«Quand on allume une cigarette sur un quai de gare ou de métro ou en attendant un bus, il arrive.» (Loi de Murphy) Il y a des situations difficilement supportables en période normale. Elles le sont encore moins en période de jeûne: tomber malade, perdre ses papiers ou son argent, faire un accident. Ce sont des choses qui arrivent, mais se lever le matin sans avoir pris son petit déjeuner est déjà une pénitence, mais trouver sa voiture avec un pneu crevé est une véritable punition. Surtout si ladite crevaison est le résultat d'un acte volontaire d'un voisin malintentionné. Et le bureaucrate type a toujours horreur de se salir les mains de bon matin, avec le ventre qui gargouille...C'est la raison pour laquelle il s'était décidé à prendre le bus après avoir pesté contre son sort. Il ruminait de sombres pensées et il maudissait l'enfant de Marie qui l'avait soulagé de la roue de secours. Il se souvient bien du ricanement des gibiers de potence du quartier à son passage. Il était impuissant à désigner le coupable. Ils étaient toujours quatre ou cinq à soutenir le mur de l'école d'en face et à rouler des joints à longueur de journée, attendant le moment propice pour opérer un «casse» chez un voisin trop imprudent. Il y en avait bien un qui avait été condamné déjà à 6 mois de prison, mais l'amnistie était arrivée après qu'il eut purgé seulement 2 mois. Alors...Il pensa au fond de lui-même que Sarkozy avait raison quand il critiquait la mansuétude des juges. D'ailleurs, ces voleurs de quartier ne s'attaquaient qu'aux gens modestes comme lui, à ceux qui trimaient tous les jours pour payer difficilement une voiture achetée à crédit. Ce genre d'histoire n'arrivait ni à Hydra (où l'on prive la ville de son espace vert), ni au Club des pins. Qu'ils aillent donc voler ceux qui sucent le sang des consommateurs en ce mois sacré et sans que quelqu'un trouve à redire, et il applaudirait des deux mains. Mais il se reprit très vite et se reprocha de verser dans une haine gratuite, fruit d'une frustration: il retourna vite son amertume contre ceux qui avaient plongé le pays dans le marasme économique qui a produit tous ces chômeurs qui hantent les cités populaires. D'ailleurs, pensa-t-il, avec un profond soupir, c'est une sorte de guerre civile qui se prolonge. Les pauvres, dans tout cela, ce sont eux qui paient la note. Pendant que les spéculateurs se remplissent sans pudeur les poches, la ville est livrée à la canaille... De toute façon, il était habitué à prendre le bus. Il en connaissait tous les revers: la promiscuité, la lenteur, la saleté et les comportements blâmables des gestionnaires comme des usagers. Il avait été témoin de tant d'événements que plus rien ne l'étonnait: vols à la tire favorisés par des bousculades provoquées, chahuts contre le mauvais comportement du chauffeur ou du receveur, discussions orageuses, prêches improvisés, joutes politiques, confidences susurrées à l'oreille, naissance d'idylles, bagarres, dragues opiniâtres qui confinent au harcèlement sexuel... La mauvaise qualité du transport public faisait partie de l'identité de la capitale. Tout cela s'était compliqué avec l'arrivée des chantiers d'un tramway inespéré et des embouteillages causés par les barrages filtrants. Le bus s'était engagé dans un carrefour où l'encombrement avait atteint un point de non-retour: les agents de la circulation n'étaient point là et les ruelles étroites étaient devenues d'étroits boyaux à cause du stationnement abusif sur les deux côtés. Encore là, il se mit à maugréer contre la démission de l'Etat. Il se souvint quand il était jeune que ces rues étaient à sens unique. C'était au temps où l'Etat avait un sens...