Dans ce bus qui brinquebalait vers Ariwa, le lieu sans nom, ou le nom qui d�signe un nonlieu, nous avions le temps de voir d�filer les fr�nes. Pour occuper le temps, pas mieux que de parler, pas vrai ? Qui, le premier, a orient� les histoires de cette mani�re ? Le fait est, sans que l'on sache trop comment, on s'est surpris � raconter, chacun, son histoire, et c'est une histoire qui a un rapport avec les bus. Quelqu'un qui, dans le temps, a assid�ment fr�quent� les bus alg�rois de l'�poque o� ils jouaient sous les couleurs bleues de la RSTA �gren� un best off de ces blagues de potaches qui avaient pour th��tre ou inspiration les fameux trolleys, partie int�grante du paysage d'Alger, pour ne pas dire de son �me. On conna�t le fameux �avancez en avant� de ce receveur bravache pour qui le pl�onasme n'est pas un d�lit. On conna�t aussi la r�plique fulgurante qui a terrass� cet �tudiant sourcilleux : �Pl�onasme toi-m�me�, tacle le receveur. On se raconte aussi la d�monstration de richesse de cette femme qui, demandant au receveur de lui indiquer la direction du bus, fait ostensiblement tinter ses bracelets d'or. Le receveur, lui, d�forme la bouche pour faire voir ses molaires en or. Des tas d'histoires du br�viaire alg�rois, l'accent en prime, scandent les cahots du bus sur les nids-de-poule et les dos d'�ne de ce chemin vicinal. Des bonnes, des derni�res, certaines in�dites m�me, de celles que l'on sort de la naphtaline o� les a conserv�es une g�n�ration pour les remettre en circulation dans les g�n�rations ult�rieures. Un parmi les passagers du bus rappelle les inavouables blagues des temps terroristes. Vous connaissez celle du bus intercept� par un faux barrage ? En se lissant la barbe pass�e au henn�, le chef de bande ordonne aux hommes de se s�parer des femmes. Il fait ex�cuter les premiers et demande � ce qu'on enl�ve toutes les femmes. Un des terros commence � discriminer les femmes � enlever... Passe... On conna�t la suite... Et cellel�... Un bus tombe sur un faux barrage. Que des mecs. On les fait descendre. On les aligne � la queue-leu-leu... �Comment t'appelles-tu ?�, demande l'hurluberlu. �Chems Eddine�, d�cline l'interpell�. L'hurluberlu : �Tu as la vie sauve parce qu'il y a le mot �eddine� dans ton nom.� Ceci entendant, les autres accolent tous � leurs noms les syllabes qui sauvent... Celui-ci s'appelle Djamal Eddine, l'autre Azedine, le troisi�me Khalfedine... Le trente-deuxi�me tire la derni�re cartouche : �Seif-Eddine�. Le dernier, un dandy, pouss� dans les retranchements, et voulant sauver sa peau, ne peut plus inventer cr�dible. Ton nom, demande autoritairement l'hurluberlu. �Crocodinne�, r�pond le dandy... Tu peux ne pas rigoler... Et puis, cette histoire que raconte un copain qui prenait tous les jours le bus pour R�gha�a. A cette �poque, le receveur se plantait, � l'arr�t, en haut du marchepied pour �num�rer, comme on donne un menu, tous les arr�ts desservis par le bus. Mais le receveur avait une dent contre les habitants de Rouiba. Il pointait son index vengeur : �Rouib�en, ne monte pas dans mon bus !� Certains ont d� m�me inventer des histoires de bus pour s'acclimater � l'ambiance... Je vais vous raconter une histoire que vous n'allez pas croire, commence celui-l�... Un type a d�tourn� un bus comme on d�tourne un avion... Il devait aller � El-Harrach, le bus, et le gus a mis un boussa�di m�chant sur la glotte du conducteur... L'alternative : �C'est la Glaci�re ou El-Alia, tu choise tout de suite...