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Passagers clandestins de la modernité
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 29 - 12 - 2022

Prendre ses désirs pour la réalité, voilà pourquoi, dit-on, on se trompe souvent. Mais pour cela peut-on vraiment faire sans ses désirs ? Certainement pas. C'est qu'en réalité, lorsque nous sommes bien déterminés, nos désirs procèdent de l'animation de nos croyances et nos croyances de notre expérience de la réalité.
Nos désirs « logent » dans nos croyances et nos croyances dans la réalité de notre expérience. Elles y logent bien ou mal, mais n'ont pas d'autre but que celui de nous y loger convenablement. Quand par nos croyances nous habitons bien le monde, c'est-à-dire lorsqu'elles se trouvent vérifier par notre expérience de la réalité, nos désirs ne nous trompent pas. Ils sont soutenus par nos croyances, satisfaits par la réalité ; ils renforcent alors notre expérience. Ils peuvent être temporairement mal informés du fait des limites de notre expérience, mais nous n'avons pas de difficultés à les corriger, à réajuster leur rapport. Une certaine distance doit certainement être maintenue entre nos croyances, nos désirs et la réalité, car la pensée doit pouvoir les distinguer pour les modifier. Elle doit pouvoir les différencier pour adresser son action. Certaines médiations doivent être nécessaires. Mais rien n'y fait, ce sont bien nos désirs chevillés à nos croyances qui nous font agir. Et c'est bien la réalité qui vérifie la pertinence de nos croyances et dans laquelle se réalisent nos désirs. Quand nos croyances commencent à refuser l'épreuve de la réalité, tiennent à une certaine réalité qui n'est plus ou ne peut être, nos désirs nous trompent parce que nos croyances sont déconnectées d'une réalité qui se révèle alors rebelle. Et quand nos désirs se retournent contre nos croyances, ce qui peut arriver avec chaque nouvelle génération qui apprend, doit construire ses croyances (son savoir et ses hypothèses sur le monde) avec une réalité changeante, c'est parce que nos désirs n'aboutissent pas, se heurtent au mur de la réalité, échouent à mettre en congruence ce que nous croyons du monde et ce qu'il en est, à faire de notre savoir un pouvoir.
Croyances présentes et passées
Notre passé n'a pas pensé son présent, nous avons pris le train de la modernité sans savoir comment il en était arrivé là ni où il pouvait aller. Ce « train » voulait nous montrer la vraie vie, il nous a d'abord regroupés violemment, désavouant nos modes de vie, ensuite il nous a séduits et nous nous sommes approprié les biens qu'il a laissés vacants. Nous avons habité ce que ses convives avaient habité. Comment pouvions-nous résister à la sorcellerie de ses commodités, nous avons adopté les centres de regroupement coloniaux, avec leurs écoles, leurs centres de santé, l'eau courante, le gaz et l'électricité. Nous voulions oublier d'où nous sommes venus et aller où ce train va. Nous avons « brûlé » bien des transitions, les penser nous a été épargné, nous consolant en affirmant que l'on verrait bien à quelle station il nous faudra descendre. Pour le moment, passagers clandestins de la modernité, nous n'avons pas à nous plaindre. Nous avons été transportés d'un état déplorable dans un autre que l'on a fini par envier, que cela ait quelque chose de magique - bienvenue, nous aimons les raccourcis. L'eau, l'électricité, le gaz sont entrés dans nos foyers comme par magie. Les enfants ont oublié quelle fut l'enfance des parents de leurs grands-parents, leurs parents ne s'étant pas empressés de leur enseigner les métiers de la magie, il ne la voit que du bout de la consommation. Nous aurons du mal à revenir sur nos pas, car nous ne nous sommes pas préoccupés de baliser notre chemin. Il décolle, il allait et ira de lui-même.
