Le Sila n'aura pas lieu cette année. Pour garder le lien entre écrivains, éditeurs et lecteurs, Liberté ouvre ses colonnes et leur donne la parole... Par : Hubert Haddad ECRIVAIN TUNISIEN Empêché cette année par la pandémie – laquelle rappelle à chacun combien le destin de l'humanité est indissociable, par-delà les privilèges, et à quel point toute idée de mondialisation ne saurait être que solidaire et salvatrice – le rendez-vous du Sila devient emblématique de nos espérances. Depuis quatre ans, le voyage à Alger pour cet événement nous mettait en joie, tant les rencontres et les retrouvailles, les découvertes et les partages amicaux, toute cette émulation au milieu des livres nous laissait entrevoir un nouvel humanisme intergénérationnel et multiculturel. Plus d'un million de visiteurs venus d'Algérie et du monde pour arpenter en tous sens, chacun à son allure, cette immense bibliothèque en fête qu'est un festival tel que le Sila, mais aussi pour ouvrir le cercle de l'échange, en regard de cet ami naturel qu'est le livre, lecteurs, auteurs et éditeurs mêlés, et pendant quelques heures ou plusieurs jours croiser, écouter, vivre de plain-pied la parole publique, qu'elle soit poétique, sociétale ou philosophique. Dans de tels espaces, l'esprit entre en activité réciproque et s'éclaire des mille facettes de l'intelligence et de la sensibilité. On en ressort heureux pour la vie, la tête florissante de points d'interrogation. Le livre est un jardin qui tient dans la main, selon un proverbe arabe. Et le Sila, une oasis où retrouver le miroir du monde, cet immense livre dont parle Ibn Arabi. On ne partage vraiment qu'avec l'autre, le lointain, l'étranger ; avec les siens, c'est un peu la becquée, l'osmose, l'heureux sommeil. C'est toujours le plus lointain qui nous donne un visage. La seule perspective qui donne sens à la vie, c'est la liberté, laquelle passe par une évidence : on n'est jamais plus ou moins humain ; l'Homme, version féminine ou masculine, est unique dans son irremplaçable multiplicité. Nul n'est en retrait. Il arrive seulement que les hasards du sort abolissent ces virtualités ou que les systèmes vous dénient vos droits légitimes. Il n'existe aucune barrière, aucune prévention d'ordre subjectif ou institutionnel qui puisse contrarier longtemps le partage des trésors de la sensibilité et de l'imagination que viennent incarner les cultures du monde présentes à tous les rayons de la bibliothèque de Babel.
Les Big Brother de l'intelligence artificielle L'humain n'est qu'un épanouissement du langage dans la surprise d'une créature en rupture d'animalité. Parole, lecture et écriture, ces trois dimensions complémentaires sont indispensables pour fonder un espace de langue où la quatrième dimension, qui est le temps humain, puisse trouver toute sa densité, pour que la mémoire nourrisse en permanence l'utopie simple d'exister. Il y a quelque chose d'inaliénable à la technologie comme à toutes les gadgétisations du texte ou de l'image dans le fait de raconter des histoires, comme dans celui de recouvrir une surface de couleurs et d'empreintes depuis les grottes de Lascaux ou d'Altamira. Ainsi le roman apte à toutes les métamorphoses, en état de mutation permanent, son ambition étant de rendre compte d'un monde en devenir dans ses transes et ses apories, peut être considéré au meilleur de sa forme divinateur et inspiré : la littérature tient depuis deux siècles son avenir du roman. Sa constitution expansive, dialectique, absorbant tous les genres littéraires, conte, théâtre, poésie, philosophie, pour rayonner à l'intérieur de nous grâce à cette "trêve de l'incrédulité" chère à Coleridge, qui pourrait sérieusement conjecturer son crépuscule ? Si l'on prend compte des littératures du monde, jamais le roman n'aura été si inventivement impérieux qu'en ce début de millénaire, sans pour autant trahir ses contours scripturaires fondés sur la mise en jeu dramatique d'une fiction et d'un imaginaire en phase avec tous les savoirs vécus ou mémorisés. Des clercs ont cru prédire l'avènement d'un roman hypertextuel, contaminé par l'imagerie, nourri de blogs, parasité par les médias, et pourquoi pas signé par quelque Big Brother de l'intelligence artificielle, oubliant que tout ce qui est artifice, bricolage et artefact, ne saurait servir qu'un exercice hasardeux, des plus transitoires, après les révolutions romanesques des siècles passés depuis les Métamorphoses (ou l'Âne d'or) du Berbère Apulée, en passant par Don Quichotte, Tristram Shandy, L'homme sans qualité, la Recherche du temps perdu ou l'Ulysse de Joyce. Le roman tient sa force démiurgique, non d'un quelconque rapiéçage hétéroclite d'allure futuriste, mais de son unité organique, indivisible et inapprivoisable. La poésie réveille les cœurs et les esprits C'est ainsi qu'il faut appréhender Kateb Yacine ou Mohammed Dib, initiateurs d'une littérature algérienne de rupture, c'est-à-dire de refondation. La poésie réveille les cœurs et les esprits aux moments justes : ses plus hautes harmonies n'existent qu'en liberté. Il