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Evolution des rapports de forces
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 28 - 12 - 2023

Dans l'économie de subsistance, l'individu est inscrit dans des rapports de forces locaux, dans l'économie de marché, il est inscrit dans des rapports de forces mondiaux. L'atomisation de la société, dans la transition voulue de l'économie domestique à l'économie de marché par une certaine conception de la société et de l'Etat, a visé à transformer les rapports sociaux en rapports économiques entre des individus soucieux de leur seul intérêt personnel.
En schématisant beaucoup, trois conceptions de la société peuvent être relevées : une première selon laquelle la société c'est le marché, une autre pour qui la société c'est l'Etat et une troisième pour qui la société est une association d'associations. On peut considérer que les deux premières conceptions sont des formes extrêmes de la troisième, les trois conceptions s'inscrivant ainsi dans un certain continuum.
Le processus d'atomisation, parce qu'il est processus de prolétarisation et non d'accumulation, n'aboutit pas dans les sociétés postcoloniales à ce à quoi il est présumé parvenir. Le processus d'atomisation y contrarie et «superficialise» la transformation des rapports sociaux en rapports économiques. C'est que l'atomisation qui est la conséquence de la transformation des rapports sociaux en rapports économiques est prise pour la cause, dans le paradigme la société c'est l'Etat.
Solidarité, rapports de dépendance et accumulation.
Dans l'économie domestique, les relations d'interdépendance entre les parents et les enfants inversaient les rapports de dépendance avec l'âge. L'accumulation du capital ne rend plus nécessaire une alternance des rapports de dépendance entre parents et enfants, la nécessaire alternance qui fondait leur solidarité. L'accumulation du capital perpétue la dépendance des enfants aux parents. C'est que l'accumulation du travail objectivé (le capital) qui prend une place croissante dans le procès de travail comme travail indirect minore la place du travail direct et vivant. Ce n'est plus le travail direct qui règle le rapport social, c'est la transmission du travail objectivé et accumulé qui en décide. C'est l'accumulation du capital et sa transmission qui justifie désormais la famille et non le rapport de dépendance alternée des parents et des enfants.
Généralisation de la compétition, jeux à somme nulle et non nulle. L'atomisation de la société dresse les individus les uns contre les autres, les riches entre eux comme avec les pauvres, les parents entre eux comme avec leurs enfants, les vieux qui ont épargné avec les jeunes qui doivent investir. Elle généralise la compétition et dans les sociétés postcoloniales dissocie la compétition de la coopération. Avec un taux de croissance élevée (jeu à somme non nulle), il résulte d'une telle compétition une distribution congruente de la valeur ajoutée entre salaires, profits et intérêts. La généralisation de la compétition est alors positive : elle est intensification de la production. Mais dès lors que les salaires, les profits et les intérêts ne peuvent plus progresser ensemble (jeu à somme nulle), une telle compétition généralisée devient dommageable : elle intensifie la conflictualité. La société subit alors une telle compétition plutôt qu'elle ne l'administre.
Toutes les compétitions ne sont pas bonnes à prendre, certaines sont mal administrées et coûtent plus qu'elles ne rapportent. Plus on s'élève dans la compétition, plus il faut faire appel à une plus large coopération. Les coopérations que l'on peut engager définissent les compétitions dans lesquelles on peut entrer.
Solidarité, atomisation et redistribution. L'atomisation de la société, la société des individus, la généralisation de la compétition, tout cela suppose un « filet de sécurité », une redistribution publique en mesure de réduire la conflictualité, de corriger les inégalités primaires de répartition. Dès lors que la croissance ralentit ou devient négative, la société des individus (société de marché) est confrontée à un problème de redistribution (la défaillance de l'individu étant celle de l'Etat dans la conception de la société comme Etat). La valeur ajoutée est fortement disputée, les conditions de travail se dégradent, la conflictualité augmente.