Notre présent pensera-t-il son futur ? Penser signifier aller de ses désirs à la réalité quand nos croyances sont stables. Quand nos désirs sont mis en échec, le réel nous force à repenser nos croyances, nos hypothèses et notre savoir sur le monde. Dans le cas contraire, nous nous fions à nos habitudes. Nous pensons à peine devant nous, notre instinct armé de nos habitudes est notre seule boussole. Encore que des maîtres à penser nous apprennent qu'il faut s'en défier et que certains s'en privent déjà. Les habitudes suffisent. Beaucoup se rendent à la raison que d'autres, bien plus capables que nous, penseront pour tous. Car une partie de l'humanité s'est distinguée, la Science est son privilège. Le passager clandestin de la modernité n'est pas sans ressources, il faut économiser dit-il, penser coûte cher. Mais économiser quoi et pour quoi faire ? La vraie vie est-elle une vie hors-sol ou une vie au ras des pâquerettes ?
Mais voulons-nous vraiment penser notre futur ? Ne préférons-nous pas qu'il s'impose à nous ? Cela nous mettrait d'accord, éviterait probablement d'interminables discussions. N'est-ce pas le choix qu'a adopté la philosophie occidentale depuis Platon en opposant nature et culture, en faisant de la vérité une vérité objective (indépendante de nos volontés) ? Soit, admettons, mais ensuite quelle attitude adopterons-nous ? Accepterons-nous de voir la nouvelle « réalité objective », indépendante de nos volontés, voudrons-nous écouter les scientifiques qui nous la décriront et parviendrons-nous à accorder avec elle nos volontés ou celles-ci continueront-elles dans le déni ?
Je ne suis pas un partisan de la théorie du choix rationnel, tout ne commence pas avec l'individu et nombre de choix ont précédé et prédéterminé nos choix. Les enfants jetés au monde ne peuvent pas toujours marcher sur les pas de leurs aînés. Il leur faut faire leur monde dans un monde qui change. S'ils ne peuvent le faire, ils doivent s'adapter. Personnellement, je me suis rendu compte, moi qui était payé pour penser, qu'il était plus facile de ne pas choisir, ou plutôt de choisir ce qui s'impose à soi, d'être dans le cours des choses, un peu comme le dit la théorie microéconomique du passager clandestin[1]. Pour celui qui pense cela est très coûteux, s'efforcer d'être dans le cours des choses, non pas de le penser, mais de penser la prise qu'il a sur nous et celle que nous avons et pouvons avoir sur lui ne sont pas choses aisées. Cela coûte beaucoup d'énergie, le cerveau est gourmand. Je pus ainsi mieux comprendre la société et ses individus : la déprise du collectif sur l'individu, de l'individu sur le collectif et les conséquences sur les prises du monde sur les individus et des individus sur le monde a conduit à la généralisation de l'esprit du passager clandestin. Cet esprit choisira de faire sien ce qui l'arrange le plus étant donné une situation, autrement dit, il essayera de trouver la place qui lui convient dans le mouvement d'ensemble. Il se manifestera par une bousculade pour les premiers rangs de la société et un retrait vers les derniers quand il s'agira de contribuer à son avancement. Ce qu'il peut n'est pas de son ressort, ce n'est pas lui qui en décide, dans un certain chaos (il n'y a pas de lois dit-il) il choisit seulement entre des possibles celui qui lui est le plus avantageux. Bref, il est celui qui s'impose à lui de la meilleure manière.
Mais qui donc décide de ce champ des possibles ? Nous tous, ensemble, sous la conduite de ceux qui en ont le « loisir » et la possibilité ? Le loisir et la possibilité se sont outrageusement accrus lorsqu'un facteur non humain est intervenu. L'énergie fossile que nous avons juste eu besoin d'extraire, mais de ne pas produire, est le premier facteur à avoir déterminé le nouveau champ des possibles. Elle a introduit les machines, ces convertisseurs d'énergie en chaleur et en mouvement, dans le processus de la vie collective. Au sein de la civilisation industrielle, la nécessité a vu son champ se réduire relativement à celui de la liberté qui a vu le sien s'élargir. Ceux qui ont eu le loisir et la possibilité d'agir sur-le-champ des possibles constituent le second facteur de détermination du champ des possibles.
