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Chronique de la mort d'une jeune fille
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 08 - 02 - 2010

Depuis environ trois mois, presque toutes les langues du quartier sifflaient comme des lanières de cuir, fouettant quotidiennement la conduite de la jeune fille, dont le corps sera une nuit transformé à coups de barre de fer en cadavre écrabouillé.
Puisqu'il semble qu'il faut un début à toute chose, disons que tout a commencé le jour où un homme nommé Bouziane a vu la victime descendre d'une Renault Mégane noire. Quelques heures plus tard, il en rendra compte à un voisin en ces termes :
— La voiture s'est garée un peu loin de notre cité, dans une rue latérale peu fréquentée à ce moment. C'était sûrement pour ne pas attirer l'attention, pour se dissimuler aux regards. Le conducteur n'a pas éteint le moteur. J'étais à quelques pas. Je venais de sortir de la boutique d'un cordonnier à qui j'avais demandé de me retaper des chaussures. J'ai vu alors la portière avant droite s'ouvrir, poussée par une main blanche aux ongles peints en rouge, et un instant plus tard, enveloppée par la voix plaintive d'une chanteuse, descendre une jeune fille qui a refermé la porte derrière elle. La voiture est repartie aussitôt. C'était elle. Comme toujours, elle était effrontément moulée par son pantalon. J'ai alourdi mon pas pour la laisser me dépasser. Je ne voulais pas être le jouet du Diable et accuser une innocente, je voulais m'assurer que c'était bien elle. Je ne m'étais pas trompée. Quand elle est passée à côté de moi, un parfum lourd a envahi mes narines. Un parfum satanique qui pourrait affoler et faire succomber le plus vertueux des hommes. Sa démarche onduleuse était celle d'une femelle qui vient de se rouler sans retenue dans le lit de la débauche. Je suis persuadé que tu comprends le sens de mes paroles. Le voisin, un enseignant universitaire, avait poussé un long soupir, visiblement peiné par ce qu'il venait d'entendre. Son corps s'était comme courbé sous le poids d'une profonde lassitude, et avec une voix encombrée de regrets, il avait murmuré :
— Dieu l'a gratifiée de ce que toutes les femmes désirent de toutes les fibres de leur chair : la beauté et l'élégance. C'est d'une tristesse poignante... Le désordre règne sur la vie, mon frère. Je l'ai toujours pensé et affirmé. J'écrirai un jour un livre sur le sujet... Il faut que je le commence cette nuit !... Pourquoi est-elle allée se jeter dans la gueule puante du dévergondage ? Pourquoi offrir ce corps merveilleux aux pattes monstrueuses des salauds qui pullulent dans ce pays ?...Quel désordre ! Quel monde insensé ! Vous auriez dû m'éviter cette nouvelle noire comme du goudron ! Je sens déjà des maux de tête percer mon crâne de part en part... Elle aurait fait une délicieuse épouse. Son foyer aurait été éclairé par la lumière qui ruisselle de ses yeux divins. Comme une source inépuisable de promesses savoureuses, elle aurait comblé l'homme qu'elle aurait accepté dans son jardin... Mais la destinée se fout de nos espérances... Et souvent même, elle les piétine... Quel désordre !... Cette nuit, j'écrirai les premières pages de mon livre...
Le lendemain soir, vers les dix-huit heures, le plombier nommé Bouziane, après avoir salué le professeur qui rentrait chez lui, un gros cartable noir en main, était revenu sur le sujet de la veille, baissant la voix et jetant des regards préoccupés autour de sa personne :
— Je l'ai encore vue tout à l'heure ! Je suis parti récupérer mes chaussures quand je l'ai aperçue par hasard s'extirper cette fois-ci d'une voiture blanche dont je n'ai pas réussi à identifier la marque. J'étais un peu loin du lieu où le véhicule s'est arrêté. Son parfum s'est répandu dans l'atmosphère. Et toujours cette démarche houleuse et languissante des corps qui viennent de se baigner abondamment dans la rivière du péché. Deux femmes accompagnées d'une ribambelle de gosses criards ont sifflé des paroles pleines de fiel sur son passage. Elles se sont arrêtées et l'ont longtemps suivie du regard. Ma femme a raison quand elle dit qu'elle a toujours su que cette jeune fille finirait par tomber entre les mains ensorcelantes et souillées du Diable. Hier soir, elle m'a dit : «Des signes ont toujours brillé sur son corps, qui annonçaient une vie déréglée. Comme beaucoup de mes voisines, je suis persuadé que sa beauté n'est pas naturelle et sort de l'ordinaire. Son charme est excessif et angoissant. Comme s'il était le résultat d'une force maléfique qui l'habite. Du balcon, j'ai souvent vu des hommes mariés, parmi les plus sages du quartier, se retourner sur son passage et la manger des yeux, s'oubliant parfois pendant plusieurs minutes, la bouche ouverte. Même les yeux angéliques de nos enfants ne sont pas épargnés. Ce n'est pas normal ! ».