Avec les contraintes marchandes qui se resserrent sur les individus, la social-démocratie se retrouve à contre-courant et ne peut plus promouvoir une politique de redistribution. Ce n'est donc pas un hasard si la gauche réformiste est attachée à la croissance : elle est portée au pouvoir par la croissance. Ce n'est pas non plus un hasard, si les couches populaires changent de cap et votent à droite. Avec le resserrement des contraintes marchandes, la cohésion sociale se resserre au détriment des couches les plus vulnérables, tâche d'autant plus aisée que ces couches peuvent être d'origine étrangère.
Atomisation et régulation par la contrainte. Dans les sociétés postcoloniales, l'atomisation n'est pas l'œuvre de l'économie de marché et de l'accumulation du capital, mais de la socialisation étatique, des institutions importées par et pour la construction étatique de la société. L'Etat est la société, il/elle se substitue aux parents dans leur relation aux enfants (éducation), aux enfants dans leur rapport aux parents (santé, sécurité sociale). Pour autant, la socialisation étatique dans son ambition d'atomiser les collectifs non marchands ne réussit pas à transformer les rapports sociaux en rapports économiques. Elle ne réussit pas à transformer des producteurs de subsistances en producteurs de marchandises. Elle prolétarise et produit des riches, mais pas de producteurs collectifs marchands. La richesse ne s'accumule pas, ne ruissèle pas. Salaires, profits et intérêts ou capital et travail ne se complètent pas. Les revenus des producteurs sont laminés quand les producteurs ne sont pas étrangers. Salaires et intérêts s'opposent et s'équilibrent aux dépens des profits pour préserver la paix sociale ; travail vivant et travail objectivé ne se complètent pas. La socialisation étatique n'envisage pas non plus de réguler une réelle compétition généralisée dont elle redoute les effets. Elle craint et combat la coopération qui pourrait élever leur compétitivité. Elle ne réussit pas ainsi à constituer une société des individus régulée par l'échange volontaire.
Subordination et association
Le capitalisme vise à simplifier les rapports de pouvoir : on ne dépendra plus que de son employeur et du marché du travail. Les rapports personnels de subordination hors de l'entreprise n'auront plus d'intérêt pour l'ordre global, bien au contraire, il faudra libérer la consommation, inscrire les moindres besoins de l'individu dans l'ordre marchand. Plus besoin de conjoint pour acheter son logement ni d'enfants pour assurer sa retraite. Tous les services dont aura besoin l'individu seront livrés par le marché, par des professionnels anonymes payés à la tâche ou engagés par contrat. L'économie domestique devra se dissoudre progressivement dans l'économie de marché. Tel est l'idéal qu'a entretenu le libéralisme qui a accompagné la croissance capitaliste, soutenu par le mythe du progrès, chez les prolétaires. Il a repris le slogan communiste « Vous qui n'êtes rien (n'avez rien), vous serez tout (aurez tout) ». L'individu ne comptait plus ni sur ni pour des proches, il est libéré des liens de réciprocité qui l'enserre dans une famille, un groupe. Il dépend désormais du monde et de la société et peut jouir d'une liberté d'association qu'il n'avait jamais connue. Il compte sur le monde pour la société et lui-même. Le libéralisme rencontre le désir de liberté de l'individu, en même temps qu'il porte sa dépendance et sa vulnérabilité à l'échelle du monde. Il est plus libre à l'égard de ses concitoyens, mais plus dépendant à l'égard du monde.
Dans la transition de l'économie de subsistance à l'économie de marché, le rapport de subordination capitaliste asservira les rapports de subordination de l'économie domestique.
Libre association, entropie et néguentropie. On ne jugera plus l'individu que par sa capacité de libre association avec d'autres producteurs et consommateurs. La valeur d'un individu dépendra de la valeur de son association sur le marché des associations et de la position qu'il y occupe. Elle dépendra de la confiance que placeront les associations du monde dans son association et de celle que les membres de son association, ses clients et ses fournisseurs, placeront en lui pour les conduire sur le chemin de la réussite.
Il y aura donc progrès dès lors que l'individu étend son réseau d'associés, conforte la place de son association et peut y progresser. Il bénéficie alors du concours de la production d'une multiplicité de producteurs. Sa place dépendra de la valeur qu'il apportera, ajoutera à cette production collective. Sa vulnérabilité sera d'autant plus faible que son association pourra sécuriser ses approvisionnements et pourra faire preuve d'une certaine résilience.