Ce sont ceux qui sont en mesure d'investir le monde et d'entraîner les autres : les épargnants et les investisseurs, ceux qui diffèrent leur consommation présente pour une consommation future, qui peuvent enrôler la demande des autres au service de leurs préférences temporelles et matérielles. On se demande pourquoi les grands patrons investissent dans des grands médias qui ne sont pas rentables. Ils ne seraient pas rentables parce qu'ils ne rapporteraient pas eux-mêmes d'argent. En fait, ils en font rapporter à d'autres ... qui se trouvent être les mêmes, car ils permettent d'orienter la demande des gens dans le sens de leurs offres. Les plus riches, dont l'Etat, secondés par les médias sont le second facteur de détermination du champ des possibles. Leur puissance dépend de la manière dont ils se coordonnent.
Nouvelles expériences du monde
Dans un monde dominé par la propriété privée exclusive, l'énergie bon marché et les machines, quel peut être le contenu de ce champ des possibles, en quoi consiste l'avenir ? Il consiste en la multiplication des signes de richesse, la multiplication des agents au service de la liberté. Et donc de la multiplication des machines, ces nouveaux asservis convertisseurs d'une nouvelle énergie, que l'on peut appeler les esclaves mécaniques (J.-M. Jancovici). Ils ne dorment pas, ne protestent pas, mangent de l'énergie, dont nous disposons de la vie et de la mort. On ne peut rêver d'esclave plus accompli. Reste comme problème l'énergie qu'ils consomment et que nous ne produisons pas. Mais qui sait, font rêver certains, la Science et le progrès technologique le résoudra bientôt. Il faut y croire, malgré les catastrophes qui pointent et nous laissent démunis.
Car, en attendant les nouvelles énergies, il apparait que l'énergie fossile ne sera pas disponible pour accroitre le parc mondial de machines et que la nouvelle énergie a de très faibles chances de se révéler moins coûteuse et plus abondante que l'énergie fossile. Cette bénédiction de la nature risque de se transformer en malédiction pour toute la planète.
La nature est en colère, d'un bien nous avons fait un mal. La décroissance de la production physique s'amorce déjà dans certains secteurs. Avec une production décroissante d'énergie, apparaissent inéluctables une réduction du parc de machines dans certains secteurs grands consommateurs, ainsi qu'une autre répartition mondiale du parc de machines.
Ce qui est plausible et souhaitable, c'est un rééquilibrage du rapport des énergies, de l'énergie humaine et des autres énergies, du travail humain et du travail mécanique dans le cadre d'une production et d'une consommation respectueuses des grands équilibres naturels.
Avec la décroissance, c'est une transformation de la pyramide sociale qui est en jeu. La pyramide ne peut plus s'allonger et s'élargir à la fois. Un étirement en hauteur nécessiterait une forte réduction de la base sociale. Elle transformerait une bonne partie de l'humanité en humanité inutile qui aura du mal à consentir à son sort. Par contre un tassement de la hiérarchie sociale pourrait s'accomplir, encore, et c'est là le plus dur, il faudrait que cela se fasse de manière volontaire. Car voilà bien ce à quoi l'humanité se refuse encore. Pauvreté ou sobriété, les puissants devront bien choisir entre un mode de vie universalisable et un autre qui ne l'est pas.
On ne veut pas admettre l'idée de décroissance associée aux idées d'un tassement de la pyramide sociale, d'une restriction du champ de la liberté et de l'esclavage. On pense que les énergies renouvelables pourraient remplacer l'énergie fossile, qu'une croissance verte serait possible. On oublie que les nouvelles énergies renouvelables coûteraient autrement que ce qu'elles coûtent aujourd'hui s'il n'y avait pas d'énergie fossile. On ne veut pas voir que les différentes énergies sont intriquées. De plus les minéraux qu'elles exigent font qu'elles ne peuvent être comparées aux anciennes énergies renouvelables. Car les minéraux ne sont pas eux aussi en quantité illimitée.
Dire adieu à la croissance est réellement chose difficile, mais ainsi va la vie, elle va d'un contraire à un autre, de la vie à la mort et inversement, de la croissance à la décroissance et inversement. On ne croyait plus qu'à la période des vaches grasses puisse succéder celle des vaches maigres. Les conditions les plus difficiles sont celles d'une transition rapide qui laissent les agents incapables de s'adapter. Il y a alors de la « casse ». Ainsi en a-t-il été pour les pays que l'on disait « en voie de développement » : ils devaient réaliser en décennies ce que d'autres avaient réalisé en plusieurs siècles. Les conditions les plus favorables sont celles finalement où le changement est le plus lent, la stabilité la plus longue. Mais là, la stabilité que nous désirons, c'est celle de la croissance. À cause de cela, le passage à l'extrême pourrait être rapide, la décroissance que nous n'attendons pas sera alors brutale.
