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De qui et de quoi voulons-nous dépendre ? (1ère partie)
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 03 - 02 - 2022

De qui, de quoi dépendons-nous ? Y avons-nous consenti en pleine conscience ?
Il semblerait que nous ayons accepté la fatalité de dépendre d'autrui par notre consommation, sans trop nous préoccuper des conséquences d'une telle dépendance.
Nous sommes devenus plus dépendants du monde que nous ne l'avons jamais été.
La bénédiction des richesses naturelles s'est comme transformée en malédiction s'il ne fallait pas prendre la dépendance comme un apprentissage.
Nous sommes devenus dépendants de nos hydrocarbures et de la production industrielle étrangère. Nous sommes maintenant écartelés entre une nature que nous détruisons et un travail qui nous échappe. Si l'on ne veut pas dépendre de soi avant de dépendre d'autrui, car on ne peut plus ne pas dépendre de l'étranger, si l'on ne veut pas rendre plus que ce que l'on reçoit, ce qui nous est donné ne peut se transformer qu'en malédiction. Il faut partager avec le monde la production, or nous continuons à partager la même production que celle des temps colonialistes, nous avons seulement renégocié la répartition du revenu de cette production. Nous sommes passés à côté de la bataille de la production, nous nous sommes battus pour obtenir un meilleur revenu. Et ce meilleur revenu qui a amélioré notre niveau de vie nous a appris la dépendance économique. Nous avons appris avec le colonialisme que la tribu ne pouvait pas vivre hors du monde, avec la dépendance économique que la nation ne peut pas vivre indépendamment de sa production. Sommes-nous prêts à partir à la conquête d'une interdépendance économique enviable, de l'autonomie de notre décision économique, comme nous l'avons fait pour notre indépendance politique ? Sommes-nous prêts à ne plus dépendre de nos ressources naturelles et de l'émigration si elles viennent à manquer ? Définissons la nation de ce point de vue : la nation c'est la capacité de dépendre de soi avant de dépendre d'autrui, de prendre sur soi avant de prendre sur autrui.
Si le marché met en présence des étrangers comme on le suppose depuis Adam Smith, qu'allons-nous choisir d'échanger et avec quels étrangers ? De quels étrangers allons-nous choisir de dépendre ? Dans quelles interdépendances allons-nous nous inscrire ? C'est une question qui semblait avoir une réponse évidente pour le fondateur de la sociologie française Emile Durkheim (1858-1917) quand il envisageait la solidarité organique que crée la division du travail. On ne pouvait douter de la France. Il suppose que la division a lieu au sein d'une société et raisonne comme s'il s'agissait d'une économie fermée ou d'une société qui dominerait ses échanges. Or, dans l'économie ouverte d'aujourd'hui, le monde des étrangers qu'elle met en rapport, leur solidarité, leur complémentarité sont à faire.
Le corps social, la compétition et la solidarité
Compétition et solidarité sont les deux faces d'une même réalité dès lors que l'on ne sépare pas statique et dynamique. De même en ce qui concerne les types de solidarité. Une solidarité se définit et se meut parmi d'autres, semblables ou différentes, en rapport à d'autres en de multiples manières, avec lesquelles elle s'oppose, s'exclut ou se complète.
Ce n'est pas la division du travail (qui différencie l'économie de subsistance de l'économie de marché) qui est la source de la solidarité (E. Durkheim), c'est le corps social qui se différencie, qui fait des « individus » ses organes (le sens propre de solidarité organique), dans lequel se déroule cette division du travail. C'est le corps social qui fait d'étrangers - d'individus séparés qui sont quittes après l'échange, des producteurs qui se complètent. C'est lorsque la différenciation du corps social le renforce que la division du travail apparaît à Durkheim comme source de solidarité (la France qui monte en puissance), parce que l'interdépendance assumée par une société devient cohésion, appui mutuel. Car l'interdépendance d'étrangers ne dit rien du corps social qui donne une cohérence à la division du travail. Lorsque les producteurs consentent à leur interdépendance et forment une société solidaire, autrement dit, un système d'interdépendances dans le système mondial d'interdépendances, on peut alors dire que la division du travail est organique et s'accompagne d'une solidarité nationale. Si le système d'interdépendances qu'ils forment est performant, leur solidarité compétitive, le corps social en sort renforcé. Bizarre comme le thème de la compétitivité omniprésent dans le discours des anciennes puissances industrielles est absent dans le nôtre.
