Liberté : À la lumière de ce qui a été dit et de ce que vous avez entendu pendant ces trois jours, non pas pour faire une étude comparative mais juste un parallèle, où situez-vous les droits de la femme algérienne ? Fatma Boufenik : L'objectif numéro un de ce forum est de faire le point sur les législations dans les sept pays de la zone sud de la Méditerranée, l'Algérie, la Tunisie, le Maroc, l'Egypte, le Liban, la Jordanie et la Palestine. Avant, il y avait des rencontres sur cette question, mais souvent, on mettait l'accent sur les avancées, notamment des pouvoirs publics. Cette rencontre a mis l'accent sur les insuffisances existantes en termes de discrimination dans les textes de lois liées donc à la législation de la famille et, partant, au statut des femmes dans la famille et dans la société par rapport particulièrement aux violences qu'elles subissent aussi bien au sein de la famille, que dans le monde du travail et l'espace public, notamment dans la rue. L'aspect lié à son statut économique et les insuffisances en découlant par rapport au travail, à la propriété et à la question de l'héritage ont également été examinés. C'est ce qui a été débattu pendant les trois jours, mais comment peut-on définir la situation de la femme algérienne par rapport aux autres femmes dans le monde arabe ? Si on compare par rapport à la région que je viens de citer, on peut s'estimer heureuses, notamment par rapport aux pays du Machrek, bien que pour nous, au Maghreb, l'Algérie reste en dernière position par rapport aux textes qui sont discriminants vis-à-vis des femmes. Pouvez-vous nous donner des exemples sur cette situation ? Parlons du code de la famille. En Tunisie, même s'il s'inspire de la charia contrairement à ce qui se dit ici et là comme étant un code laïque, en fait, c'est plutôt un code qui a une lecture progressiste du droit musulman. Partant de là, il y a une avancée et une approche égalitaires dans le code de la famille tunisien, bien sûr, avec des aspects qui restent, selon les Tunisiennes elles-mêmes, à améliorer. Par rapport au Maroc, il y a eu le changement de la moudawana, un an avant l'amendement du code de la famille et, par certains aspects aussi, il y a eu une approche plus égalitaire que ce qu'il y a eu en 2005 en Algérie. La particularité du mouvement féministe marocain, c'est qu'elles et ils — car les mouvements féministes ne concernent pas que les femmes — ont profité d'un malheur pour faire avancer la cause au niveau collectif. Le cas de la mineure qui a été violée, qu'on a mariée de force et qui s'est suicidée a permis de faire des avancées sur le mariage des mineures et donc éliminer du code pénal l'obligation de marier la victime à son bourreau et de ne pas mettre en avant l'honneur de la famille et celui de la société. L'autre cas est celui de la journaliste et de son compagnon qui ont été condamnés dans une affaire d'avortement dans une relation extraconjugale, ce qui a donné lieu à une demande de dépénalisation aussi bien de l'IVG que des rapports extraconjugaux. Le roi les a graciés, ce qui a été interprété comme un message fort par les militants et les militantes des droits humains. Ce qui n'est malheureusement pas le cas en Algérie car on assiste à chaque fois à des drames… L'exemple le plus frappant est la libération de l'assassin d'Asma (Asma Bechkit, étudiante tuée à Mila en 2013, dont l'assassin avait été condamné à perpétuité avant d'être acquitté en appel en novembre dernier, ndlr). Au contraire, on a l'impression que, parfois, on cherche juste à narguer la société civile et les mouvements des droits des femmes. Donc, je disais que sur le plan du code de la famille, nous sommes les derniers de la classe au Maghreb. Pour rattraper ce retard, vous, en tant qu'association féministe, quelle feuille de route proposez-vous ? Historiquement, on remet en cause le code de la famille comme étant un texte anticonstitutionnel, un texte qui ne permet pas à l'Algérie de respecter ses engagements vis-à-vis de la convention de lutte contre les discriminations faites aux femmes, la CEDAW. Il y avait deux positions, une qui demandait juste l'amendement du code de la famille et l'autre qui demande son abrogation et son remplacement par un code civil et égalitaire. Actuellement, l'ensemble du mouvement féministe est en faveur de l'abrogation du code de la famille et la proposition d'un code civil et égalitaire. On a fait deux fois l'expérience de l'amendement. En 1996, il y a eu ce qu'on a appelé les 22 amendements proposés par Mechernène (ministre déléguée auprès du Chef du gouvernement, chargée de la Solidarité nationale et de la Famille de 1996 à 1998, ndlr) qui les a proposés dans un contexte difficile et qui auraient pu être une opportunité pour l'Algérie et pour les droits des femmes. Malgré cela, la proposition n'est pas passée. Il y a eu aussi l'amendement du code de la famille en 2005 avec une prétendue introduction d'éléments égalitaires mais, au fait, le texte s'est retrouvé avec deux logiques : une première qui repose sur le droit objectif, donc sur la dimension égalitaire et, d'un autre côté, il y a eu la référence à la charia. On a, en ce moment, un code qui n'est pas du tout homogène, un texte d'une incohérence totale qui n'est pas égalitaire. En 2004, le Maroc avait amendé son code de la famille et, en 2005, il y a eu une pression internationale (mais aussi du mouvement associatif féminin) pour que l'Algérie respecte ses engagements vis-à-vis de la Cedaw. Il y a bien eu la commission Boutarène qui a travaillé pendant une année, qui a consulté de manière formelle ou informelle la société civile, qui a examiné l'expérience des autres pays comme la Tunisie, l'Egypte ou le Yémen, mais en fin de compte, il y a eu une grande pression des islamistes sur la commission pour ne pas faire passer un code progressiste. À la fin, quand le président de la commission a remis le travail à Bouteflika, ce dernier a pris la décision unilatérale d'opérer quelques "toilettages" pour satisfaire aussi bien ceux qui demandaient l'égalité que ceux qui étaient contre. Il y en avait un peu pour les progressistes et un peu pour les islamistes. En revanche, ce qu'il y a eu de positif en 2005, c'est l'amendement du code de la nationalité qui permet maintenant à la femme de donner la nationalité aussi bien à ses enfants qu'à son époux étranger. Par rapport au code pénal, je pense qu'on doit s'estimer heureuses parce qu'on a un code qui a défini la discrimination et reconnu les formes de violence faites aux femmes, le harcèlement, la violence conjugale, le viol, alors que certains pays, en dehors du Maghreb, ne disposent même pas de code pénal qui légifère sur les violences faites aux femmes et elles ne sont pas considérées en tant que tel. Au Maghreb, la Tunisie a bien avancé car en 2017, elle a mis sur pied une loi nationale de lutte contre les violences faites aux femmes qui promeut aussi bien le volet préventif que pénal.