Liberté et esclavage
La liberté est un sentiment qui a émergé, s'est développé, dans un monde en expansion, il ne peut aller avec sa contraction. Dans un cas, il ouvre le champ des possibilités, dans un autre il les resserre.
Dans l'Antiquité, la liberté se mesurait au nombre d'humains en esclavage qui la soustrayait à la nécessité. La liberté s'est crue défaite de la nécessité en se séparant d'elle, en soumettant à ses lois des humains et des non humains. L'énergie alors était principalement humaine et animale. On était d'autant plus libre qu'on était dispensé des tâches de subsistance, qu'on pouvait se décharger sur des « captifs ». Une très petite partie de l'humanité s'était libérée de la nécessité en lui soumettant la majorité. Avec l'ère de la civilisation industrielle, c'est-à-dire l'ère des énergies fossiles gratuites, gratuites, parce qu'obtenues par le travail humain, mais non produites par lui (« la nature ne se fait pas payer » J-M. Jancovici), la démocratie n'opposait plus des citoyens et des esclaves, mais le capital et le travail, nouvelle forme dominante de l'opposition propriétaires non-propriétaires. Il y a toujours les « possédés », parce que ne possédant que leur force de travail et contraints de la vendre, et les possédants, ceux qui ont la liberté d'employer des humains ou des non-humains. Un seigneur ne veut/ne peut plus désormais attacher un serf à sa terre, ni un homme une femme à la domesticité. Apparaissent un marché libre et une sous-classe d'esclaves mécaniques, les riches lui commandant, les pauvres lui obéissant. La sous-classe sépare ceux qui sont au-dessus de ceux qui sont en dessous. Avec le marché libre, à des degrés divers, la liberté ne semblait plus être l'attribut d'une minorité de privilégiés, la nécessité moins le harnais de la majorité. Elle était seulement inégalement répartie. L'esclavage ne concernait plus, à de rares exceptions près, les humains, mais les choses. L'énergie humaine avait été déclassée, la frontière entre liberté et nécessité déplacée. Commander au travail des autres, l'impératif de l'économie politique restant inchangé. La société ne se divisait plus en citoyens et esclaves, mais entre humains et non humains. Tous bénéficiaient des services des esclaves mécaniques, tous voulaient en avoir le plus. Il était toutefois admis que tous ne bénéficieraient pas des mêmes services. Mais voilà que le nombre de ceux qui sont exclus de tous les services se multiplie : les populations inutiles.
Elon Musk est le nouveau héraut de la société esclavagiste, de la société classes pure et dure, car une autre division menace la cohésion sociale, c'est celle entre population utile et population inutile. Celle qui continuera à vivre hors sol et celle qui s'écrasera au sol. Est-ce un hasard, si avec la fin de l'Apartheid en Afrique du Sud, il a déménagé son agressivité en Amérique du Nord ?
Les dégâts de la modernisation occidentale
Ce qui nous arrive le plus souvent quand nous regardons le futur c'est que nous le voyons à travers les lunettes du passé. Lorsque nous avons échoué, nous cherchons à savoir ce en quoi les autres ont réussi. On parle alors de leçons du passé, mais les leçons du passé ne peuvent servir qu'un futur qui lui ressemble, elles supposent que le futur sera comme le passé. En observant ce qui s'est passé, nous ne voyons pas ce qui est en train de se passer. De là, la différence entre le passé accompli et le passé inaccompli, l'un s'étant achevé et l'autre continuant de s'accomplir. Si nous sommes dans un passé accompli, les leçons du passé ne peuvent nous induire en erreur, les conditions passées ayant disparu, la réussite ne peut plus s'effectuer dans les mêmes termes.
