Avec audace et aplomb, un aréopage de distingués spécialistes et experts patentés entame, dans Liberté, et par oxymore, une chasse aux sorcières (bon fils vs mauvaise fille), en confondant l'héritage (matériel) qui nous est légué et l'héritage (symbolique) que personne ne peut s'approprier. Selon eux, une lecture doit se faire : 1- selon la ligne de partage de l'honneur et du déshonneur ; 2- non pas de la personne, de l'individu ou du citoyen, mais 3- de l'Algérie tout entière : "Boulbina n'honore pas l'Algérie en déshonorant l'un de ses meilleurs fils." Par ces mots, ils prétendent ainsi incarner (ils sont six...) et le "lecteur algérien" et l'Algérie elle-même. Rien moins. Institué en tribunal de la "raison" et de la "saison" (qui n'entend ici la proximité entre tribune et tribunal ?), ce jury, telle une magistrature de la pensée, s'arroge ainsi le droit de condamner, c'est-à-dire de censurer, la liberté d'édition et la liberté de penser. La liberté d'édition : non seulement, comme la mise au point des éditions Frantz Fanon l'a souligné, Pierre Amrouche, l'ayant droit ("principal") de son père, a donné son accord pour l'édition des conférences de Jean El-Mouhoub Amrouche, mais, le 18 avril dernier, je lui ai envoyé directement, avant publication, l'ensemble des textes, présentation de Réjane et Pierre Le Baut et préface de Seloua Luste Boulbina comprises. Il savait ainsi que Je suis un champ de bataille, le titre du livre, et D'imprévisibles déhanchements, celui de ma préface, sont des expressions de Jean El-Mouhoub Amrouche. Jusqu'à la "tribune" publiée dans votre journal, Pierre Amrouche n'a manifesté aucun désaccord non plus qu'aucune critique, ni à l'éditeur ni à moi, alors qu'il était en contact direct et avec l'un et avec l'autre. Sous quel prétexte fallacieux et pour quelle tartufferie soutient-il aujourd'hui, avec d'autres, que le livre aurait été conçu dans son dos ? La liberté de penser : comme je privilégie la communication directe, l'échange et la discussion plutôt que les mauvais procès par presse interposée, j'exprime ici, en mon nom propre, ce que j'ai déjà adressé directement à Pierre Amrouche. Il n'y a rien de pire, en matière intellectuelle notamment, que les procès d'intention car ils sont la porte ouverte à tous les mensonges et à toutes les violences. C'est historiquement avéré. Pour la fille – puisqu'en ces lieux il convient d'abord d'avoir un père... – d'un des quatre Algériens du collectif d'avocats FLN qui plaidaient en France, et en français, pendant la révolution, il est piquant de constater, par exemple, que les délateurs, sycophantes et autres porteurs de figues de cette tribune enfoncent bruyamment une porte déjà grande ouverte depuis bien longtemps en expliquant que l'usage de cette langue a pu être, à l'époque, au service de mes compatriotes : ce que je n'aurais pas compris ! J'aurais même "sous-entendu", par "perception idéologique nationaliste ethno-centrée" (...), qu'il pouvait y avoir là "imposture" ou "trahison"... Le grotesque le dispute au ridicule. Ni fleur ni couronne. Depuis toujours, les philosophes évitent le genre épidictique (éloge ou blâme) et ne manifestent pas de grandiloquence, de révérence, de condescendance dans leur propos. Car, alors, sans faire usage de leur liberté intellectuelle, ils imposeraient les codes de l'autorité sociale, c'est-à-dire de la "grandeur" ou de la carte de visite. C'est pourquoi les philosophes pratiquent aussi la suspension du jugement (épochè). Cela exige de la rigueur et du sens critique. Cela demande aussi du courage, celui de penser par soi-même. Pierre Amrouche, Amin Zaoui, Michel Carassou, Abdelhak Lahlou, Hervé Sanson, Tassadit Yacine répètent aujourd'hui, à Alger, le procès de Socrate à Athènes. On a accusé le philosophe de corrompre la jeunesse ("le lecteur algérien") et de ne pas honorer les dieux de la cité (les dieux de l'Algérie). Comme l'a souligné ultérieurement Cicéron, à cette époque, "la Grèce avait davantage de tyrans qu'un tyran n'a de gardes du corps". On peut convoquer tous les témoins de la terre, avec ou sans youyous. Un écrivain n'appartient pas à ses enfants, fussent-ils ayants droit. Une œuvre n'appartient pas à un pays, fût-il l'Algérie. Une œuvre appartient à l'humanité tout entière, c'est-à-dire à personne en particulier. Un écrivain aussi. Olivier Fanon et Amazigh Kateb le savent, qui, à raison, ne s'estiment pas dépositaires de textes, articles, entretiens et conférences qui ont, en tant que tels, nécessairement déjà échappé à leur auteur. C'est tout à leur honneur. Nouméa, le 26 septembre 2020 Seloua Luste Boulbina Agrégée de philosophie, docteur en sciences politiques, chercheuse (HDR) à l'université Paris Diderot. A notamment publié Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (Les Presses du réel, 2018) ; Dix penseurs africains par eux-mêmes (Chihab, 2016) ; L'Afrique et ses Fantômes (Présence africaine, 2015) ; Les Arabes peuvent-ils parler ? (Blackjack, 2011/Payot, 2014) ou Le Singe de Kafka et autre propos sur la colonie (Sens Public, 2008/Les Presses du réel, 2020). A reçu un French Voices Award pour Kafka's Monkey and other Phantoms of Africa (Indiana University Press, 2019).