Le professeur avait approuvé :
— Les femmes possèdent des yeux qui creusent l'objet sur lequel ils se posent, et fouinent dans ses profondeurs jusqu'à lui arracher tous les secrets qu'il cache. Surtout lorsque l'objet est une autre femme. L'idée d'écrire un livre sur ce pouvoir magique que détient le regard du sexe faible frappe à la porte de mon esprit depuis des années. Mais le temps me fait défaut. Face à un corps aussi somptueux que celui de cette jeune fille, les yeux d'un homme sont éblouis par ce qu'ils voient, par le remous des formes. C'est le mâle qui domine alors en lui. Un brouillard épais enveloppe son cerveau et un vertige sensuel s'empare de sa chair. Sa raison titube... Ta femme a peut-être détecté quelque chose d'inaccessible au regard d'un homme ... La nuit dernière, je n'ai pas fermé l'œil... Pourquoi est-elle allée patauger dans ces mares ?... Mon Dieu, quel absurde désordre !... Dieu m'est témoin, je l'ai toujours rêvée épouse dorlotant son mari, débarrassant son corps des fatigues et des tracasseries de la journée... Mais il faut que je rentre... J'ai tout un tas de copies à corriger pour demain... Que la paix soit sur toi, mon frère.
Quelques jours plus tard, la nouvelle s'était logée dans toutes les mémoires, et alimentait presque toutes les conversations. Beaucoup de locataires s'étaient déplacés vers la rue latérale, et avaient constaté que le plombier n'avait pas inventé l'histoire. Au fil des jours, les langues s'étaient envenimées petit à petit, à tel point que trois mois après, dès que la jeune fille apparaissait dans le quartier, tous les yeux se jetaient sur son corps, et une fièvre délirante s'emparait des bouches, d'où giclaient des murmures de protestation et de blâme, parfois des insultes et des crachats. Le dégoût et la haine brouillaient et déformaient les visages. En parcourant la distance qui la séparait du lieu de sa destination, elle sentait peut-être une rage épaisse et visqueuse éclabousser son corps, comme des poignées de boue jetées par des mains invisibles. Mais elle donnait l'impression de s'en foutre royalement, ignorant qu'un engrenage avait été déclenché qui allait bientôt la broyer. Elle pensait peut-être : «Des plantes charnues crèvent leur chair, et comme des tentacules, s'épanouissent vers mon corps, me ligotent ; et je sens leurs feuilles frémir et gémir, affolées par les odeurs de ma chair, bruissant sous le feu du désir, elles me désirent. Pourquoi cette violence ? Pourquoi cette haine, alors qu'ils ont faim de tendresse ? Quand j'étais une petite fille, ils me donnaient des poignées de bonbons, me prenaient dans leurs bras et m'embrassaient. Chouchoutée par tout le monde, les autres gamines me jalousaient terriblement. Parfois, elles me rouaient de coups ou m'arrachaient des touffes de cheveux. Pourquoi maintenant cette violence ? J'aurais aimé être une reine et eux mes serviteurs. Dans mon royaume, chacun aurait eu sa part d'amour. Mais le vacarme des chaînes qu'ils traînent aux pieds les empêche d'entendre mes appels. Ils sont sourds.» Ou peut-être pensait-elle ainsi : «Ma famille est pauvre et ne possède pas le moindre sou. Ma mère porte jour et nuit les mêmes chiffons sur son corps. Mon père est mort il y a six ans après avoir trimé comme un esclave pendant toute sa vie. Mon frère aîné est un chômeur. Je ne veux pas moisir dans une cuisine crasseuse. Je ne veux pas vivre enfermée dans une tombe en béton. Je veux voyager. J'ai vingt ans, je suis belle, mais ma beauté ne durera pas. Jour après jour, le temps détruira et déformera mon corps. J'ai envie de vivre. J'ai envie de vivre. J'aime parer ma chair d'or et d'étoffes soyeuses et me contempler dans une glace. Je leur arracherai tout l'argent dont j'ai besoin. Les corps frustrés pullulent dans ce pays. Une viande flasque et pourrie. Ma mère n'aura plus jamais faim. Elle portera de jolies robes. Je couvrirai son corps de bijoux en or : des bracelets, des boucles d'oreille, des colliers et des bagues. Je lui offrirai les meilleures teintures pour éliminer la moisissure blanche qui a envahi ses cheveux. Elle sera belle, ma mère. Elle sera heureuse.» Mais qui peut savoir à quoi pensait cette jeune fille à ces moments-là ?