C'est que nous avons peur de la compétition ! Le corps social est d'autant plus solidaire, qu'il est renforcé et non affaibli par la compétition. Car la compétition, en le sortant de la course, disperse le corps social, comme elle disperse les ressources du concurrent défait. La peur de la défaite est la cause de notre peur de la compétition. Corps déstructuré/structuré par les autres ou en « équilibre de sous-emploi », parce qu'incapable de faire corps, de faire corps compétitif. Donc division du travail assumée et non subie par une société qui fait corps, voilà comment se conjugue compétition et solidarité, division du travail et esprit de corps.
Reste à distinguer parmi les compétitions pour chasser la peur. Parmi les bonnes compétitions il faudra exclure celles qui peuvent devenir mauvaises, parmi les mauvaises il faudra adopter celles qui peuvent devenir bonnes. Car en l'état d'économie émergente, les bonnes compétitions sont souvent celles qui vont devenir mauvaises et les bonnes compétitions sont souvent mauvaises au départ. Les bonnes sont celles qui permettront de faire et de faire faire corps, mauvaises sont celles qui ne le permettront pas. Nous avons créé des entreprises publiques sans avoir le concept de l'entreprise, de l'association productive. Résultat nous avons défait nos entreprises publiques.
D'où l'attention importante que nous devons accorder à nos dépendances. L'entreprise se bat pour revenir de certaines dépendances inacceptables.
Nos (inter)dépendances doivent nous permettre de faire corps de plus en plus fort au lieu de nous disloquer. Nous sommes en tant qu'économie émergente soumis à de nombreuses interdépendances asymétriques que nous devons rééquilibrer. Certaines d'entre elles peuvent nous rester durablement défavorables, d'autres non. Toute notre progression dépend de nos capacités à transformer des compétitions défavorables en compétitions favorables.
À créer des avantages de ressources inattendues dans une telle transformation. Notre régression résultera de notre fuite des compétitions externes, de notre incapacité à transformer des compétitions défavorables en compétitions favorables. Là où nous pouvons transformer un désavantage extérieur en avantage intérieur, il faut aller. Telle est la bonne dépendance. Les avantages dont nous disposons au départ ne sont pas durables. Nous ne pouvons compter indéfiniment sur des avantages que nous dissipons. Telles sont les mauvaises dépendances. Il nous faut un consentement clair aux bonnes dépendances et un refus clair aux mauvaises. Car il n'y a point de salut aujourd'hui hors de la division internationale du travail, de la globalisation des marchés[1].
La difficile et empêchée construction par le bas
Il faut mettre les solidarités locales en continuité les unes des autres, sur le même plan qu'une solidarité englobante. Car celle-ci n'étant pas davantage qu'une association de celles-là. Nous sommes globalement en présence d'associations, quelle que soit l'échelle considérée, avec lesquelles il faut composer. Ce qui est composé peut être décomposé. Ce qui n'est pas composé ne peut pas être décomposé. Il n'y a pas de société globale, une République deus ex machina, qui formerait une solidarité globale d'un côté et déferait des solidarités locales condamnées par l'histoire d'un autre. Les solidarités locales coexistent dans un milieu qui fait leur solidarité globale. C'est de leurs rapports que tient la solidarité globale, c'est de leur équilibre que tient leur coexistence et leur appartenance commune. Il n'y a pas de tribu isolée, des tribus, comme des parties qui constituerait un tout comme une société tribale. Il y a un milieu qui se différencie en tribus et qui se dote d'un Etat étranger (l'Empire ottoman).
Les associations/solidarités peuvent s'aligner, converger, s'agréger si elles peuvent coopétitionner, si elles ont un objectif commun qui les réunit dans la réalisation duquel elles peuvent se disputer la prééminence, définir la place de chacune. La solidarité nationale « transcendera » les solidarités partielles, non pas en les niant, mais en les impliquant, les liant dans une dynamique globale qui les comprend et les aide à se composer. Non pas en se plaçant au-dessus d'elles, mais en elles et au-delà d'elles, démontrant que c'est par la solidarité nationale/coopétition commune, et celles partielles qu'elle produit, que les solidarités locales se dépassent et se développent. C'est l'efficacité des solidarités locales et partielles dans la construction d'une solidarité globale qui sera garante de leur pérennité. Toutes les solidarités partielles ne préexistent pas à la solidarité globale, émergent de nouvelles à côté des solidarités territoriales pour composer la solidarité nationale. Solidarités locales, partielles et globales se tiennent toujours, les unes les autres, les unes dans les autres, et toujours d'une façon particulière.
