Cette image, je l'ai chop�e o� ? Dans un de ces r�ves noirs comme un roman de m�me teinte ou dans la r�alit� siamoise ? Ce que je sais, c'est que j'en vois partout, de ces sachets noirs. Ils grouillent. Ils pullulent. On croirait que le seul contact de l'air les fait se reproduire. Un jour, je le crains, quelque chose leur insufflera la vie et alors ils se mettront � bouger � l'instar d'une faune funeste — des millions de chauves-souris tremp�es dans le goudron ! — qui s'amusera � constituer une vo�te pour m�tiner de noir le ciel bleu et de cadmium l'iode. Parfois, la nuit, quand les lumi�res sont �teintes et que les petits lutins de sachets se confondent avec l'obscurit�, il me semble qu'� un signal pareil � la pleine lune pour les vampires, ils se d�tachent avec soin du bouzelouf sans en emporter l'œil glauque, qu'ils enveloppent dans le cong�lateur, quittent le frigo sur la pointe de leurs babouches en plastique et entament, en se donnant la main, une farandole qui tournoie au bord de mon regard jusqu'au � ce que cirage s'ensuit. Le jour, en roulant vers la mer, je les vois flotter aux branches des tamaris comme des rubans votifs. Il y en a qui, furtifs, se glissent au long du m�t pour, l�-haut, se faire ballotter par le vent comme les pavillons de bateaux corsaires. En haut, en bas, au milieu, � pied, � dos de mulet ou en Deux-Chevaux, il n'y a que �a. Des sachets noirs ! Partout, des sachets noirs. De toutes dimensions. Quiconque viendrait � visiter l'Alg�rie pour la premi�re fois � l'heure de la lev�e des couleurs noires du sachet serait tent� de croire que l'omnipr�sence visuelle du sachet noir d�coule moins d'un laisser-aller coupable � l'�gard de l'environnement que de l'ostentation donn�e � un rituel religieux. Partout, le sachet noir est agit� comme un talisman. Un passant sur deux l'exhibe pour conjurer le mauvais sort peint sur le visage anonyme d'une personne crois�e par inadvertance dans la rue. Comme le mauvais sort se balade incognito, mieux vaut faire face � toute �ventualit� en ayant en permanence pardevers soi le sachet noir conjuratoire. Chaque bonne femme et chaque bonhomme, � la sortie du Bon March�, laisse pendre un sachet noir ventru � chaque main comme un bon cow-boy un bon pistolet � chaque main dans les bons westerns. Il faut �tre en mesure de tirer plus vite que l'ennemi. Tirer plus juste, faute de quoi, tu es fait. �a sert � quoi d'autre, le sachet noir ? A emballer toutes sortes de marchandises. De la bouffe, bien s�r, et d'abord, mais aussi des fringues, de la bibeloterie, des livres et revues, les bijoux de famille, les secrets d'Etat, les t�l�phones mobiles d�rob�s � la tire, les centaines de milliards en coupures de 1000 DA de tous les trabendos. Depuis l'invention du plastique et l'essor du consum�risme dop� par l'�conomie de march�, on utilise des sachets comme emballage dans tous les pays du monde. Dans la plupart d'entre eux, le sachet noir est cependant r�serv� aux ordures. Pourquoi en Alg�rie l'inf�me sachet noir remplace tous les autres ? L'explication est sans doute sociologique. Pour des raisons que nos sociologues s'�vertueront d�s demain matin � d�terminer, nous pla�ons inconsciemment notre culte du secret et notre pouvoir de dissimulation dans le plastique opaque du sachet noir. Pas question que la voisine sache ce que je vais mettre dans la marmite tout � l'heure. Pas question que le voisin, gardien du parking du Tr�sor public, voie tout le fric de mes illicites transactions dont le fisc ne palpera que dalle. Pas question que le journaliste d�couvre l'information emball�e dans le sachet noir. Ce dernier est plus qu'un outil utilitaire de la quotidiennet�. C'est un symbole, celui de l'occultation. Et c'est une mani�re de m�taphore de lutte contre la transparence. Mais ce symbole et cette m�taphore sont laids et dangereux. Dangereux parce que le sachet en plastique pollue le sol, l'air, l'eau. Volatile comme un beau diable, il se retrouve partout, y compris dans l'eau o� les mammif�res marins comme la tortue s'�touffent en s'alimentant de ce qu'ils confondent avec des m�duses. La pollution du sol est, elle, parfaitement garantie. Garantie m�me pour tr�s tr�s longtemps. Un sac en plastique se fabrique en une seconde. Il est utilis� en moyenne 20 minutes. Mais il faut 400 ans (4 si�cles, oui, monsieur, 4 si�cles !!!) pour qu'il soit �limin� dans la nature. 