Si Boudjemaâ avait parlé de son ancien voisin, grand reporter, sur le ton de la confidence. Il ressentait un privilège d´avoir connu quelqu´un qui, tout en étant modeste, n´en demeurait pas moins un sacré bonhomme doté d´un talent certain et d´une discrétion mesurée: durant toute sa carrière, il avait contribué à former l´opinion d´une certaine génération sans chercher à lui faire prendre les vessies pour des lanternes. Il y a des gens qui se vantent d´avoir connu un Premier ministre au-dessus de tout soupçon, un colonel de l´époque héroïque, un écrivain bohème, un légendaire metteur en scène, un trafiquant inconnu des médias ou un commis de l´Etat qui a traversé le feu et l´eau de tous les régimes sans jamais s´être brûlé ou s´être mouillé. Si Boudjemaâ tirait un certain orgueil d´avoir connu un honnête homme qui allait à la source de l´information et qui en rapportait l´essentiel, ce qui était utile. Bien sûr, il ne pouvait pas tout dire, mais il n´hésitait pas à éclairer son entourage sur les circonstances qui ont prévalu durant sa quête d´information et sur les garde-fous qui entouraient la profession à l´époque. C´est qu´il devait se passer bien des choses derrière les paravents. Il murmura à l´oreille de son voisin: «C´est une sacrée chance que d´avoir connu quelqu´un qui a travaillé dans le secteur de l´information. Il faut reconnaître que durant tout le temps qu´a duré le parti unique, la presse en général n´a raconté que ce qu´«on» a voulu qu´elle raconte: elle a énoncé des faits, aligné des chiffres, avancé des accusations, elle a blanchi ou diabolisé des gens, elle a encensé ou noirci des personnages...Elle l´a fait sans état d´âme et sans se justifier. C´est cela la loi du parti unique. Et quand on s´attaquait alors à quelqu´un du sérail, c´est qu´il y avait anguille sous roche, c´est qu´il y avait quelque chose de tordu qui se passait. On travestit la vérité, on fait beaucoup de lumière sur une petite bricole tandis que des ténèbres insondables enveloppaient de grosses affaires. Mon voisin m´avait assuré qu´il avait assisté à quelque chose de pas normal: durant la grève des conducteurs à la Rsta, c´était, je crois, vers 1969 (en ce temps-là, il fallait beaucoup de courage pour faire grève dans le secteur public), la télévision avait laissé passer les revendications des chauffeurs de la Régie syndicale mais pas les propos véhéments du wali d´alors. Ce n´était pas normal: il devait y avoir des tiraillements quelque part. Mon regretté voisin m´avait confié qu´il faisait tout pour ne pas rapporter des choses censurables: une fois, il avait fait une émission spéciale sur les causes de la pénurie de pomme de terre que connaissait la capitale. C´était au beau milieu de la Révolution agraire quand il y avait les Capcs, l´Ofla et tous les organismes qui étaient censés réguler le marché national. En même temps, il avait filmé des montagnes du précieux féculent tant recherché sur les terrains de la région de Mascara. Tout cela parce que les moyens de transport manquaient ou n´avaient pas été mobilisés. Il n´a pas pu aller au-delà de ses investigations mais son émission passa tout de même et il avait failli s´en mordre les doigts tant les pressions qu´il reçut après, lui furent intolérables. Par contre, l´émission qu´il avait faite sur le démembrement scandaleux d´un célèbre domaine agricole de Chéraga où les travailleurs dudit domaine furent molestés, ne passa point: la boîte doit être en train de moisir dans un coin des archives.»