Le colonialisme et la modernisation
On a voulu créer de la solidarité nationale à partir d'un nouveau corps, l'institution militaire, et de nouvelles institutions associées. Un nouveau corps qui n'avait pas pour fonction de conduire la société dans la nouvelle guerre, la compétition économique. Un siècle de colonialisme avait perverti le fonctionnement des formes d'organisation de la société indigène quand il ne les avait pas détruites. L'idéologie moderniste considéra la défaite de ces anciennes formes d'organisation comme un acquis et le principe d'auto-organisation de la société comme dangereux. L'anthropologie occidentale a confondu la forme tribale avec son substrat objectif, assimilable au passé lointain de l'Occident, confondant ainsi l'histoire du monde avec celle de l'Occident.
Sans laisser à cette forme la chance de prouver sa capacité à s'industrialiser : condamnée par l'Histoire. Les sciences sociales ont condamné la forme tribale au nom de la modernité pour la forme de classe. La différenciation de classe était considérée comme supérieure à toute autre différenciation. Les socialistes et communistes ont voulu deux classes (ouvrière et bourgeoise) pour aller à une société sans classes, les libéraux une classe bourgeoise. Alors que la société sans classes était déjà là. La différenciation sociale devait être de classes.
On ne pensa pas reconstruire la coopétition/différenciation par le bas, par une multiplicité de centres, mais par un centre unique et par le haut. On ne recomposa pas de solidarités/associations générales de base sur lesquelles, avec lesquelles, seraient construites les nouvelles spécialisées. Des villes on ne tira pas une « bourgeoisie », du monde rural pas de « tribus ». La compétition et la dynamique institutionnelle s'en sont trouvées amputées dans leurs racines par un découpage administratif qui faisait la guerre à une forme d'association jugée rétrograde dont il fallait séparer la société. Le nerf de la vie est dans la compétition, ce qu'exprime bien la langue arabe (nefs, mounâfassa) ; c'est dans la compétition que se forgent les coopérations/solidarités ; c'est dans les coopérations que s'animent les compétitions. Et la compétition démarre au rez-de-chaussée de la vie sociale. Quand elle est mal aiguillée à la base, pas étonnant qu'elle y fasse des dégâts et ne puisse pas aller très loin. La compétition sociale a été condamnée à ses deux extrémités. Elle n'était pas impliquée dans la compétition internationale, on ne souciait pas de son organisation à la base. On a étouffé la compétition et multiplié ses effets centrifuges. La société a défait les entreprises publiques faute d'être prise dans une compétition consentie et ordonnée. Elle n'a pas appris à coopérer.
Depuis l'indépendance politique, nous nous sommes laissés porter par la valorisation de nos ressources naturelles et la répartition de leur produit. Les exportations d'hydrocarbures ont éjecté les exportations des autres productions. Ridicules les exportations agricoles de dattes, d'huile d'olive, etc. Les décideurs assoiffés de ressources n'avaient d'yeux que pour la manne des hydrocarbures. Il était difficile de résister à la tentation et à la courte vue.
La courte vue nous fit considérer négligeable ce qu'elles pouvaient rapporter par rapport aux hydrocarbures. On fit trop confiance à un avantage immédiat. Un exemple plus récent, que je n'ai pas cessé de dénoncer comme député, on ferma une usine hydroélectrique parce que sa production était négligeable par rapport aux usines à gaz. Le nombre des bouches à nourrir s'est multiplié, mais pas celui des producteurs. À la tentation du revenu facile s'ajoutait la crainte de la compétition interne. Celle-ci risquait de réveiller les « vieux démons » du tribalisme, les ennemis de la modernité. Tentation et crainte nous ont éloignés de la compétition internationale, la compétition interne qui s'en est trouvée déconnectée, empêcha les tribus de coopétitionner dans la compétition internationale. Nous n'avions plus d'yeux que pour la répartition du produit des hydrocarbures, il y eut compétition autour de la répartition du surplus et non coopération autour de sa production. Ce qui a donné la possibilité à ceux que nous avions diabolisés et que nous avions chassés par la porte de revenir par la fenêtre pour jouer de nos compétitions et solidarités.