� Ce sera la Glaci�re et tout est bien... Celui qui vient de raconter jure ses grands dieux que, sans en avoir �t� le t�moin direct, cette histoire est vraie et qu'il est pr�t � miser la t�te de sa m�re... Bon, bon ! Peut-�tre, apr�s tout ! Au pays des fous, tout ce qui n'est pas dingue est suspect... Mais peut-on �tre plus fou que l'Egypte o� un certain Ihsen Abdel Qadous a imagin� une nouvelle, qui est l'anc�tre de cette histoire alg�roise. Un jeune employ� dont la femme est sur le point d'accoucher, et qui n'a pas les moyens de payer le taxi, grimpe dans un autobus cairote et l'oblige � br�ler les arr�ts habituels pour foncer vers la maternit�. Pendant le trajet chaotique, au cours duquel m�me le pr�tendu �terroriste� ne sait pas trop quoi faire, on observe les r�actions de chacun des passagers. On se croirait dans un roman d'Albert Cossery ! Ceci disant, on ne peut oublier l'adaptation th��trale faite de la nouvelle d'Abdel Qadous par le TNA avec Azzeddine Medjoubi en vedette. Mon tour est venu de dire mon histoire de bus. Celle que j'ai en r�serve n'�tant pas tous-publics, je compte plagier celle d'un film, vu dans le temps. Il s'intitulait Le bus. Un passeur embarque des clandestins turcs dans un bus pour les emmener en Allemagne. Il baisse les rideaux du v�hicule. Les passagers ne savent pas o� ils sont. Il leur promet que, arriv�s � bon port, on s'occuperait d'eux. Que nenni ! L'escroc abandonne sa cargaison sur la place centrale d'une grande ville. Je ne raconte pas l'histoire du film, car je n'en avais plus les coordonn�es. Pris au d�pourvu, je me suis rabattu sur une histoire... v�ridique, je jure, je jure... Cela se passe au milieu de l'�t� 1974. Notre narrateur est � l'a�roport d'Alger en partance pour Marseille. Le prix du billet d'avion oscille autour de 500 DA. Dans la salle d'embarquement, il n'y a gu�re plus de 20 de ces heureux �lus qui ont pu, chacun par sa d�brouille, d�gotter l'autorisation de sortie. Ils font figure de privil�gi�s. Ils ne sont pas nombreux et sont relativement g�t�s par les personnels d'Air Alg�rie. Notre narrateur est cal� dans un fauteuil en plastoche orange. Il d�visage, par-dessus l'�dition d' El Moudjahid du jour, ces heureux �lus. Il y a des jeunes, peut-�tre des �tudiants qui repartent apr�s leurs vacances. Il y a quelques �migr�s qui, eux aussi, ont d� flamber leurs cong�s et s'en retournent vers le turbin. Il y a probablement aussi des cadres de la nation, en cong�, en goguette, en mission... Et il y a cette vieille femme, mal � l'aise dans le d�cor. Elle flotte dans une robe trop large, les doigts cramponn�s � l'anse d'un cabas �ventr� pour surmonter sans doute plus qu'une timidit�, un d�paysement total. Elle ne sait plus s'il faut s'asseoir ou rester debout. A un moment, elle d�cide de se poser sur un des si�ges orange, jouxtant celui du narrateur. Elle lui raconte qu�elle a un fils � Marseille, qu'elle n'avait pas vu depuis vingt ans. Ses autres enfants viennent de d�cider de l'envoyer sur place. Quelqu'un l'a accompagn�e dans les formalit�s de voyage. Son fils l'attend � l'arriv�e. Entre les deux, elle est perdue. Une voix informe que les passagers vont embarquer. Premi�re �tape : le bus pour rejoindre l'appareil. Le narrateur est appuy� contre la porte, sa valise aux pieds. Il aper�oit la vieille m�re, d�sar�onn�e. Elle reconna�t la personne avec qui elle a pu parler un peu dans la salle. Elle s'approche de lui et lui dit : �Tu vas � Marseille, toi aussi ?� Il r�pond �oui�. Elle poursuit : �J'ai pay� l'avion et on m'emm�ne en car.