Le nouvel imam vivait en paria; il mangeait seul, priait seul, marchait seul dans les rues. Le directeur des affaires religieuses de Chlef a été révoqué la semaine passée. Les habitants de Aïn-Merane vous diront que la décision est venue très tardivement. Et pour cause. Leur ville aura vécu une fitna dans le sens plein du terme depuis plus d'un mois. Genèse: Suspendue entre les monts du Dahra, sur le chemin qui monte de Boukadir vers la mer, Rabelais était autrefois connue pour la générosité de ses caves. Devenue Aïn-Merane après l'indépendance, elle figure parmi les rares villes de la région qui ont gardé leur église intacte. Installée en amont sur l'artère principale, elle domine la ville par sa stature. Elle a pu survivre aux crises, comme épargnée pour sa mitoyenneté avec la principale mosquée de la ville. Le GIA n'a même pas pensé à la dynamiter comme il l'a fait pour d'autres mausolées. Aïn-Merane est aussi la ville de Kaci, un commerçant venu de Kabylie et que la ville a apprivoisé pour en faire son maire légendaire jusqu'à l'arrivée du FIS. La ville a connu des hauts et des bas; la vigne a été arrachée, les gens ont changé d'habitudes et de moeurs, sont allés du FLN vers le RND puis du RND vers le FLN, ont trimé, ont prié derrière leur imam. Puis, au mois de juillet dernier, le directeur des affaires religieuses décide de remplacer l'imam de la plus importante mosquée par un autre. Il le nomme sans consulter l'ancien, comme pour le punir. Le jour de la prière du vendredi, le nouvel imam monte au minbar. L'ancien s'empare du micro et s'adresse aux fidèles sur un ton lamentable: «A partir d'aujourd'hui, je ne conduis plus la prière du vendredi». Cette petite phrase a suffi pour mettre le feu aux poudres. Les fidèles se mettent à crier. Des voix fusent dans la grande salle de prière. Certains demandent au nouvel imam de descendre du minbar pendant que d'autres appellent au calme. Ce jour-là, la situation a failli dégénérer. Mais les exégètes vous diront que la fitna a bien eu lieu à Aïn-Merane, ce jour-là. Les gens ont adressé des lettres aux autorités, signé des pétitions, tenté d'ameuter l'opinion. Ils ont essayé aussi de jouer sur la corde raide en évoquant les moeurs du responsable évincé, sans apporter pour autant des arguments infaillibles. Mais l'administration a la détente lourde. Elle prend le temps de vérifier avant de faire pleuvoir ses sanctions. Entre-temps, le nouvel imam a vécu le martyre. Il marche seul dans les rues. Il attend que les fidèles quittent la mosquée pour se mettre à prier dans un petit coin. Comme un pestiféré, il rase les murs, en attendant que l'administration se décide. De temps à autre, un passant lui jette à la figure une insulte, et petit à petit, tout le monde trouve du plaisir à narguer l'intrus. Au bout d'un mois, les citoyens -n'est-ce pas un acte de citoyenneté?- ont eu gain de cause. Le ministère des Affaires religieuses a enfin réagi. Il révoque l'homme par qui le scandale est arrivé. L'ancien imam a repris sa place.