Dès lors que son existence cesse de dépendre de proches, d'un nombre limité de personnes avec lesquels il forme comme une société, pour dépendre du monde, d'un nombre élevé de personnes avec lesquels il partage sa production et sa consommation, cela est-il avantageux ou désavantageux ? Cela dépend de sa contribution à la valeur ajoutée de sa chaîne de valeur. S'il contribue à la valeur ajoutée de la chaîne de valeur et lui concède de la valeur pour y progresser, il s'approprie alors une part croissante de la production mondiale. Mais dans le cas contraire - contribution à la valeur ajoutée de la chaîne de valeur mondiale sans y progresser, on parlera de soumission à autrui, d'interdépendance asymétrique condamnant à la stagnation.
Fuir la dépendance des proches, n'arme pas mieux dans la compétition mondiale. Il reste que l'asymétrie non complémentaire des rapports est la véritable cause de la rupture de la coopération entre proches ou entre étrangers.
Nations prolétaires. Il me semble opportun d'actualiser la notion de nations prolétaires (Pierre Moussa, 1959). Le prolétaire n'est plus ce misérable travailleur, il est ce travailleur dépossédé du savoir du producteur collectif dont il dépend. Il y a des « prolétaires riches », parce que parfaitement intégrés dans l'économie de marché, mais si parfaitement intégrés qu'ils sont dépossédés de tout le savoir dont ils dépendent. Il y a donc d'un côté une masse de prolétaires atomisés dans les sociétés de marché développées et d'un autre côté et à une autre échelle, des nations prolétarisées. Des nations qui sont dépossédées du savoir dont elles dépendent.
À vouloir échapper à des démons locaux plutôt que de les convertir, les individus des sociétés postcoloniales se jettent dans les bras de démons mondiaux.
La famille, le marché et la société
Dans la société dite de subsistance, la structure sociale se stabilisait autour de rapports de force entre parents-enfants, entre hommes et femmes. Bien que leurs rapports fussent complémentaires, leurs rapports n'étaient pas symétriques. Leurs positions n'étaient pas substituables. L'asymétrie du rapport de force repose sur ce caractère de non-substituabilité stabilisé. Les rapports entre parents et enfants asymétriques étaient substituables dans le temps, l'actif se substituait à l'inactif, l'inactif à l'actif. Dans leur unité complémentaire s'inversait le rapport de dépendance avec le passage du temps de l'enfant à l'adulte et de l'adulte au vieillard. La dépendance des enfants se transformait en dépendance des parents. La symétrie des rapports parents-enfants était établie par l'inversion des rapports d'asymétrie, par l'alternance des rapports de dépendance, à l'échelle d'une vie.
Accumulation primitive du travail/capital. Dans le temps pouvait s'établir certaines habitudes et s'accumuler un certain capital indivis : dans ce cas, les enfants continuaient de céder le pas aux parents. La permanence du rapport de subordination des enfants aux parents, au-delà du rapport de dépendance des inactifs aux actifs qui s'est inversé, développe l'association familiale. La famille s'étage et s'élargit, elle réunira les grands-parents, les parents et les enfants lorsque la durée de vie de chaque génération le permettra. Cela pouvait s'observer dans nombre de familles lors de la période de la colonisation. Parce que la famille s'attache à développer et à transmettre un capital indivis, la dépendance des enfants aux parents persiste alors que celle des parents aux enfants se développe. La dépendance des parents aux enfants ne se substitue pas à la dépendance des enfants aux parents, mais par la dépendance des nouveaux enfants aux nouveaux parents. On ne rend pas aux parents ce que l'on a reçu d'eux, on le rend à leurs petits-enfants. Ainsi va le processus d'accumulation.
