L'Expression: Le président Biden, en fin de mandat, vient d'autoriser l'Ukraine à frapper le territoire russe avec des missiles ATACMS. Que signifie cette décision? Hocine Meghlaoui: Depuis deux ans, l'Occident a franchi plusieurs étapes dans son escalade guerrière contre l'Ukraine, notamment en matière de fournitures d'armes à l'armée ukrainienne: artillerie, chars, avions, missiles. Le pas le plus significatif a été franchi ce dimanche 17 novembre. À l'occasion du 1 000e jour de la guerre, et à une poignée de semaines de son départ de la Maison-Blanche, le président Biden a finalement satisfait la demande de l'Ukraine, en l'autorisant à frapper en profondeur le territoire russe avec les missiles américains ATACMS (Army Tactical Missile System). Ce sont des missiles sol-sol tactiques d'une portée de 300 km. Ils permettront de cibler des concentrations d'hommes et de matériels, des dépôts de munitions ou des aérodromes dans des endroits inatteignables jusqu'à présent. Mardi 19 novembre, l'armée ukrainienne a mené sa première attaque avec des missiles ATACMS, en ciblant un dépôt de munitions dans la région de Briansk, à environ 120 km à l'intérieur du territoire russe. Le président Poutine a toujours mis en garde l'Occident contre une telle décision stratégique. Quelles pourraient être les conséquences de cette nouvelle situation? L'utilisation de missiles d'une portée de plusieurs centaines de kilomètres va obliger les Russes à reculer leurs centres logistiques et leur aviation encore plus loin des lignes du front, ce qui va allonger davantage leurs lignes d'approvisionnement. C'est une contrainte supplémentaire qui pourrait les gêner militairement, mais qui ne changera rien à la situation sur le front. Il y a de plus en plus d'observateurs avertis, en Occident même, qui estiment que la guerre est irrémédiablement perdue pour Kiev et donc pour Washington. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le président Poutine a fait plusieurs déclarations sur la possibilité du recours à l'usage de l'arme nucléaire. Il a même ordonné à l'armée russe de mener des exercices pour se préparer à cette éventualité. On notera que le mardi 19 novembre, le jour même où l'Ukraine a utilisé pour la première fois les missiles ATACMS, le président Poutine a signé un nouveau décret pour actualiser la doctrine nucléaire russe. Désormais, toute attaque conventionnelle contre la Russie par un pays soutenu par un Etat doté de l'arme nucléaire sera considérée comme une «attaque conjointe». Supposons une utilisation massive des missiles ATACMS par les Ukrainiens. Supposons que Paris et Londres, qui ont fourni à Kiev des missiles Scalp (Système de croisière conventionnel autonome à longue portée, appelé Storm Shadow par les Britanniques) d'une portée de 400 km, suivent l'exemple de Washington, et que Berlin (missile Taurus, portée supérieure à 500 km) leur emboîte le pas, ce qui pourrait se produire après les prochaines élections que la CDU a de fortes chances de remporter. Un tel engrenage signifierait pour Moscou que l'OTAN est en guerre contre la Russie conduisant inévitablement celle-ci, qui vient d'abaisser le seuil d'utilisation de l'arme nucléaire, à utiliser des armes nucléaires tactiques. Ceci ouvrirait la boîte de Pandore. La révision de la doctrine nucléaire de la Russie était-elle prévisible? Etait-elle inévitable? Comment peut-on l'interpréter? Est-elle motivée uniquement par la situation nouvelle créée à la suite de la décision du président Biden d'autoriser l'Ukraine à utiliser les missiles ATACMS pour attaquer en profondeur le territoire russe? Il convient de rappeler que, trois jours après le début de l'«opération spéciale» en Ukraine, le président Poutine a ordonné de mettre les «forces de dissuasion de l'armée russe en régime spécial d'alerte au combat», en réponse à ce qu'il avait appelé les «déclarations belliqueuses de l'OTAN». En octobre 2022, il a supervisé un entraînement préalablement annoncé des forces de dissuasion russes, en réponse aux mises en garde du président Biden. Depuis, la possibilité d'un recours à l'usage de l'arme nucléaire est de plus en plus évoquée. La politique nucléaire de la Russie, comme celles de tous les Etats dotés de l'arme nucléaire, est encadrée par une doctrine qui explique dans quelles conditions ce type d'arme peut être utilisé. Ces