Les entrepreneurs et les consommateurs continuent à parler de croissance, de compétition et s'efforcent de sacraliser l'innovation alors qu'ils s'enfoncent lentement dans la décroissance. Il va falloir bientôt se méfier de la compétition et de l'innovation en général. Il va falloir distinguer les bonnes compétitions des mauvaises. Les bonnes sont celles qui ne font pas décoller certaines sociétés et d'autres s'écraser au sol, celles qui réduisent les inégalités sociales ; les mauvaises sont celles qui au contraire vont diviser la société en deux, l'une sans attaches et n'ayant nulle part où aller et une autre prête à décoller pour une autre planète. Il va falloir distinguer les bonnes innovations des mauvaises, celles qui concentrent le pouvoir (dont le pouvoir d'achat) et les autres qui le distribuent.
Nous sommes entrés dans la modernité par la consommation. D'abord par une politique dite de (production) de substitution aux importations comme pour suivre l'exemple des pays d'Amérique latine qui avaient conquis leur indépendance un demi-siècle plus tôt. Car à franchement parler, à quelles importations s'agissait-il de substituer une production locale ? Au départ, il n'y avait pas d'importations, mais des productions locales et les importations n'ont pas amélioré les productions locales, mais les ont écrasées. C'est de substitution d'importations aux productions locales, sans que celles-ci puissent à leur tour se substituer eux importations, qu'il s'est agi. La boucle est restée ouverte. Cela revient jusqu'à aujourd'hui à faire produire chez nous par des multinationales le produit que nous leur achetions hier directement. Nous avons écrasé la production locale en important des usines. Usines dont l'entretien nous a coûté et coûte plus cher qu'une importation de leur production. De l'usage des machines étrangères nous avons fait des machines à sous pour pomper des dinars dont la valeur avait été fixée pour faciliter l'importation de machines et de « biens salaires » pour soutenir le la demande urbaine, le pouvoir d'achat des travailleurs. Bref, ladite stratégie d'import-substitution a transformé notre économie en marché dominé par les produits étrangers et les entreprises étrangères.
Si l'entretien des usines nous a couté plus cher que l'importation de leur production, c'est parce que la société les a vampirisées au lieu de les nourrir de ses efforts et de s'en approprier le savoir-faire. On a « désencastré » l'économie de la société, la société n'est pas devenue industrielle, sa modernisation l'a transformée en son contraire. Elle s'est désindustrialisée[2], elle a perdu son art de faire en imitant, mais méconnaissant, celui des autres. Nous avons ainsi quitté les territoires desquelles nous vivions pour nous établir dans des centres de consommation. On a créé des clientèles pour les importations. La bataille de la production est restée un slogan, car nous n'avons pas produit de collectifs de production en mesure de rivaliser avec les collectifs étrangers ; on a détruit l'esprit de corps qui pouvait en faire des collectifs puissants. Comment substituer à ce que nous leur achetons, une production qu'on ne peut pas leur vendre et dont le secteur de l'énergie ne peut soutenir indéfiniment la consommation ? La politique de substitution des importations n'a pas substitué de la production locale aux importations, elle a accru les importations.
Les dégâts de la modernisation occidentale ont été intenses dans les sociétés postcoloniales. On ne s'en rend pas encore tout à fait compte. Plus que les autres, elles sont devenues des sociétés hors sol. Elles ne dépendent plus de leurs sols, de leurs milieux qu'elles ont détruits, mais de leur sous-sol et du monde extérieur. Elles importent leur alimentation, leur habillement, leurs moyens de transport, tout leur confort. Avec le développement de leurs besoins, leur sous-sol ne peut plus les soutenir. Nous possédons l'énergie, mais pas les machines qui produisent ce que nous mangeons, ce de quoi nous nous habillons et nous transportons.
Ces dégâts ont détruit chez leurs populations la possibilité de faire société. Ils les ont désunies, déliées. Rien ne fait plus tenir les individus et les groupes sociaux ensemble. Les populations ne sont pas tenues par une division sociale du travail (E. Durkheim). Ils ont détruit les possibilités d'une compétition équitable avec les sociétés dites modernes.
Nous allons de ces faits, assister à un renversement de l'histoire : alors qu'à l'ère pré-industrielle les populations migraient du Nord vers le Sud, aujourd'hui le mouvement s'inverse. Contrairement au passé, la vie est beaucoup plus difficile désormais au Sud qu'au Nord. Les centres d'accumulation se sont réfugiés au Nord et ont dévasté certaines régions du Sud. Ils s'efforcent d'y séparer nature utile et populations inutiles.