En revanche, nous savons qu'un soir, beaucoup de locataires dont faisaient partie le plombier et le professeur, avaient pris la décision d'aller voir le frère de la jeune fille pour le mettre au courant des agissements de sa sœur. C'est un vieil homme qui avait pris la parole pour justifier cette démarche. Sa voix était éraillée par l'émotion :
— Nous pérorons comme des femmes depuis des mois, et pendant ce temps une de nos filles s'enfonce de plus en plus dans les eaux nauséabondes de la débauche. Qu'avons –nous fait pour la sauver ? Rien ! Nous avons caqueté comme des poules et le quartier s'est transformé en un immense poulailler ! Quelle honte ! Il est de notre devoir de prendre ce soir une décision. Non seulement pour arracher cette égarée aux bêtes qui la dévorent sous nos yeux, mais aussi pour nous protéger contre la boue qu'elle fait gicler sur nos maisons. Car beaucoup de doigts accusateurs et méprisants sont pointés aujourd'hui sur nous, o mes frères ! En plus, il devient de plus en plus évident que sa réputation, les effets vestimentaires qu'elle porte, les attitudes de son corps, troublent et exaspèrent dangereusement beaucoup de personnes. Vous n'ignorez pas qu'elle est souvent à l'origine des violentes querelles qui éclatent de temps à autre dans les foyers. Nos enfants, en particulier les filles, sont en danger. J'ai vu de mes propres yeux des gamines imiter sa démarche, mes frères, et vous savez que je ne mens jamais ! Je pense, moi, que nous devons aller maintenant voir son frère et le mettre au courant de la conduite malheureuse de sa sœur !
Tous les locataires avaient approuvé les paroles du vieil homme, et l'assemblée s'était dirigée vers la maison de la victime. Durant une heure, les voisins avaient détaillé au frère la vie de sa sœur. Ils avaient étalé devant ses yeux tous les renseignements qu'ils possédaient sur la jeune fille. Bouziane avait sorti de sa poche un carnet dans lequel il avait consigné les numéros d'immatriculation de toutes les voitures qui avaient déposé la victime dans la rue latérale. Il l'avait remis au frère. On l'avait informé aussi que quelqu'un avait pris des photos, et qu'il pourrait les consulter s'il ressentait le besoin de s'assurer. Ensuite, les locataires s'étaient séparés, la conscience baignant dans la tranquillité qu'apporte un devoir bien accompli. Le jeune homme était-il au courant de la vie que menait sa sœur à l'extérieur de la maison ? Personne ne peut le l'affirmer aujourd'hui.
Deux heures plus tard, il était entré dans la pièce où dormaient ses deux sœurs, et refermé la porte derrière lui. Sa main droite était armée d'une barre de fer qu'il avait ramassée dans un placard de la cage d'escalier. Sa sœur était assise sur un matelas de laine étendu sur le sol. Elle se peignait et ses cheveux étaient répandus sur ses épaules comme une nuit étincelante d'étoiles. Elle avait eu un mouvement plein de grâce pour écarter les mèches qui lui couvraient les yeux. Et elle vit son regard et l'instrument qu'il tenait dans sa main. Elle fit un geste pour se lever. Ce fut le dernier de sa vie. Un coup violent l'atteignit à la tête. La barre de fer s'acharna sur son corps et le transforma en cadavre écrabouillé.


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