doctrines sont actualisées en fonction de l'évolution de la nature des menaces. La dernière doctrine nucléaire russe datait de 2020. C'est cette doctrine qui a été actualisée le 19 novembre, le jour même de l'utilisation des missiles ATACMS contre le territoire russe. Le président Poutine a décidé d'abaisser le seuil de l'utilisation de l'arme nucléaire. Désormais, toute attaque contre le territoire russe avec des missiles comme les ATACMS, par un Etat non doté de l'arme nucléaire, mais avec la participation ou le soutien d'un Etat qui en est doté, sera considérée comme une «attaque conjointe». Ceci cadre parfaitement avec l'attaque ukrainienne du 19 novembre. L'ajustement de la doctrine nucléaire russe était dans l'air depuis plusieurs mois. En juin 2024, le président Poutine a laissé entrevoir la possibilité d'une révision de la politique nucléaire russe. Le 1er septembre 2024, le ministre adjoint russe des Affaires étrangères, Ryabkov, a été plus explicite lors de sa participation à la Conférence du désarmement à Genève, mais n'a avancé aucune date. Fin septembre, à l'occasion d'une réunion du Conseil national de sécurité, le président Poutine avait annoncé la décision d'«adapter les dispositions du document de planification stratégique aux réalités actuelles», faisant allusion aux développements intervenus dans les relations avec l'OTAN, en relation avec le conflit ukrainien. L'Occident est accusé d'utiliser l'Ukraine comme proxy pour infliger une défaite stratégique à la Russie et la diviser en plusieurs Etats. Ceci est considéré comme une menace existentielle par Moscou. Enfin, il faut noter que les déclarations et mesures prises par la Russie n'ont pas dissuadé l'Occident qui s'est livré à plusieurs escalades. Qu'en sera-t-il cette fois-ci? Il est prématuré de répondre à cette question. Cependant, on notera que des voix en Occident parlent de simple «chantage» de Poutine. C'est un pari risqué. Est-ce à dire qu'une guerre nucléaire est possible? La possibilité d'une guerre nucléaire est, désormais, à prendre au sérieux, pour plusieurs raisons: - Il convient de rappeler aux sceptiques une vérité élémentaire: en matière de sécurité, on ne fait pas de l'art pour l'art; une arme est fabriquée pour être utilisée. L'arme nucléaire l'a été à Hiroshima et Nagasaki. Elle a failli l'être en 1962, lors de la crise des missiles de Cuba, ainsi qu'à d'autres occasions. - Depuis le début du conflit ukrainien, on parle quotidiennement de guerre nucléaire, on en débat sur les plateaux de télévision entre «experts» recourant, surtout, à des généralités qui n'éclairent pas toujours l'opinion publique. Parler de guerre nucléaire n'est plus un tabou. - L'architecture du désarmement, laborieusement mise en place depuis les années 1970 par les deux principales puissances nucléaires, a été démantelée. Le coup d'envoi a été donné en 2002 par le président Bush fils qui a dénoncé le traité sur les missiles antibalistiques, dit traité ABM. Cet important instrument de désarmement a permis de maintenir pendant une trentaine d'années la validité de la dissuasion nucléaire dont il était la pierre angulaire. En mai 2020, le président Trump a clos ce démantèlement, en retirant les Etats-Unis du traité «Ciel ouvert» (Open Skies), qui était depuis 1992 une importante mesure de confiance et de transparence entre la Russie et l'Occident. Il ne reste plus en vigueur que le traité sur la réduction des armes stratégiques, le New Start signé en 2011 pour une durée de dix ans et reconduit discrètement jusqu'en février 2026. Au-delà de cette date, c'est l'inconnu. (Pour plus de détails, voir article du même auteur «Retour des menaces de destruction mutuelle entre Washington et Moscou. L'équilibre de la terreur», dans L'Expression du 10 octobre 2022). - Enfin, il y a un peu partout dans le monde des situations volatiles, impliquant des Etats dotés de l'arme nucléaire et qui comportent des risques de déclenchement d'une guerre à la suite d'une mauvaise évaluation des intentions de l'adversaire. Depuis le 24 janvier 2023, l'heure de l'horloge de la fin du monde, dite aussi horloge de l'apocalypse (Doomsday Clock) est à 90 secondes de minuit, soit le temps le plus proche de la conflagration nucléaire depuis la création de cette horloge en 1947. Ceci signifie que les dangers qui pèsent sur l'humanité