À la différence de l'accumulation primitive dans les sociétés européennes, certaines sociétés postcoloniales n'ont pas combattu la division du patrimoine familial. Les règles de l'héritage ont favorisé la dispersion du patrimoine, l'atomisation. Elles étaient adaptées à la reproduction de l'économie de subsistance. L'accumulation primitive ne pouvait (et ne peut) être que de l'ordre de la libre association, que l'œuvre d'une stratégie collective d'accumulation. Pas de droit d'aînesse, pas de famille souche (Emmanuel Todd) pour conserver et étendre le patrimoine familial. Mais la norme de la propriété privée exclusive avait gagné les esprits et entamé l'esprit coopératif chez les uns, la prolétarisation fait son œuvre chez les autres.
Ensuite, si avec l'immersion dans l'économie de marché, la famille peut s'envisager non plus comme unité de l'économie de subsistance, mais comme entreprise de l'économie de marché où elle envisagerait de se développer avec le marché, une nouvelle division du travail peut être établie, plusieurs occupations complémentaires, un fonctionnaire, un marchand, un émigré ou un soldat et un paysan par exemple, peuvent coopérer pour mieux mobiliser les ressources du monde et constituer un capital marchand. J'ai un exemple de famille à l'esprit. La famille comme microsociété interrompant le processus de scission de la cellule sociale segmentaire, pour celui de la société marchande : la famille ne se scindera pas pour constituer des entreprises de subsistance, mais cherchera des associés pour constituer des entreprises marchandes viables. L'entreprise de l'économie de subsistance se convertissant en entreprise de l'économie marchande et non en simple entreprise de consommation, évoluant comme à contre-courant de la prolétarisation des producteurs de l'économie de subsistance qui convertit l'entreprise de production en simple entreprise de consommation.
La famille et l'entreprise. Le développement de l'association familiale s'apparente à une famille qui persiste à unir sa production et sa consommation, son épargne et son investissement. Une famille qui persiste à faire société. Il faut remettre l'entreprise familiale dans l'économie de subsistance. Dans cette économie, toute famille est une entreprise d'autoconsommation. Du point de vue de la production et de la consommation qu'elle boucle, elle forme une société. Dans l'économie de marché, son économie devient monétaire. Il est de la nature de l'entreprise d'autoconsommation de vouloir se développer en entreprise marchande, elle la contient en germe. Autrement dit, elle a une propension à se développer en entreprise marchande qu'elle tient de son souci à préserver son autonomie par l'unité de sa consommation et de sa production. Une telle propension doit cependant ne pas être combattue et trouver les conditions favorables à son expression. Elle est contrariée par la prolétarisation qui lui est imposée, qui la transforme en simple unité de consommation, et qu'elle tendait précisément à conjurer.
Reste que l'association familiale doit présenter, de ce point de vue, la capacité de se développer, d'accueillir et d'entrer dans une nouvelle division du travail. Pour entrer dans l'économie de marché, l'association familiale doit se complexifier pour mobiliser les ressources du monde et se constituer un capital marchand initial. On imagine une famille avec trois générations comprenant plusieurs actifs mobilisant les ressources marchandes et non marchandes. On peut aussi imaginer une économie de marché en formation à partir de marchés régionaux ou déjà là avec un marché mondial. À un stade avancé de son développement, on peut imaginer la division de l'entreprise familiale en plusieurs entreprises marchandes, en coalitions et/ou en compétition. L'association familiale se développant et se divisant selon les besoins de l'accumulation et de la coopétition.
La famille et la coopétition régulée. C'est au sein de l'association familiale que commencent la compétition et la coopération entre les individus. C'est le paradigme de la famille regroupant grands-parents, parents et enfants qui donne le sien à la société entendue comme association d'associations. Soyons clairs, la famille domestique est destinée à disparaître chez les prolétaires, sinon à fonctionner en complément de la famille marchande. Elle disparaît quand l'individu est intégré dans l'économie de marché, protégé par un Etat social, un système de sécurité sociale efficient. Elle persistera dans les foyers en transition et ceux d'accumulation. Les familles de l'économie de subsistance se prolétarisent ou deviennent les vecteurs de l'accumulation du capital.
