• La Méditerranée est une région d'importance géopolitique, stratégique, économique et écologique majeure. Elle constitue une «Zone d'intérêt particulier» pour les uns et une «Zone d'intérêt commun» pour les autres. Bien que cette mer représente moins de 1% de l'océan mondial, elle génère 30% du produit marin brut. • Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, lors de son discours du 18 juillet 2024, a mis en avant deux priorités clés pour la région méditerranéenne: La migration, avec des mesures visant à: tripler les effectifs de Frontex, mettre en oeuvre un pacte européen pour la migration, développer une approche commune des retours. Le partenariat, avec un engagement à: valoriser les investissements européens, renforcer les liens avec les pays du voisinage sud et la proposition de nommer un commissaire pour la Méditerranée. • La crise politico-militaire entre la Russie et l'Ukraine a renforcé l'importance stratégique de la Méditerranée, qui est redevenue le théâtre de manoeuvres politiques et diplomatiques de plusieurs acteurs de puissance. • Cependant, l'attitude passive de l'UE face à l'invasion israélienne et aux massacres massifs de civils à Gaza a été critiquée par de nombreux pays méditerranéens qui ont accusé l'UE et ses Etats membres d'appliquer la politique de «deux poids deux mesures» par rapport au conflit Russie-Ukraine. 2. Les défis géoéconomiques en Méditerranée • La Méditerranée est un carrefour économique majeur, avec une forte croissance des industries de l'économie bleue, notamment, en termes de préservation des ressources marines, d'emploi et de valeur ajoutée. • Depuis 2011, les rapports du World Economic Forum (WEF) ont mis en exergue la tendance «Mediterrafrica» selon laquelle: Les pays du sud de la Méditerranée se tournent désormais vers l'Afrique subsaharienne pour leur développement économique. L'Europe, introvertie et centrée sur elle-même, risque de manquer cette opportunité de croissance et de prospérité dans la région. • La Chine joue un rôle croissant dans le développement des infrastructures en Afrique du Nord, désireuse de contrôler l'extraction de matières premières critiques (minerais stratégiques et terres rares) soutenue par des investissements massifs et la demande des pays Brics et du Conseil de coopération du Golfe (CCG). • Les efforts de l'UE pour contrer l'expansion de la Chine en Afrique via l'initiative Global Gateway (la moitié des 300 milliards de dollars américains prévus est consacrée à l'Afrique) suivent une philosophie différente qui ne répond pas nécessairement aux attentes des pays africains. • La région sud-méditerranéenne se repositionne comme une porte d'entrée clé vers les marchés émergents, en particulier l'Afrique. 3. Défis de la relation UE-Afrique du Nord • Concurrence internationale en Afrique du Nord: Les quatre Etats membres les plus influents de l'UE (IT, FR, DE et SP) sont en compétition dans la région avec d'autres acteurs extra-régionaux tels que la Russie, la Turquie, la Chine, les Etats-Unis, les Emirats arabes unis, le Qatar et l'Afrique du Sud. D'autres pays plus petits de l'UE ont intensifié leurs efforts pour participer également à cette compétition, certains d'entre eux réutilisant des liens culturels, économiques et politiques plus anciens. Le Royaume-Uni, l'Inde, le Japon et la Corée du Sud sont dans une logique proactive d'entrée progressive sur le marché nord-africain. • Posture des quatre Etats membres les plus influents de l'UE en Afrique du Nord: La position des quatre Etats membres les plus influents de l'UE diverge, motivée par les politiques et orientations nationales ainsi que par leur interaction avec les changements et les développements dans la région: La France avec les pays d'Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc) ont des relations compliquées par des héritages historiques et des attentes régionales, créant frustration et mécontentement. L'Italie promeut une stratégie de «l'engagement d'abord» avec la Tunisie et construit des liens énergétiques avec l'Algérie et à terme avec la Libye. L'Espagne s'est récemment tournée vers le Maroc alors que ses relations avec l'Algérie traversent une zone de turbulences. La France est dans la logique également. L'Allemagne recule alors que