Il était donc très difficile de résister à une construction par le haut de la société : la tentation des hydrocarbures et la crainte de ne pouvoir surmonter les difficultés d'une construction par le bas étaient trop fortes. La société et son gouvernement ne résistèrent pas au cours des choses. Les problèmes inévitables de la production et la construction par le bas de la société furent temporairement éludés. Car comme retient-on de Marx, la société ne se pose de problèmes que ce qu'elle peut résoudre. Le problème avait du mal à émerger tant les moyens de le solutionner paraissaient lointains et une solution aisée à portée de main. Nous ne voulions pas accompagner la société pour résoudre ses problèmes nouveaux de coopération, nous allons y être contraints, sans savoir si cela se fera encore de la bonne ou de la mauvaise manière.
Après que les tribus aient été défaites par le colonialisme - on n'ose pas encore nous dire qu'il nous a rendu service, l'organisation de la société posait le problème de ses nouvelles formes et de ses nouveaux centres. Les difficultés pour passer des solidarités locales mises en défaut par le colonialisme à une solidarité nationale ont poussé les acteurs politiques à adopter une politique révolutionnaire de rupture. Au cours de la guerre de libération, pour parvenir à une solidarité nationale, il fallait faire avec des solidarités locales infestées par la stagnation sociale. Cela s'effectua quand une partie dynamique de la population en accord avec l'esprit du temps et les conditions de la population rompit avec le colonialisme. Une dynamique sociale en rupture avec la dynamique coloniale s'engagea. Une partie de la coopétition sociale n'était plus administrée par le colonialisme et devenait dirigée contre lui. Les acteurs purent faire avec les restes des solidarités locales. À l'indépendance, retinrent l'attention les « problèmes » que posaient ces restes de solidarités, oubliant l'état dégradé dans lequel ils se trouvaient. Ces restes n'étaient plus des ressources, mais des obstacles. Le socialisme d'Etat en même temps qu'il émergeait des difficultés d'une auto-organisation de la société nous en éloigna. Après la monopolisation de la violence, on monopolisa la terre et ce qu'elle contenait. L'administration moderniste prit le relais de l'administration coloniale : défaire la tribu, cette fois pour prétendre faire la société. Car il fut interdit de penser que la tribu puisse s'incorporer les arts et les métiers ni qu'elle puisse les industrialiser. Quand le projet moderniste socialiste s'avéra impossible, on persista dans le projet de défaire la tribu pour celui, non avoué et que l'on avait rejeté précédemment, de former la classe. On ne voulut pas admettre que le rejet de la propriété privée exclusive était le fait de l'esprit de la tribu et non celui du socialisme scientifique. C'était comme s'il fallait chercher l'esprit de corps dans la classe qu'on ne voulait plus tenir de la tribu. Disons comme si, car le corps militaire n'avait nulle intention, nul projet explicite ou implicite de se transformer en classe. Juste une propension inconsciente d'individus qui avait la possibilité de se comporter comme des féodaux, mais pas un groupe se pensant devenir une classe. La société militaire pouvait oublier le fonds tribal dont elle était issue, le nier, celui-ci ne l'oubliait pas. Défaire la tribu et faire la société autour de l'organisation militaire ne donneront pas une société et ses esprits de classes comme ce fut le cas dans d'autres sociétés. Ce fut là une nouvelle impasse, il ne sera pas donné à l'esprit militaire de faire corps et de se démultiplier dans la société. L'esprit de combat a été cantonné, figé dans les casernes, car qu'est-ce que l'esprit militaire, sinon désormais que l'esprit d'une corporation ? Le colonialisme a détruit le corps de la tribu, mais l'esprit de la société ne s'étant pas donné de nouveaux corps vivants, le fantôme de la tribu hante encore la société. Il a beau avoir été refoulé par le colonialisme et le modernisme, la société qui a besoin de faire corps pour se protéger ne peut chasser son souvenir. La tribu et son esprit ont besoin d'un nouveau corps, de nouveaux organes, avec lequel elle et il changeront.