Le paradigme de la famille conjugale n'étant que celui du travailleur qui n'a que sa force de travail à offrir au marché quand il doit compter sur des ressources non marchandes, le travail féminin domestique, pour assurer sa subsistance. La famille conjugale constitue l'entreprise moderne de subsistance. Elle a un pied dans l'économie domestique et un autre dans l'économie de marché en attendant qu'elle se dissolve avec l'absorption de l'économie domestique par l'économie marchande.
C'est dans la famille de trois générations foyer de l'accumulation que se réalise la formule de la coopétition sociale, que la coopération corrige la compétition entre frères et sœurs. C'est à partir d'elle, de sa division, que s'amorce une coopétition régulée entre les familles. On peut dire qu'au sein de la société marchande d'origine segmentaire[1], une régulation convenable de la coopétition (complémentarité de la compétition et de la coopération) au sein de la famille élargie est la base d'une coopétition générale convenable. Dans leur confrontation avec l'économie de marché, les familles élargies de l'économie domestique se déferont faute d'avoir laissé la compétition l'emporter sur la coopération.
Dans la famille conjugale, la compétition est enfermée dans un cercle restreint, les enfants se disputent les faveurs des parents, ils n'y trouvent pas la nécessité de coopérer. Dans les institutions de socialisation des enfants de travailleurs on ne leur apprend pas non plus à coopérer[2].
C'est l'adoption par les élites du paradigme identifiant la société à l'Etat et par suite l'ambition politique d'atomiser la société qui ont rompu le continuum de la société et de la famille, qui ont rompu le processus de transformation simultané de la famille, du marché et de la société en prolétarisant les familles de l'économie domestique.
Atomisation, famille et asymétrie non complémentaire
La prolétarisation des producteurs de l'économie domestique va être redoublée par l'asymétrie devenue non complémentaire du rapport entre hommes et femmes lors de l'engagement dans l'économie de marché. La rigidité du rapport face à la substituabilité rendue possible par l'économie de marché (ou le niveau de revenu ne justifiant plus la complémentarité monétaire du couple au sein de l'entreprise de consommation) va conduire à la rupture de la complémentarité, barrant la route ainsi à une complexification éventuelle de l'association familiale. Un système d'alliances ne prendra pas place et la stratégie familiale se résoudra à n'être que celle d'une simple entreprise de consommation. Le paradigme de la famille élargie ne pourra pas s'exprimer et donner à la grande société son modèle.
C'est le redoublement de la prolétarisation par cette asymétrie devenue non complémentaire qui va aussi rompre la complémentarité et la substituabilité entre économie domestique et économie de marché avec l'engagement de la première dans la seconde (substituabilité de l'économie de marché à l'économie domestique avec le progrès de la première et la substitution de l'économie domestique à l'économie de marché avec la régression de la seconde). Cette non-complémentarité va décider du niveau de développement de la compétition et donc de l'économie.
L'économie domestique et le parc de machines. En quoi diffère la société de l'économie domestique de celle de l'économie de marché, la société du travail improductif décriée par Adam Smith et la société du travail productif ? La première fonctionne à l'énergie renouvelable, la seconde à l'énergie fossile. C'est l'énergie qui transforme la société, sort la production de l'économie de subsistance. L'économie de marché est une économie domestique étendue à une grande échelle, irriguée par une économie monétaire, où un nombre croissant de non-humains circule parmi les humains et trame leurs rapports. L'énergie fossile a permis au « travail productif » de se développer au sein du « travail improductif » y injectant produits et machines : produits du travail humain et non humain combinés, machines, esclaves mécaniques convertisseurs d'énergie non humaine. La société est cette association d'humains et de non-humains, animée par une énergie humaine et non humaine.
La gouvernabilité de la société tient dans la mise en système du fonctionnement de cette association d'associations dont les compétitions et les coopérations sont complémentaires. Une élite sociale commande au fonctionnement, à l'entretien et au développement d'un parc de machines et de ses servants.
L'homme, la femme et le guerrier : complémentarité, substituabilité.