1 seconde, 20 minutes, 400 ans : �a vaut le coup, franchement ? Les sachets, surtout les noirs que nous affectionnons en Alg�rie, sont laids � en pleurer. Mais pour �a, pas besoin de chiffres. Il suffit d'ouvrir les yeux pour mesurer � quel point la pollution visuelle qu'ils occasionnent est affreuse. Quand j'ai essay� d'expliquer tout ce qui pr�c�de � ma voisine qui veut lire dans ma marmite et � mon voisin qui cherche � savoir l'ampleur des liasses qui rendent pro�minent mon sachet poubelle transform� en coffre-fort, ils m'ont r�pondu l'un et l'autre avec les m�mes mots : �C'est pas mon petit sachet noir � moi qui fait noircir tout le tableau !�. Eh bien, oui, madame, oui monsieur, ton petit sachet noir � toi, plus celui de ton voisin de palier, plus les deux du voisin du rez-de-chauss�e, sans compter les centaines entrepos�s chez le marchand de volailles de la rue et ceux que fabriquent la vingtaine d'usines qui existent en Alg�rie, et ceux qui entrent sans visa de l'Union europ�enne, tous ces sachets, noirs, blancs, de toutes les couleurs, de toutes les races, additionnent leurs effets n�fastes dans une alchimie du malheur et de la destruction pour conduire la plan�te � une d�gradation p�rilleuse pour l'esp�ce humaine. Selon une �tude confi�e par l'ONU � l 300 scientifiques et publi�e le 30 mars dernier � Tokyo, �environ 60% des �cosyst�mes permettant la vie sur Terre ont �t� d�grad�s�. Cette d�gradation, notent les scientifiques, �a �t� plus accentu�e au cours de ces cinquante derni�res ann�es que dans toute l'histoire de l'humanit� �. Un �cosyst�me est un ensemble d'organismes (plantes, animaux, micro-organismes) qui agissent en interaction avec les hommes pour composer la biosph�re qui est la partie vivante de la plan�te. La pollution atteint un degr� tel que l'avenir de la plan�te en para�t s�rieusement menac�. En quoi �a te regarde, toi qui ne fais qu'emballer ton kilo de douara dans le sachet noir que te donne le boucher ? Pourquoi on te parle de biosph�re et tralala, toi qui ne demandes rien � personne, qui ne fais rien de mal ? Eh bien, la biosph�re, c'est nous tous. Combien fabrique-t-on de ces maudits sachets noirs dans notre pays ? Les chiffres ne sont pas accessibles. Mais il faut se souvenir qu'il faut une seconde pour en fabriquer un, qu'il y a une vingtaine d'usines en fonctionnement et que �a brasse beaucoup d'argent, ce buziness. M�langez tout dans un shaker et vous obtiendrez s�rement de quoi tapisser le Sahara. Mais ne broyons pas du noir ! Ch�rif Rahmani, notre ministre de l'Environnement, a pris son b�ton de Don Quichotte �radicateur pour s'en aller combattre ces lugubres sachets qui donnent un air si triste � la nation. On le dit d�cid�. L'�radication, nous disent les journaux, a fait l'objet d'un �moratoire�. Elle est diff�r�e pour laisser le temps � la quantit� en circulation de sachets noirs de s'�couler. On a encore le temps d'emballer dans un sachet noir l'argent � blanchir. Qu'importe, c'est une bonne chose que de s'attaquer � ce fl�au attentatoire � la nature et � l'�motion esth�tique. Je dis �a parce que je le pense mais aussi parce qu'un lecteur, furieux, m'a �crit la semaine derni�re pour me reprocher de ne jamais reconna�tre ce qui se fait de bien dans mon �pays nourricier �. Je l'�cris noir sur blanc : c'est bien de s'attaquer au sachet noir avec ce cœur blanc de patriotisme. D'ailleurs, je ferais tout ce que je pourrais pour que Cherif Rahmani obtienne, pour �a, le prix Nobel de la paix. Le jour o� on ne verra plus ces sachets noirs de malheur onduler comme les oriflammes de la r�gression dans le ciel de la violence, on saura que la paix est revenue. �a m�riterait un prix ! Mais par quoi remplacer le sachet noir ? Il y a le bon vieux couffin de Momo. Il y a les pages centrales d' El Moudjahid, particuli�rement recommand�es pour les sardines. On peut avoir une r�serve, sur le style mais le papier est biod�gradable, on a pu le v�rifier. Il y a le sac en papier, facile � fabriquer. Ou le sac en amidon de ma�s. Il y a le sac cabas. C'est pas les solutions qui manquent, disait un ami, autrefois. �a reste valable, aujourd'hui. A. M.
P.S. de l�-bas : J'avais pr�par� un truc original pour vous : les mesures prises contre les sacs en plastique � l'�le de R� et en Corse pour la France, en Irlande, en Chine, � l'�le Maurice, � Taiwan et dans un certain nombre d'autres lieux paradisiaques de la m�me eau. Mais, apr�s tout, vous pouvez chercher sur Internet, si �a vous botte. Alors, j'ai d�cid� de vous parler en post-scriptum de l'agonie surm�diatis�e du Pape. On saura tout, jusqu 'au dernier moment. Mais laissez-le donc partir tranquillement, cet homme ! P.S. d'ici : Le �Souk arabe� dans lequel nous avons fait nos courses ensemble la semaine derni�re n'a pas eu la cote avec tout le monde. Au prochain sommet, si je suis encore l�, je vous promets d'achalander les �tals.