Classements sociaux, injustice et complémentarités
Quand on dit tribu, on pense trop vite tribalisme. Il ne faut pas s'alarmer du racisme ou tribalisme ordinaire qui ont toujours existé et qui existeront toujours. Ils font comme partie du sel de la vie, il faut plutôt en rire qu'en pleurer. Il faut se préoccuper d'un racisme ou tribalisme systémique qui vise à imposer la domination d'un groupe sur un autre. Dans une société de classes, la domination d'une classe doit souvent s'associer la domination d'un groupe ethnique, majoritaire dans une démocratie, minoritaire dans une dictature. Dans des sociétés sans classes, comme c'est le cas souvent en Afrique, on attribuera le racisme supposé d'une population à son désir de se situer dans une hiérarchie des groupes, plus exactement au positionnement qu'elle prétend. Il ne sert à rien de ce point de vue de dire qu'il n'existe pas de hiérarchie, ce qui compte c'est qu'une population, tout comme un individu, cherche à se situer, doit se situer dans une formelle ou informelle hiérarchie sociale. Il le doit parce qu'il doit se situer et situer sa progression. Il prétend alors à un dépassement, à une supériorité. Les populations veulent se classer. Elles n'ont pas besoin d'être animées d'un désir de domination pour ce faire, elles peuvent être animées d'un désir de libération. Elles deviennent « racistes » quand elles empêchent la coopétition de rebattre les cartes, parce que se considérant de nature supérieure. Des anciens privilégiés, par exemple, ne veulent pas reconnaître que la coopétition est en train de les déclasser en faveur de plus jeunes, pour défendre leur position ils font alors appel à un ordre supérieur. Les opérations de classement ont lieu à toutes les échelles, du voisin le plus proche au voisin le plus éloigné. On a toujours besoin de plus petit que soi... pour paraître grand. Ce n'est pas ce désir de classement et de contentement de soi qui fait problème, c'est ce qu'on en fait. Se classe-t-on pour progresser ou régresser ? En quoi est-on supérieur ou inférieur à autrui ? Comment pouvons-nous être meilleurs que nous sommes ? Pouvons-nous progresser seuls ? Devons-nous empêcher les autres de nous dépasser ? Ce ne sont pas nos identités qui nous bloquent, c'est l'injustice : ce que l'on admet pour soi et pas pour les autres. L'Etat postcolonial combattit les groupes dont il avait pourtant besoin pour protéger l'individu que ses institutions importées ne pouvaient pas protéger. L'individu ne pouvait pas compter sur la classe et son environnement, des institutions pour se protéger de la classe dominante. L'Etat postcolonial a poursuivi l'atomisation de la société sans que celle-ci ne produise l'environnement économique, juridique et institutionnel nécessaire à l'autonomie individuelle. L'Etat a enlevé à l'individu tous ses supports sans que les individus puissent devenir ses supports. L'Etat (le marché) et l'individu propre à la modernité occidentale ne peuvent pas émerger d'un milieu dont on a fait table rase. C'est de la différenciation du milieu qu'ils s'autonomisent.
La société ne peut pas assurer l'autonomie de l'individu en l'abstrayant de son milieu, en le privant de supports concrets. Pour passer du support de la tribu à celui de la société et de l'Etat, il faut des services publics, une protection sociale. Il faut tout un village pour éduquer un enfant. Aujourd'hui à défaut d'avoir les services adéquats (le nouveau « village »), c'est la rue qui éduque l'enfant des individus mariés qui travaillent. L'individu doit pouvoir compter sur des autonomies collectives qu'il fabrique avec les autres individus. Ce ne sont donc pas les identités qui font problème, ce sont leurs propensions et celles de leur milieu. Leurs propensions à s'exclure, plutôt qu'à coopérer.
S'il n'est pas possible de dissocier la solidarité locale d'une certaine désolidarisation globale (différenciation), on aurait tort de penser la solidarité locale séparément de la solidarité globale. Il y a du local dans le global et du global dans le local. Il faudra apprendre à faire avec. Quand la solidarité globale entre en action, celle locale entre en latence. Quand la solidarité locale entre en action, celle globale entre en latence. En vérité il n'y a que des groupes qui s'affirment et qui s'estompent, les individus et les groupes en action mobilisent des individus et des groupes en latence. L'action individuelle n'est que la partie apparente de l'iceberg. Quand un individu entre en action, il mobilise d'autres individus invisibles qui lui fournissent support, matière, équipement ou énergie. De même pour le groupe.