Entre hommes et femmes dans l'économie domestique, les échanges, échanges de services, sont de nature médiate et immédiate. Leur complémentarité impliquait une substituabilité limitée au contraire de leur substituabilité étendue aujourd'hui. Les femmes ne pouvaient pas se substituer complètement aux hommes. Par exemple, les hommes pouvaient prendre, mettre à leur service plusieurs femmes, mais pas l'inverse. Les hommes ne pouvaient pas enfanter. Cette non-substituabilité est à la base d'une asymétrie de pouvoir : ce que l'un peut, l'autre ne le peut pas ; tout le monde ne peut pas la même chose. Dans cette différence de pouvoir pouvait se loger une relation de maître à sujet, d'employeur à employé, dans le cadre d'un certain rapport de forces. La femme pouvait donner plus qu'elle ne pouvait obtenir. Aujourd'hui, elle peut obtenir de la société presque autant que peut en obtenir un homme. Dans toute société, une personne qui peut être remplacée par tout autre, est exposée à une position subalterne, peut être menacée d'esclavage. Dans la famille, comme sur le marché du travail. Tout dépend des relations de coopétition.
Il reste qu'une trop forte substituabilité peut conduire à une complémentarité insuffisante et menacer la reproduction de la société. Ainsi se manifeste le vieillissement de la population. Trop forte substituabilité dans un seul sens qui détruit la polarité. La substituabilité ne porte atteinte à la complémentarité que par la cause de l'asymétrie entre l'économie domestique et l'économie de marché. Ainsi en est l'origine l'asymétrie irréversible du travail domestique et du travail marchand, la non-substituabilité du travail féminin par le travail masculin.
Dans la société segmentaire, une division latente entre guerriers et producteurs supporte la division sexuelle du travail. La différenciation sociale ne sépare pas encore le guerrier du paysan, entre « gens en armes » et « gens sans armes ». Elle sépare la femme et l'homme qui ne peuvent se substituer. Tous les hommes sont des guerriers, non une classe seulement. C'est que l'attirail des guerriers ne permet pas encore une différenciation entre hommes en armes et hommes sans armes. Les « gens en armes » ne se sont pas imposés aux « gens sans armes » et ne se distinguent d'eux qu'en temps de guerre. Ils ne soumettent pas l'ensemble des ressources à leur industrie de guerre, l'économie domestique ne dégage pas le surplus pour les entretenir en tant que non producteurs. La protection est assurée par le groupe d'hommes, les « gens sans armes » sont ici les femmes.
Selon l'anthropologue structuraliste Lévi-Strauss, la culture « sort de la nature » avec l'exogamie, avec l'échange des femmes, quand le frère échange sa sœur, se marie avec une autre femme. Au-delà de l'inceste, il s'agit d'une prise pacifique, échange contre capture. L'homme guerrier renonce à la force pour prendre femme, d'abord avec ses frères. Avec ses frères, il prendra femme à l'extérieur, par la force ou l'échange. Lévi-Strauss expurge la famille de la compétition. Bourdieu interprète le sens de l'honneur des Kabyles de manière trop symbolique. Celui qui ne peut protéger ses femmes ne peut se protéger lui-même, il est indigne de sa position de guerrier, il ne peut se reproduire. La séparation de la nature et de la culture, de la biologie et de la sociologie, joue bien des tours. Il faut donc bien voir que la division sexuelle du « travail », la différenciation sociale sexuelle en fait, recouvre une autre différenciation en germe qui n'éclora pas, parce qu'elle ne disposera pas des facteurs extérieurs favorables à son expression : le surplus nécessaire à l'entretien d'une classe de non-producteurs, l'existence d'une compétition guerrière, la formation d'une industrie de guerre et un état de guerre permanent. Le guerrier se différenciera du paysan par sa capacité à se doter d'armes (cheval, fusil) auxquelles le paysan ne pourra pas accéder, il fera classe sociale séparée lorsqu'il fera de la guerre son activité permanente et soumettra l'ensemble des activités à la sienne. Il tendra alors à monopoliser la violence et donc les ressources. Il faut donc affirmer que c'est cette différenciation latente qui sous-tend la division sexuelle du travail. Le guerrier discrimine l'homme de la femme. Il continue à le faire jusqu'à aujourd'hui, mais avec beaucoup plus de mal : bien que la plupart des sociétés dispensent les femmes du service militaire, le guerrier d'aujourd'hui n'est plus le guerrier d'antan. Le monopole de la violence n'étant plus masculin, la compétition ayant gagné de nouveaux champs où la femme peut pénétrer, la guerre enfin s'affirmant de plus en plus comme une guerre hybride, tout cela fait plus de place à substituabilité de l'homme par la femme.