n'y a d'ailleurs pas d'autre mot pour dire la nature du poème qui palpite dans l'œuvre vivante, toute d'appel, de lutte intime et d'inventivité. La liberté rend le présent disponible et les romans et poèmes des Tahar Djaout, de Mouloud Mammeri, de Jean Amrouche, d'Anna Greki, de Jean Sénac ouvriront toujours en nous des espaces de conscience inviolables. Je me souviens de l'enthousiasme des lecteurs venus nombreux entendre nos préludes année après année sur le stand des éditions Sedia au Sila, où Yahia Belaskri présentait les ouvrages collectifs consacrés à Kateb Yacine, à Malek Haddad et à Mohammed Dib, en attendant d'autres rendez-vous, ou de notre rencontre autour d'Apulée, la bien-nommée, revue internationale de littérature et de réflexion privilégiant le Maghreb et l'Afrique, sur le stand de l'Institut français, avec Yahia Belaskri, Catherine Pont-Humbert et Abdelkader Djemaï : les chaises vides étaient nombreuses à la prise de parole, mais dix minutes plus tard une petite foule radieuse se pressait jusque dans les allées autour des contributeurs de la revue. C'était juste avant le Hirak. "Comment savez-vous si la Terre n'est pas l'enfer d'une autre planète ?" s'interrogeait au grand naguère Aldous Huxley. La réponse semble évidente : parce qu'il y a des livres et tellement de gens pour les aimer ! Parce qu'en enfer, passé le vestibule, on peut lire l'inscription : "Vous qui entrez laissez toute espérance" ; et que nous avons d'inépuisables sources d'espoir encore, la littérature n'en étant pas la moindre. L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera. Le bassin méditerranéen, carrefour des civilisations J'ai sous la main un livre des éditions Hibr, acquis au Sila, Le Grain magique de Taos Amrouche. Ces contes, poèmes et proverbes berbères de Kabylie, recueillis, traduits et réinventés par la première femme algérienne romancière, regorgent de leçons souriantes soufflées par l'esprit populaire ancestral qui ne se trompe jamais : "Une pierre est au-dessus de nous : qui se sous-estime, elle tombera sur lui !" Tout est bel enseignement au lecteur attentif qui écoute des yeux la conteuse, ses chants et ses ruisseaux d'histoires. On peut sans crainte refaire sa vie sur un cheval d'éclairs et de vent. "Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil", prévient Taos, fille de Fadhma Aïth Mansour, dernier maillon d'une chaîne d'aèdes. Qui se souvient de ce Chant d'exil : "Nous n'avons d'autre messagère Que la gazelle du thym Qu'elle atteigne le Sahara et nous dise Le métier du bel adolescent - Jeune homme prends soin de toi : Le soleil d'été est piquant." Le Sahara, beau songe de l'absolu, s'éploie en nous-mêmes jusqu'au fond du cosmos. Depuis qu'il y a des hommes, l'exil a toujours été le lot commun ; et les pays, les civilisations, furent d'abord le fait des confrontations, violentes ou pacifiques, de peuples ou de groupes sociaux divers finalement intégrés par le partage des langues et l'accord des coutumes au sein d'une charte vivante qui est la culture même. D'une certaine façon, nous sommes tous des enfants de l'exil, des héritiers plus ou moins récents de la séparation et de l'éloignement. L'exil est peut-être même ce que nous avons en nous de plus précieux, de plus "humain", parce qu'il faut avoir connu un certain abandon, loin des origines, pour ne rien oublier de notre proximité à l'autre, dans le voyage d'exister. Avec l'exil, en dépit de la difficulté de vivre, une chance de nous réaliser aujourd'hui ou demain nous est offerte : tout est toujours à inventer, à créer, pour mieux coexister et faire de nos sociétés un espace infini de partage et d'échange, sans préjugés, restrictions, ni discrimination aucune. La plus belle, la plus urgente utopie, c'est de transformer cette richesse insoupçonnée, constituée de tous les apports individuels et collectifs, en alliance pour un monde ouvert où chacun trouvera librement son espace de vie, c'est de conjuguer les ailleurs dans un ici musical auquel jamais l'avenir ne manquera, c'est enfin de réconcilier la diversité culturelle, religieuse incluse, avec l'humanisme laïque, seul garant d'un vrai projet démocratique fédérateur. Alors on pourrait s'adonner à tous les "I have a dream" de la Liberté. Depuis la plus haute antiquité, le bassin méditerranéen a été le carrefour et le creuset des civilisations d'Orient et d'Occident, fécondant peu à peu les terres continentales encore barbares. Confronté aux aléas de l'Histoire – conquêtes, croisades, colonialismes, guerres d'indépendance, spoliations en tous genres, conflits ethniques ou religieux –, cet héritage unique, ce dialogue ancestral alliant les confins ne saurait s'éteindre faute d'espérance, l'espérance n'étant autre que le courage de l'esprit. Il faut travailler à faire signe. L'utopie est notre actualité. Un jour, Alger sera la capitale culturelle de la Méditerranée – et "cette expansion dans la lumière quand on regarde l'admirable baie d'Alger" (dixit Max-Pol Fouchet) sera aussi lumière de l'esprit, expansion des savoirs et des solidarités.