L'auteur campe ses personnages dans une cour des miracles érigée dans une décharge publique, loin de la ville, près de la Méditerranée. Derrière la jetée, la plage leur offre un spectacle de vagues démontées comme ces touches d'un piano déchaîné, tout en musique, pendant que les gens de la ville se calfeutrent chez eux, bien au chaud. Loin de la beauté. C'est, du moins, ce que s'éreinte Aach à faire rentrer dans la cervelle de Junior, son protégé, attiré par la ville comme les mouches par une toile d'araignée. C'est ce type de personnages, bigarrés, forts de caractère, qui peuplent cette dernière œuvre de Yasmina Khadra, débordant les lignes. Un autre monde ? Peut-être. Le meilleur des mondes, pour eux ? Sûrement. Après avoir planté le décor sur ce no man's land interdit aux autres, l'auteur guide les pas de ses lecteurs dans le territoire des Horr où ses personnages atypiques se laissent découvrir au gré des campements de chacun. Il y a d'abord Aach, le borgne, philosophe et musicien à ses heures perdues, pour qui l'argent ne sert qu'à marcher dessus. Son protégé Junior, le simplet, qui découvre la vie mais pas encore la ville. Il le fera mais il fera vite de revenir de ses illusions et des néons. Bliss, qui préfère les chiens aux hommes. Haroun, le sourd quand il veut, qui s'échine à déterrer du sable un tronc d'arbre, et ceci jour après jour. Comme le rocher de Sisyphe. Puis Mama et son Mimosa et, enfin, le Pacha et sa bande sur laquelle veille Négus. Toute une galerie de tableaux, repoussants de prime abord, qui deviennent sympathiques dès qu'on les côtoie et qu'on fasse un effort pour les écouter. C'est le conseil que nous donne l'auteur : “Sur le terrain vague, toutes les hontes sont bues comme sont les plus horribles secrets.” (Page 38) Portraits durs, travaillés au scalpel, même si le verbe se veut attendrissant pour rendre la réalité supportable. Yasmina Khadra laisse voguer son regard tel une caméra dans sa plus rigide froideur et neutralité et il se retient d'intervenir qu'en cas de besoin. Ici, le territoire est découpé en zones d'occupation de l'espace : celle de Aach, celle de Mama, Haroun et Bliss et, enfin, il y a la jetée où règne en maître absolu le Pacha et sa bande de dégénérés qui vont faire leurs emplettes dans les poubelles de la ville. Il y a des frontières et des terrains gardés, respectés par tous. Comme en démocratie… jusqu'à ce que Ben Adam fasse irruption dans ce havre de paix. Cet être mystérieux, venu on ne sait d'où, va dérégler le quotidien des habitants et l'ordre établi. C'est ainsi que Junior, le plus désarmé d'entre eux, se fait happer par les lumières de la ville d'où il revient marqué au fer rouge. Retour à la case départ, et la dernière page sert de transition pour revenir à la première page. Pour refaire la roue de la vie ; éternel recommencement. Il n'y a pas à dire, Yasmina Khadra possède cette capacité qui relève de l'art qui consiste à adopter un style d'écriture pour chaque situation. Par exemple, la sobriété de la phrase dans l'Attentat, où c'est l'action qui prime, profondeur dans Ce que le jour doit à la nuit, et puis ces phrases saccadées, inachevées comme leurs personnages. Avec ce roman, l'auteur, qui n'est plus à présenter, conforte sa position d'écrivain incontournable de la trempe de Camus et de Kateb.