Les deux conflits déterminants du siècle – l'Ukraine et la Palestine – marquent la désintégration politique de l'UE : il ne lui reste plus qu'à inventer une menace russe imaginaire pour se donner une nouvelle raison d'être. Si la réactivité de l'Europe face à l'agression russe prouve que la volonté politique existe, elle ne se manifeste que lorsqu'elle correspond aux intérêts stratégiques des Etats-Unis. Les actions de Bruxelles et des gouvernements européens ne sont guidées que très rarement par des considérations véritablement humanitaires : ce qui compte, c'est ce qui sert la stratégie américaine. Isoler la Russie, briser l'axe Moscou-Berlin pour réduire son influence en Europe, rompre le partenariat énergétique russo-allemand (et donc russo-européen), affaiblir l'Allemagne en tant que moteur économique de l'Europe pour saper son autonomie politique, empêcher la Russie de devenir une puissance eurasienne et la cantonner à l'Asie : voilà les véritables motivations des Etats-Unis et de l'Europe. Depuis octobre 2023, date à laquelle Gaza a été soumise à une offensive militaire dévastatrice ayant fait des dizaines, voire des centaines de milliers de morts (en grande majorité des femmes et des enfants), des millions de déplacés, détruit des hôpitaux, provoqué une famine et causé la destruction systématique des infrastructures civiles, l'Union européenne n'a pas condamné fermement Israël. Bien que ce massacre ait été dénoncé dès le début comme un «génocide plausible» par des dizaines de juristes, de rapporteurs de l'ONU et même par la Cour internationale de justice, l'UE n'a jamais adopté de position tranchée. Pire encore, elle n'a pris aucune mesure concrète. Parmi les actions les plus notables de l'UE au cours des deux dernières années, on peut citer : le refus d'appeler au cessez-le-feu immédiat au début du conflit, se contentant de rabâcher le mantra du droit d'Israël à se défendre. la suspension du financement de l'UNRWA sur la base d'allégations non vérifiées, alors que la population de Gaza était déjà au bord d'une crise alimentaire catastrophique.le soutien explicite à Israël de nombreux Etats membres, en particulier l'Allemagne la répression interne des manifestations pro-palestiniennes, souvent qualifiées d'«antisémites», alors qu'elles ne font qu'appeler au respect des droits humains et du droit international. Le conflit ukrainien a ainsi disparu de l'actualité et du discours public, car le traitement différencié est si flagrant que même ceux qui ignorent tout de la politique internationale sentent immédiatement que quelque chose ne va pas. Ce «quelque chose», c'est qu'Israël est un allié stratégique des Etats-Unis (et donc de l'Union européenne, qui n'a aucune autonomie réelle en matière de politique étrangère), et que les Etats-Unis sont prêts à tout, y compris à bombarder l'Iran et à sanctionner des responsables de l'ONU, pour le défendre. L'exemple le plus récent en est Francesca Albanese, avocate et universitaire italienne, qui occupe le poste de rapporteure spéciale des Nations unies sur les droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 2022. Dans le cadre de sa fonction, elle a publié des rapports détaillés sur l'illégalité de l'occupation israélienne, les politiques d'apartheid et les violations du droit humanitaire durant l'offensive sur Gaza. Elle est ainsi devenue l'une des voix les plus influentes dans le débat public sur le sort des Palestiniens de la bande de Gaza grâce à son travail monumental d'information et de dénonciation. Son engagement est rigoureux et conforme au mandat de l'ONU. Elle est pourtant devenue la cible d'une campagne de dénigrement féroce, tant sur le plan personnel que politique, et a été sanctionnée par Israël et les Etats-Unis. Les accusations (vous vous en doutez) sont l'antisémitisme, la partialité et la propagande. Mais en fin de compte, le seul véritable «crime» de Francesca Albanese est d'appliquer le droit international à tous, y compris aux alliés des Etats-Unis. Comme l'a souligné le journaliste Paolo Mossetti, le président italien Sergio Mattarella n'a pas hésité à manifester sa solidarité envers l'ancien rédacteur en chef de Repubblica, Molinari, lorsqu'il a été hué par des étudiants, et a rapidement appelé Giorgia Meloni après qu'un internaute anonyme a insulté sa fille Ginevra sur X. En revanche, lorsqu'une citoyenne italienne est sanctionnée et diffamée par une campagne publicitaire Google financée par le gouvernement israélien simplement pour avoir rempli son mandat à l'ONU, aucune institution italienne n'a jugé bon de lui manifester son soutien. L'Europe se montre d'une part totalement incohérente, avec pour effet d'accroître la méfiance et le scepticisme de l'opinion publique à l'égard des politiques de l'UE depuis le début du massacre à Gaza. D'autre part, elle tente aujourd'hui de restaurer sa légitimité politique via la guerre et la création d'un ennemi commun autour duquel se rallier, à savoir la Russie. Une invasion russe de l'Europe est désormais présentée comme hautement probable et quasi imminente, justifiant «l'urgence» de l'augmentation des dépenses militaires à 5% du PIB, alors que les médias européens décrivent simultanément l'armée russe comme enlisée en Ukraine depuis plus de trois ans, combattant à coups de pelles et peinant à progresser de quelques kilomètres. La crise de l'Union européenne n'est pas seulement politique, elle est existentielle. En l'absence d'un projet politique fédérateur et face à ses incohérences flagrantes aux yeux des citoyens européens, seule la menace extérieure semble pouvoir réaffirmer la légitimité politique. Le soutien à l'Ukraine, bien que légitime en termes de solidarité internationale, a ainsi été instrumentalisé non pour défendre des principes juridiques fondamentaux, mais pour repositionner l'UE en tant qu'acteur international pertinent, même si son action se limite pour l'instant au domaine militaire. La guerre en Ukraine a accéléré une transformation déjà en cours, à savoir la résurgence des blocs militaires comme structure principale de l'organisation géopolitique. D'un côté, l'expansion et le renforcement de l'OTAN ; de l'autre, l'émergence d'alliances alternatives entre la Russie, la Chine, l'Iran et d'autres acteurs du «Sud global». Cette logique marque une rupture définitive avec l'illusion de l'après-guerre froide selon laquelle le droit international finirait par supplanter la force. Nous assistons désormais à un retour brutal à un monde bipolaire dont les conséquences sont visibles en Ukraine comme en Palestine. L'Union européenne, pourtant en mesure de se poser en troisième pôle autonome, stabilisateur et médiateur entre les Etats-Unis et la Russie (ainsi qu'en Méditerranée avec la Palestine), a préféré se rallier sans réserve au bloc atlantique. Il en résulte une soumission diplomatique et militaire apparemment irréversible. Or, c'est précisément parce que le monde se regroupe autour d'une logique militaire qu'il est plus urgent que jamais de défendre, de redéfinir et de promouvoir le rôle du droit international en tant que fondement commun. Une Europe renonçant à cette mission se trahit non seulement elle-même, mais contribue également à déstabiliser des régions entières, à déclencher de nouveaux conflits et à maintenir un état de guerre perpétuelle.En bref, l'Europe est morte à Gaza. Et ce ne sont ni le militarisme ni le réarmement qui la sauveront, pas plus qu'ils ne sauveront les Ukrainiens ou les Palestiniens. Suite et fin… Thomas Fazi via Spirit of Free Speech