les espoirs de réformes démocratiques souhaitées se sont dissipés. • Positionnement des quatre Etats d'Afrique du Nord vis-à-vis de l'UE: Les pays d'Afrique du Nord centrale (Algérie, Libye, Maroc, Tunisie) sont considérés à l'échelle mondiale comme des partenaires difficiles pour l'Europe. Ces dernières années, leurs élites dirigeantes sont devenues plus affirmées dans leurs tentatives de fixer les termes des relations avec l'UE et ses Etats membres, en utilisant à la fois les forces et les vulnérabilités de leurs pays pour obtenir des concessions. Ils ont transformé les actifs énergétiques, la menace de la migration et même le risque d'effondrement économique en leviers pour atteindre leurs objectifs diplomatiques, détourner les critiques internationales et obtenir un soutien financier sans conditions onéreuses. En outre, l'Accord d'Abraham 1, signé entre le Maroc et Israël en 2021, le statu quo concernant la question du Sahara occidental et le conflit de moyenne intensité qui perdure en Libye depuis les révoltes du «Printemps arabe» de 2011, ont compliqué les relations politiques inter-étatiques de l'Afrique du Nord et ont compromis leurs chances de construire des relations économiques durables inter-Etats. Face à ces évolutions, les pays européens ont présenté une réponse fragmentée. Certains d'entre eux sont même réjouis et risquent de tirer profit des avantages face à cette fragmentation de la région nord-africaine. 4. Défis de la relation UE-Algérie • Perception divergente: Depuis de nombreuses années, la Commission européenne critique les mesures restrictives imposées par l'Algérie aux exportations et aux investissements européens. Ces mesures, visant à stimuler la production locale et la diversification économique, ont compliqué l'ouverture de l'Algérie aux IDE, provoquant des résultats totalement inverses de ce qui était souhaité. Les plaintes de l'UE portent sur: des certificats d'importation souvent refusés, un système de licences perçu comme une interdiction voilée, la bureaucratie et l'incohérence dans l'application des règles et des restrictions à l'importation de produits spécifiques tels que les voitures, le marbre et la céramique. L'économie algérienne, caractérisée par un retard dans les réformes structurelles et la modernisation du paysage industriel, n'est pas encore prête à affronter la mondialisation et une ouverture totale au libre-échange, notamment en raison des déséquilibres perçus avec l'UE, son partenaire le plus proche dans l'Accord d'association avec cette dernière. L'Algérie critique l'Accord d'association avec l'UE pour le démantèlement rapide des tarifs douaniers, le manque d'appui efficace dans les programmes de coopération et l'inefficacité dans l'accompagnement de l'adhésion à l'OMC. • Impact sur les échanges entre l'Algérie et l'UE: 59,1% des échanges commerciaux de l'Algérie se font avec l'UE. L'Algérie est un partenaire commercial important de l'UE mais reste très dépendante de l'exportation de ses hydrocarbures, avec une balance commerciale déficitaire pour presque toutes les catégories de produits. • Les IDE en Algérie sont limités par une perception négative de l'UE, liée à des réformes économiques non abouties, des restrictions commerciales et des obstacles administratifs. • Les échanges entre l'Algérie et l'Espagne ont, par exemple, été gelés par Alger depuis juin 2022 suite au changement de position de Madrid sur le Sahara occidental, montrant la fragilité des relations commerciales avec l'UE généralement dépendantes de postures politico-diplomatiques. Les exportations européennes vers l'Algérie ont chuté de 45% entre 2014 et 2024, illustrant une tendance négative des relations commerciales bilatérales. La révision de l'Accord d'association UE-Algérie est jugée nécessaire pour mieux répondre aux réalités économiques et géopolitiques actuelles, notamment, en abandonnant l'idée selon laquelle le démantèlement tarifaire est le seul moteur de la coopération et du développement. L'amélioration du climat des affaires en Algérie, notamment, avec les réformes en cours depuis 2022, devrait permettre de développer un nouveau partenariat plus équilibré autour des IDE. 5. Conclusions • L'évolution du paysage géopolitique présente à la fois des risques, mais