n'ont jamais été aussi grands. Une guerre nucléaire généralisée, c'est la fin de la civilisation humaine. Est-ce à dire qu'il y a un risque de guerre mondiale impliquant le recours à l'utilisation des armes nucléaires? Le moins qu'on puisse dire est que la situation internationale actuelle n'invite pas à l'optimisme, et pas seulement à cause des drames qui se déroulent en Ukraine et dans les territoires palestiniens occupés, notamment à Ghaza qui est devenue un enfer sur terre. Il ne faut pas se voiler la face. Le monde va mal, très mal même. Survolons brièvement notre chère planète terre. Que voyons-nous? Commençons par l'Europe qui n'a pas connu de guerre depuis 1945. Ce qui se passe en Ukraine est venu rompre cette longue période de paix. Ce qui se passe en Ukraine est porteur de grands dangers pour la paix mondiale car ce conflit oppose en réalité l'OTAN, notamment ses trois puissances nucléaires (France, Grande-Bretagne et Etats-Unis) à la Russie. L'Occident joue la pérennité de son hégémonie mondiale qui dure depuis plusieurs siècles et Moscou son existence en tant que nation. Passons en Asie, nous constatons que la situation dans la péninsule coréenne est explosive, avec une Corée du Nord qui développe rapidement son arsenal nucléaire adossé à un robuste programme balistique. En face, la Corée du Sud est appuyée par les Etats-Unis, une puissance nucléaire majeure, comme la Russie dont la proximité avec la Corée du Nord est devenue une alliance stratégique. Toujours en Asie, la question de Taiwan nourrit toutes les angoisses, de même que la situation en mer de Chine méridionale et dans la région de l'Indopacifique, en général, où les principaux players dans ce jeu dangereux sont trois puissances nucléaires: Chine, Etats-Unis et Inde. Ce dernier pays entretient avec le Pakistan, un autre Etat doté de l'arme nucléaire, un point chaud au Cachemire, qui a déjà connu plusieurs guerres et où les armées des deux pays se font face depuis des décennies. Au Moyen-Orient, Israël, une autre puissance nucléaire, sème le chaos chez tous ses voisins, fort de l'impunité que lui procurent l'Occident et les Etats-Unis en particulier. Dans ce jeu dangereux, la cible principale est l'Iran, un Etat qui, aujourd'hui, a la capacité de fabriquer, en peu de temps, la bombe nucléaire Il convient d'ajouter, qu'en cas de menace existentielle, ce pays a les composants nécessaires, dont l'uranium hautement enrichi, pour se doter au moins d'une bombe radiologique (appelée communément bombe sale) qui pourrait faire très mal à Israël. Enfin, on peut terminer ce tour d'horizon de l'apocalypse en rappelant qu'il existe un peu partout des conflits en cours, ou potentiels, qui peuvent se transformer en guerres de grande intensité. Certains opposent des pays lourdement armés qui se livrent à d'inquiétantes courses aux armements, un des sports les mieux partagés au monde de nos jours. Une dernière question. La Russie vient de lancer contre l'Ukraine un missile à portée intermédiaire. Que signifie ce geste qui a retenu l'attention des observateurs? Pour la première fois, le président Poutine a fixé une ligne rouge à l'escalade occidentale en l'inscrivant dans la doctrine nucléaire russe. Le lancement d'un missile hypersonique à portée intermédiaire, à charge non nucléaire, contre l'Ukraine est surtout un sérieux avertissement à l'OTAN qui a déjà convenu d'une réunion pour en discuter. Il faut rappeler que le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, plus connu sous le sigle anglais INF (Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty), qui date de 1987, a permis de démanteler cette catégorie de missiles (500 à 5500 km) pouvant emporter des charges nucléaires ou conventionnelles. Or, ce traité a été dénoncé par le président Trump en 2019. Ceci a relancé la course aux armements, surtout qu'on prête aux Etats-Unis l'intention de déployer en Europe (mais aussi en Asie pour contrer la Chine) des missiles à portée intermédiaire. Pour le moment, la Russie aurait décidé de lancer la production en série du missile lancé contre l'Ukraine baptisé Oreshnik. Ce type de missile peut atteindre n'importe quelle capitale européenne en quelques minutes. Ceci rappelle les moments dramatiques connus durant la guerre froide, notamment dans les années 1980, lors de la crise des missiles Pershing.