Un groupe se distingue d'autres groupes dans un milieu pour améliorer sa position, disputer une place, une ressource. L'individu est toujours inscrit dans une chaîne d'interdépendances. Un groupe se mobilise pour améliorer sa position dans le monde, il mobilise d'autres groupes qui veulent améliorer leur position dans la société, ces groupes mobilisent des individus qui veulent améliorer leur position dans leur groupe professionnel, leur milieu social. La compétition tranche entre des forces relativement égales qui exigent certaines associations pour se constituer. Plus le niveau de la compétition s'élève plus s'étend le domaine des ressources qu'elle mobilise. Ce n'est pas ce que nous observons dans notre société où l'on peut avoir le sentiment que le groupe dirigeant, parce qu'incapable d'affronter la compétition externe, distrait la société plutôt qu'il ne la mobilise et se tourne vers la seule compétition interne dont l'objet principal est la privatisation des ressources collectives. De fait, les coopétitions sociales se complètent très mal du fait de leur mauvaise inscription et orientation globale.
Les forces s'associent et se dissocient pour s'égaliser, entrer en compétition selon les niveaux de compétition. Dans le cas d'une compétition négative, il s'agit de détruire des forces, celles de l'ennemi. Dans le cas d'une compétition productive, au contraire le concurrent n'est plus perçu comme rival à détruire, mais comme un partenaire, un « sparring-partner » dit-on en boxe. Un champion a besoin de ses compétitions. Il faut donc distinguer les situations où solidarité locale et solidarité globale se disjoignent pour former des identités claires, la fermeté de l'une ayant besoin de la fermeté de l'autre, pour être en mesure de se développer, de s'appuyer fermement et/ou de se confronter victorieusement. Car une compétition externe intense a besoin d'une compétition interne intense qui lui donnera ses compétiteurs. Les Algériens sont tous des frères, mais les frères se désolidarisent pour se disputer l'héritage de leurs ascendants et se solidarisent pour partager/disputer avec le monde les ressources. Pourquoi la lutte de libération ne nous a-t-elle pas enseigné cette leçon ? Nous avons besoin d'une juste participation à la production mondiale pour occuper dans le monde une place honorable. Les Marocains et les Algériens sont aussi des frères, mais ils sont dressés comme des ennemis. Lors de la guerre de libération, de la décennie noire, des frères se sont dressés les uns contre les autres. Tout dépend donc des compétitions dans lesquelles ils s'inscrivent. Les frères doivent souvent se battre « férocement », et par là, apprendre à jouer à se battre férocement, pour être suffisamment « féroces » pour pouvoir battre leurs « féroces » adversaires.
La division du travail, le marché et la nation d'étrangers
Le problème d'Adam Smith
Dans son article codes moraux et réussite économique[2], Amartya SEN s'interroge sur la solution apportée par les économistes au « problème d'Adam Smith » qui oppose la sympathie de sa théorie des sentiments moraux à l'égoïsme de sa théorie de la richesse des nations. Selon les économistes il faudrait séparer le domaine économique des autres domaines. Adam Smith disait : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du souci qu'ils ont de leur propre intérêt. Nous nous fions non pas à leur amour de l'humanité, mais à leur amour de soi[3]... » Pour Amartya Sen, Adam Smith signifiait clairement ainsi que la poursuite des intérêts individuels était une bonne motivation pour l'échange de biens. Mais il ajoutait que, concernant l'aphorisme du boucher-brasseur-boulanger, la question suivante devait être posée: les opé¬rations et activités économiques sont-elles toutes de la nature de ce type d'échange ? Qu'en est-il d'opérations économiques comme la production, qui réclame l'esprit d'équipe et le travail en commun au sein de l'usine ? Smith pensait-il que la production représentait une partie peu importante de l'économie ?
A suivre
Notes
[1] Le terme de globalisation des marchés sous-entend leur ancienne existence nationale.
[2] Actes de la Recherche en Sciences Sociales/Année 1993/100/ pp. 58-65
[3] 1. Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776 (rééd. Londres, 1910), t. I, p. 13 (trad. fr., Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Gallimard, 1976, coll. % Idées ).


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