitaux et des technologies ne bénéficie guère aux pays en voie de développement où vit la grande majorité de la population mondiale. Engendrant des mouvements de repli communautaire, elle s'accompagne d'un renouveau des fanatismes religieux et nationalistes. Certains auteurs sont mêmes convaincus qu'il va falloir, dorénavant, vivre avec la résurgence des fanatismes de toutes sortes ; si l'on ne parvient pas à maîtriser et à réguler les forces du marché. Dans les mondes «délinquants», où il y a absence et carence du lien social, la mondialisation contribue à fabriquer des hommes et des femmes, qui ont l'impression qu'on leur a retiré leur héritage, leur origine, leur passé, leur appartenance, leur foi sociale, leurs croyances, leur savoir-faire, leur faculté d'illusion, leur conscience, leurs rêves, leur identité... Des hommes et des femmes qui ne se sentent plus associés dans une quelconque aventure humaine collective. La mondialisation les a plongés dans une espèce de paresse et de somnambulisme : dans un monde d'illusions, un monde magique. Ils ne posent plus aucune question, n'ont plus aucune idée nouvelle à proposer et n'analysent plus aucune activité humaine, quelle qu'elle soit (économique, politique, sociale, culturelle, éducative...). Ils n'arrivent pas à planifier leur existence et à suivre des règles sociales et morales précises : «à donner un sens à leur vie».
Cet éloignement de la réalité sociale quotidienne peut prendre des formes proprement délirantes ; cela peut aller jusqu'à des phénomènes d'une violence extraordinaire : mise à sac d'un pays en entier par la corruption et la désarticulation totale du contrat social.


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