D'emblée, l'entrée dans l'immeuble donne le ton. Une cour fortement défoncée laisse des traces dans nos pas hésitant, des carreaux de verre épais, entourés d'armatures de fer nous imposent de prendre la courée à revers, tout cela vers le fond de cet espace immense qui laisse entrevoir de la lumière… Episode I, Ateliers Sauvages, nous sommes le 13 du mois d'octobre 2018, le workshop est présenté ici sur un timing d'un mois et demi de travail. Extérieur soir : Il est dix-sept heures trente. L'entrée est imposante, sur une notice apposée sur le verre de la porte, elle interdit de déranger, que le chaland se rassure, il ne s'agit que du moment où les artistes sont en «progress». Ici le ton est donné chez la super space, la bien nommée Wassila Tamzali, au parcours étoffé au long cours dans cet univers particulier de la loi et des droits de l'Homme et des Femmes, rien ne nous interdit de mettre une majuscule au mot Femmes, n'est-ce pas !? Intérieur soir : Quand on intègre la lumière, les matières brutes nous sautent aux yeux. Le béton est là, trônant du haut de sa nostalgie, brut, dans une esthétique postindustrielle, des sièges volés à des chariots qui en ont vu d'autres, les murs fixés dans l'éternité par une patine paradoxalement très chaleureuse, béton ciré au sol, poutres métalliques apparentes, là-bas, au coin, une mezzanine surveille les lieux, ici, une petite marche, ou plutôt une estrade préfigure l'escalier magnifique, un défi aux architectes, métallique, en colimaçon, il jouxte une salle de bain au design high- tech, juste après, une belle cuisine open space où les prémices d'un jardin sympathique montrent quelques fleurs et plantes qui égayent une sorte de patio encore à l'esthétique des préaux parisiens qui héberges quelques lofts, dernière génération, un peu «bobo», un peu précieux. Une esthétique, un aménagement signée Feriel Gasmi-Issiakhem, digne fille de son père, digne artiste à l'esthétique redoutablement efficace, à l'inventivité inédite et designer actrice de son environnement, on adore… Tout cela dit, la suite est un gentil brouhaha déclamé à coups de rires forcés…souvent ! Rencontres nouvelles s'en suivent, compliments surfaits et surannés, envolées lyriques, gesticulations largement étalées, et discours redondants, classieux…un vernissage quoi ! Très rarement, les travaux sont vus, c'est ici, «the place to be», voir et être vus, un personnage grimaçant, tordu parcourt les lieux, je ne vois que lui, il m'interpelle, me salue, je le reconnais sur les photos entre deux bises enjouées. Il est le «Modèle», le sujet et l'acteur de cette mise en scène timide, émise par le photographe Mahmoud Agraïne qui a présenté une dizaine de grands, petits et moyens formats en noir et blanc dans une esthétique qui montre bien plus que cinquante nuances de gris… L'histoire est bien plus riche que ça, elle montre des photos très difficiles à réaliser, très difficiles aussi à voir par leur pertinence même. Abdelkader semble aussi inscrit dans une très belle installation, des clichés déchirés, flottant dans un coin aveugle, des regards et parties de corps se meuvent au fil d'une transparence voulue de liens faits de lumière, le gars maîtrise les canons de la photo, il prend son «sujet» comme un objet inévitable de la photo, fait ses «editings» dans la sobriété, il appuie juste un effet, remuscle un clair obscur, donne du relief à une expression, et ne viole jamais son modèle, il offre à son «personnage» la latitude de vivre dans le support, même ses clichés mis sous verre cassé ont de la substance, ils montrent une partie de foot, des enfants qui tombent, d'autres qui courent, certains s'accroupissent pour guetter un ballon, cachés dans des interstices impossibles. Mahmoud Agraïne oppose son esprit cartésien de médecin à la bonhommie toute en faconde humaniste que lui laisse la photo, il passe du trivial au tragique juste par la magie de la focale. La déchirure, Mahmoud la connaît aussi à travers Abdelkader Naït-Djoudi qui l'a vécu dans un départ aventureux vers le Canada, femme, bagages et enfants sous les bras pour vivre à l'ombre grisâtre de la décennie rouge, un retour vers ses pénates algériennes, s'ensuit un AVC qui le désarticule tant par le corps que par l'esprit. La séparation est inévitable, elle est un déchirement irréversible. Abdelkader n'est pas un SDF, il n'est pas un homme de la rue comme on pourrait le penser, c'est juste un accidenté de la vie, en rupture d'investissement social, il n'est pas indigent, juste un peu fauché, sans boulot, comment pourrait-il d'ailleurs, son français châtié ne laisse aucun doute, était-il journaliste, écrivain ? mystère total !! Cette déchirure qui le mine a donné ses réponses à Mouna Bennamani, plasticienne curieuse, enjouée qui a trouvé le déclic. L'atelier était enfin en route, l'angoisse de la feuille blanche se transcende dans de multiples œuvres qu'elle réalise sur plusieurs épaisseurs qui font de cette feuille blanche insipide qu'un mauvais souvenir, sur la première étape en général, des traits fougueux, faits sans doute de pierre noire argumentent leurs tourbillons déclinés en gestuelle dynamique pour nous «raconter» la pertinence de la déchirure comme acte expiatoire ici, surtout dans cet étroit «passage» à travers la déchirure faite dans un délicat jeux d'ombres et de lumières qui donnent à ce passage rituel une certaine chaleur. Pourtant, il ne s'agit que de papier déchiré, mais Mouna Bennamani par sa curiosité bénéfique et son talent d'exploration, arrive à transmuter cette matière en œuvre artistique, le papier y est roi, le papier est la matière absolue ici…et quelques jours après. Extérieur jour : Ateliers sauvages, une cour avec des fleurs, une jeune femme essuie ses yeux d'un geste doucement esquissé de sa manche, un petit chagrin, une tristesse infuse jetée spontanément dans le sourire qu'elle m'oppose. Un café vite fait, trois bonbons offerts, quelques gâteaux posés avec la tasse, une histoire racontée, la genèse d'un travail en commun, Mahmoud rejoint le duo. Il s'assoit à mes côtés, ils se font ainsi face et sont tous deux un couple qui se complète, elle est plasticienne, lui photographe, ils sont acolytes, et me racontent par leur entente, une émouvante rencontre entre deux êtres. Mouna Bennamani, Mahmoud Agraïne, dans un travail fait de doutes, de perceptions, de déchirures, peut-être de réconciliation avec la matière, avec les ombres de la vie qui passe, mais aussi avec ses espoirs faits de lumière, qui nous disent…la vie continue, à nous de bien la dessiner !!! Générique Fin. «Chronique d'une déchirure», Workshop Photo et Arts Plastiques, Installations aux Ateliers Sauvage, Mouna Bennamani, Mahmoud Agraïne, du mois de septembre au 13 octobre 2018.