Ce mouvement migratoire, comme dans le passé, va donner lieu à de nombreux chocs avant qu'une situation globale ne se stabilise. Plutôt que de s'épandre dans le monde en se réformant, la civilisation industrielle se barricade, ne se rendant pas compte que ce comportement qui multiplie les esclaves mécaniques et les populations inutiles est précisément ce qui va renforcer les déplacements de populations et le choc des sociétés.
Maintenant que le sol et le sous-sol de la terre ne peuvent plus supporter l'humanité et ses servants mécaniques, on va assister à une certaine démondialisation, relocalisation des chaînes de valeur en même temps que leur raccourcissement et leur décomplexification. Ainsi qu'une réduction de la diversité des produits. Il s'agit de revoir ses dépendances.
Les sociétés riches à qui sont maintenant disputées les ressources de la Planète vont devoir faire face sur deux fronts : une réduction du pouvoir d'achat et une forte immigration de populations qui ne peuvent plus reproduire leurs conditions d'existence. Quelles vont être leurs réactions ? Si l'on ne prend pas garde, la décroissance va probablement s'achever dans la guerre comme elle a commencé.
Le débat entre démocratie et autocratie est mal mené. Il est stérile quand il oppose simplement les régimes politiques et s'abstrait du rapport des peuples. C'est l'asymétrie de pouvoir, de savoir et d'information entre les peuples qui surdétermine le régime politique. Un peuple sera d'autant plus ouvert qu'il ne redoute pas la compétition extérieure, il sera d'autant plus fermé qu'il craint cette compétition. Une démocratie peut-être le régime d'une société esclavagiste comme le fut la démocratie athénienne. Elle peut être le régime d'une société raciste. Les démocraties sont vulnérables, d'autant plus vulnérables qu'elles ont des difficultés à assurer une certaine fermeture, à se défendre de l'extérieur. On ne peut pas séparer compétition interne et compétition externe. Le vaincu de la compétition externe, comme celui d'une guerre, peut rarement décider de son ordre interne, établir le bon rapport au monde qui le sortira de la soumission. Il doit se défendre de la compétition externe avec ses propres armes, celles dont il a le secret, qu'il va devoir cultiver et qui feront la différence. L'autoritarisme n'est pas au service des peuples, mais de ceux qui les dominent. Il n'est pas une caractéristique interne à certaines sociétés, il est la caractéristique du rapport d'un peuple à un autre, de son ouverture fermeture au monde. Une société qui ne peut assurer sa fermeture ne peut prétendre à la souveraineté de sa décision. Une société qui ne peut assurer son ouverture ne peut bénéficier des progrès du monde. L'hégémonie occidentale prétend universaliser la démocratie, elle étend le chaos. Les Occidentaux ont décidément la langue fourchue (B. Latour).
La guerre n'est pas une fatalité, bien que ce soit là une propension actuelle du monde, c'est aussi un choix. L'humanité va devoir faire face à une décroissance, sa partie riche pourrait refuser de l'admettre et vouloir la faire subir à une partie d'entre elle. Entre la sobriété des riches et la pauvreté/inutilité de la majeure partie de l'humanité, il faudra choisir. Tout semble laisser penser, à voir les rêves des puissants que l'anéantissement d'une partie croissante de l'humanité sera son choix. L'humanité doit-elle passer par d'innombrables souffrances, passer par des révolutions s'en prenant aux riches, ou faire face au précipice, pour redécouvrir trop tard le sens de la fraternité ? Les révolutions et les catastrophes font redécouvrir temporairement le sens de la fraternité, les vieilles habitudes reprennent vite le dessus. Seule la fraternité peut rendre possibles un changement réel, car progressif, des habitudes pour éviter révolutions et catastrophes. C'est fraternité qui doit précéder liberté et non l'inverse.
Notes
[1] En économie, un passager clandestin est une personne ou un groupe de personnes qui bénéficie d'un avantage résultant d'un effort collectif, tout en y contribuant peu ou pas du tout.
[2] Il faut se rappeler l'étymologie du terme industrie, art de faire.
*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.


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