«Chacun admire le passé, regrette le présent et tremble pour l'avenir.» Esprit Fléchier Et quand on lui demandait poliment pour qu'il taise un peu ses récriminations: «Da Meziane, pourquoi tu ne t'installes pas au bled puisque tu y possèdes une maison et que ton fils aîné y habite?» Là, Da Meziane se tait tout d'un coup: une énorme gêne s'installe et son regard s'embrume tout d'un coup. On a souvent peur d'avoir mis le doigt sur un quelconque secret de famille, une de ces ténébreuses embrouilles qui gâchent définitivement les âmes fières et jettent les gens simples et droits sur le chemin de l'exil. Il baisse la tête, s'essuie l'oeil unique, puis ayant recouvré sa maîtrise, il hoche doucement la tête et soupire: «Le bled! C'est pire qu'ici! Que voulez-vous que je fasse au bled? M'asseoir à la djemâa et compter les cortèges funèbres qui passent! Voir les gens de ma génération partir les uns après les autres en attendant mon tour. J'ai bien aimé jadis le village. Mais à présent, j'ai passé trop de temps en ville et je ne pourrais plus me faire à la mentalité étroite de ceux qui y vivent. On a toujours l'impression d'être surveillé par tous ces gens qui sont assis à ne rien faire. Chaque fois que j'y vais et que j'emprunte la grande rue bitumée (toutes les autres ruelles sont caillouteuses), j'ai le dos qui me démange. J'ai toujours cette impression qu'on parle de moi dans mon dos. C'est peut-être parce que je me suis fait trop rare. Mais je ne me sens plus dans mon élément là-bas! On est trop loin de tout et je n'ai pas une grande propriété qui puisse me retenir toute l'année. Que voulez-vous faire d'un champ de figuier et d'une maisonnette? J'ai laissé le tout à mon aîné et je vis ici, tranquille. J'y retourne de temps en temps, à la faveur d'un mariage ou à l'occasion d'un enterrement. Ce n'est pas avec plaisir que j'y retourne. J'ai certes gardé quelques liens... La preuve, c'est que j'ai ramené une épouse de là-bas pour mon deuxième fils... Le village n'est plus ce qu'il était. Le village avait une identité particulière. Certes, il ressemblait à beaucoup d'autres villages de la région, mais il était différent par sa situation sur la crête, par l'absence d'une quelconque administration. A part l'école et la petite poste, il n'y avait rien qui rappelle l'Etat. C'était pauvre, c'était tranquille. Les gens étaient simples, les pauvres comme les riches. Il y avait un respect absolu entre les gens. On ne jugeait pas les gens sur ce qu'ils possèdent mais sur ce qu'ils sont. Maintenant, tout a changé. Les gens se sont enrichis, je ne sais pas comment. Les maisons ont poussé comme des champignons, toutes plus laides les unes que les autres. Beaucoup de petits champs et de jardins potagers qui faisaient le charme de ce village sont occupés par des villas prétentieuses et le mètre carré vaut là-bas, aussi cher qu'ici. La circulation est devenue infernale. Il faut faire la chaîne pour pouvoir rentrer et pour garer, c'est toute une histoire. Le chômage fait rage et les jeunes traînent toute la journée dans l'unique rue, en quête d'une petite occasion pour se faire un peu d'argent. Ou alors, ils sont à l'orée du village, dans un de ces bars clandestins qui font la renommée de la région. L'alcool fait des ravages! Tous les fossés sont tapissés de bouteilles de bière vides ou de canettes. C'est effarant le volume d'emballages vides qui jonchent le sol jusque sous les oliviers abandonnés par leurs propriétaires... Mais tout ceci a une fin! Quand les vieux qui ont une retraite en euros seront partis, ce sera une véritable catastrophe qui s'abattra sur le village! J'espère que je ne serai plus là!»