aussi une opportunité d'améliorer la coopération de l'UE avec ses partenaires d'Afrique du Nord. • L'UE pourrait, notamment, exploiter la puissance de son marché intérieur en encourageant le déplacement d'une partie de l'industrie manufacturière d'Asie vers l'Afrique du Nord dans le cadre du «near-shoring». Le secteur manufacturier chinois emploie, à lui seul, environ 180 millions de personnes. Si une petite partie de cette industrie pouvait être déplacée vers l'Afrique du Nord, cela pourrait avoir un impact énorme sur le développement économique de la région. • Le «near-shoring» vers l'Afrique du Nord réduirait également considérablement les coûts et les délais de transport ainsi que les émissions de CO2. • Un tel changement pourrait également créer des emplois peu qualifiés pour les migrants du Sahel. Par exemple, l'Algérie a créé 5 nouvelles zones de libre-échange à ses frontières avec les pays du Sahel dans le cadre de sa stratégie de sécurité des frontières, ainsi qu'un groupement trilatéral avec la Tunisie et la Libye afin d'accroître les opportunités et de contenir les flux migratoires. • Les frictions entre l'Algérie et l'UE, par exemple, reflètent les défis économiques auxquels l'Algérie est confrontée, notamment en matière de protection de la production locale tout en s'ouvrant aux IDE. • La création d'un nouveau modèle économique algérien, centré sur un Etat régulateur et un rôle accru des acteurs économiques privés, y compris étrangers, sera essentielle pour une relation rééquilibrée et prospère entre l'UE et l'Algérie. 6. Perspectives de relations équilibrées entre l'UE et l'Afrique du Nord • L'UE devrait soutenir une coopération accrue entre les entreprises privées européennes et les pays partenaires d'Afrique du Nord, pour promouvoir l'investissement et l'externalisation (par exemple, le projet de promotion des IDE en Algérie lancé en septembre 2023). Compte tenu de la dynamique de l'Europe du Sud (notamment autour du secteur agricole et des pénuries d'eau), des projets d'intérêt commun et équilibré pourraient être développés, bénéficiant aux deux rives de la Méditerranée. • L'UE pourrait réévaluer ses préférences commerciales, notamment, en termes de «règles d'origine». Actuellement, elle accorde des préférences aux pays de l'autre côté de la planète (via l'initiative «Tout Sauf les Armes, TSA» ou d'autres mesures unilatérales), mais n'accorde pas les mêmes préférences à ses voisins immédiats d'Afrique du Nord. • L'UE pourrait trouver des moyens plus flexibles pour mettre en oeuvre ses programmes de coopération économique en Afrique du Nord, en dehors du cadre habituel, où la coopération est ralentie par une lourde bureaucratie. La collaboration avec la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) est un exemple de coopération réussie à prendre en considération. • L'UE pourrait soutenir les cadres juridiques et institutionnels pour les partenariats public-privé (PPP). Elle pourrait, également, soutenir la capacité des partenaires nord-africains à préparer et négocier des contrats PPP. Dans le domaine des énergies renouvelables, par exemple, le soutien aux schémas de type «Power-Purchasing Agreement, PPA» pourrait être encouragé. • L'UE devrait continuer à soutenir un règlement politique du conflit en Libye qui a un immense potentiel économique. À long terme, une Libye stable et prospère peut devenir l'un des principaux facteurs de stabilisation dans la région du Sahel et de l'Afrique du Nord. • L'UE devrait soutenir les efforts de règlement politique sous les auspices de l'ONU pour résoudre les conflits, notamment, du Sahara occidental et de Gaza. • L'UE devrait soutenir dans la sous-région méditerranéenne de l'Afrique du Nord et du Sahel la mise en oeuvre pratique des initiatives de zones frontalières de libre-échange initiées par l'Algérie, les développements frontaliers et les regroupements régionaux adaptés à la nouvelle dynamique régionale afin de contenir les flux migratoires.
*Président exécutif du Centre d'études et de conseil (www.nordsudventures.com), membre du comité d'experts du WEF, membre de divers groupes de travail «Track-II» du système des Nations unies pour la consolidation de la paix, Alumni du Centre d'études stratégiques NDU-NESA. Dr Arslan Chikhaoui*