Par : Mustapha Debbih-Kallab Président de l'Organisation nationale des éditeurs de livres (ONEL) Le Sila n'aura pas lieu cette année. Pour garder le lien entre écrivains, éditeurs et lecteurs, Liberté ouvre ses colonnes et leur donne la parole... Si depuis plusieurs années, le Sila était le poumon par lequel les éditeurs respiraient quelques jours par an, l'année 2020 s'est chargée, par la pandémie Covid-19, de l'asphyxier, finissant ainsi l'atrophie de ce qui restait de l'édition en Algérie. En effet, les éditeurs algériens ont vu leur espace d'activité naturelle se rapetisser à vue d'œil, avec la disparition des librairies et la pauvreté des bibliothèques publiques et des espaces de vente en général, quand ils existent. Les autres salons et manifestations culturelles, comme les salons de wilaya et autres "salons" et "foires", initiatives locales et limitées, n'étaient pas assez importantes pour constituer des occasions de lecture et d'acquisition de livres, et ne pouvaient pas, de toute évidence, remplacer le Sila, et encore moins, la librairie de proximité, ouverte toute l'année. Les quelques éditeurs qui s'y étaient risqués en sont ressortis déplumés à cause des frais et des charges que les quelques ventes ne pouvaient pas, et de loin, couvrir. Que faire ? En tant qu'organisation d'éditeurs algériens, nous avons pris des initiatives, fait des propositions, suggéré des pistes, mais après moult discussions, plusieurs réunions, professions de foi et d'engagements, notre ministère de tutelle n'a pas entériné une seule option pour nous permettre de respirer comme tous les autres secteurs d'activités, et qui, par nature, n'est pas comme les autres secteurs. Le livre n'a pas pu être sauvé des eaux du coronavirus, puisque ni le Sila n'a pu être tenu, ni la proposition de salons de wilaya phare n'a pu être mise en route, ni le commerce en ligne n'a pu être une solution pour les lecteurs, car les solutions en ligne ne peuvent s'improviser, les plateformes de commercialisation du livre n'existant pas, ou à peine... Qu'à cela ne tienne, notre métier et notre passion du livre ne relèvant pas seulement d'une activité comme une autre, nous le portons comme un devoir envers notre pays et notre culture, envers le passé plein de sacrifices et d'efforts de construction d'un pays où la population serait non seulement alphabète, mais aussi cultivée et ouverte sur le monde du futur, et comme un devoir envers les générations futures qui ont un droit sur nous de sauvegarder leur patrimoine et de l'enrichir, et de les préparer, par le livre, à faire face aux défis de l'avenir. Nous aurions pu mettre cette période de pandémie à profit pour réfléchir à des solutions possibles et faisables. Mais nous ne l'avons pas fait. Le ministère de la Culture et les institutions sous tutelle n'ont rien proposé pour adapter les activités culturelles liées au livre, annulées à cause de la pandémie. Toutes nos propositions ont été mises au placard avant même leur naissance, alors que nous avons vu des expositions artisanales et autres braderies fleurir ici et là sur les places et placettes publiques. Ne pouvait-on donc pas en organiser quelques unes pour les livres, avant l'arrivée de cette deuxième vague qui referme les plus petites lucarnes par lesquelles on entrevoyait un filet d'espoir ? L'annulation du Sila ne peut être vécue par nous, éditeurs algériens, comme partout dans le "monde cultivé" où les espaces de vente et de culture peuvent palier à l'absence d'un salon, aussi prestigieux soit-il. Chez nous, il était ce lieu de rassemblement national et international, entre professionnels et lecteurs, entre auteurs, entre éditeurs et public. C'était la seule boussole qui nous renseignait sur l'état de la lecture dans notre pays, pas tout à fait exacte, mais presque. C'était un lieu et un moment de pèlerinage qui drainait les férus de lecture, il en reste quelques uns, de toutes les régions ; c'était la "qibla" des étudiants pour chercher des livres qui les aideraient à avancer dans la vie, et qu'ils ne trouvent nulle part devant leur lieux d'études ; c'était le moment où on sentait que l'Algérie avançait, malgré tout. Oui, malgré tout, car le Sila a été empoisonné ces dernières années par des "intrus" qui ont pris le livre algérien en otage, qui l'ont diminué, qui ont "magouillé" pour chasser dans des terres marécageuses, celles de la corruption matérielle et morale, pour prendre "leur part", pensent-ils, de cette Algérie. Ils ont si bien travaillé que nos cris d'alarme n'ont pas pu vaincre le vacarme de leurs "bendirs et ghaitas" et qui ont pu s'allaiter à n'en plus pouvoir au détriment de l'Algérie, de ses intérêts, du Sila, de sa réputation... Faut-il le dire, ce coronavirus, aura peut-être servi de "case pause" pour tout le monde afin de réfléchir à l'avenir de la culture. Nous entendons par là le livre et la lecture, les idées et l'avenir qui ne saurait se construire avec une culture de "détente", qui a sa place dans la vie des êtres humains, certes, mais qui n'a aucun sens pour un peuple qui n'aurait pas puisé sa force dans la lecture et les idées. Elle devient un ersatz mortel et un faux-semblant. Il faudra que dans les nouveaux textes de lois, les aides et facilités soient utilisées à bon escient, qu'elles soient un levier pour le lancement d'une véritable industrie du livre, papier ou numérique. Il faudra que les librairies soient nombreuses de nouveaux et qu'elles profitent des nouvelles lois en préparation sur les start-up pour aider des jeunes à s'y lancer. Il faudra que les salons du livre, surtout le Sila, retrouvent leur vocation première, celle de promouvoir la culture, la nôtre d'abord, et le meilleur de celle des autres aussi. Nous lançons encore un appel à tous les responsables de la culture pour faire preuve de conscience et de sens de la responsabilité face à cette situation ; sinon, nous en serons comptables devant les futures générations qui ne nous pardonnerons pas d'avoir été les fossoyeurs de la culture de et dans leur pays, l'Algérie.