Avec l'entrée de l'économie domestique dans l'économie de marché, le rapport entre hommes et femmes se modifie. Les rapports de complémentarité et de substituabilité se modifient. L'asymétrie de pouvoir se réduit avec l'activité civile et marchande des femmes. La complémentarité devient monétaire, la substituabilité gagne de nouveaux champs. La qualité de l'association familiale, rigidité ou plasticité, dépend de la complémentarité et de la substituabilité des rapports entre hommes et femmes, parents et enfants. La structure rigide éclatera avec la non-complémentarité des activités marchandes et non marchandes. La relation de complémentarité sera rompue du fait d'une substituabilité non assumée. Le niveau de revenu rendant une telle complémentarité optionnelle, le travail masculin refusant de se substituer au travail féminin, le travail féminin ne trouvant plus sa complémentarité dans le travail masculin. Les enfants maltraités abandonneront les parents, les femmes les hommes. La retraite des parents abandonnera les enfants.
Le monde, la famille, la société et la capacité d'association.
L'association « plastique » intègrera le marché en développant une capacité d'association. Aujourd'hui que les femmes peuvent se substituer aux hommes, que la différenciation du guerrier et du producteur ne sous-tend plus la division du travail, elles peuvent dénoncer le patriarcat. L'exogamie permet une association de familles. Dans l'économie de marché, cette association de l'économie domestique est portée à une autre échelle ou se défait. La plasticité de l'association familiale dépend largement de la complémentarité des membres de cette association, complémentarité qui suppose aujourd'hui une substituabilité du travail féminin par le travail masculin, complémentarité qui rend alors disponible à une association avec d'autres associations familiales.
À titre d'exemple, c'est la capacité d'association des travailleurs lors de leurs fortes concentrations avec les premières révolutions industrielles qui ont rendu possible que leur lutte aboutisse à l'instauration de l'Etat social. Le contexte était celui d'une forte croissance économique. Le non-possédant a pu ainsi bénéficier d'un système de protection sociale. Avec les nouvelles révolutions industrielles, le travail non humain dispersant le travail humain (la fin des concentrations ouvrières), les travailleurs ne bénéficient plus des mêmes possibilités d'association. Et avec l'élargissement de la compétition mondiale, la redistribution peine à soutenir le système de protection sociale.
C'est la capacité d'association des familles qui fait la force de l'économie domestique dans son engagement ou dégagement de l'économie de marché.
La société capitaliste de marché défait les anciens rapports de force domestiques en faveur du rapport de forces entre propriétaires et non propriétaires, travailleurs et employeurs. L'individu ne dépend plus d'une économie domestique, mais d'une économie de marché comprise dans un marché mondial. Et quand le travailleur des anciennes métropoles doit subir la concurrence de travailleurs beaucoup plus nombreux et plus productifs des sociétés émergentes, il peut moins compter sur l'Etat social qu'il a contribué à établir.
Dans les sociétés postcoloniales, l'économie de marché n'a pas absorbé et dissout l'économie domestique. Là où les travailleurs n'ont pas bénéficié d'une forte capacité d'association, comme avec les premières révolutions industrielles, aux rapports de force domestiques se sont surajoutés des rapports de force entre capital et travail. Nous avons ainsi une économie de marché qui peut exploiter une économie domestique. Le travail domestique servira de complément au travail marchand. Le travail domestique sera exploité quand l'économie marchande lui prendra sans lui rendre, quand elle lui prendra sans l'intégrer. Le travailleur se trouve désarmé face au marché mondial, il n'a ni la force - la bonne association, le bon pouvoir de négociation -, pour se protéger des forces dominantes, ni la capacité de substituer son travail au travail mondial. Si le travail domestique complète le travail marchand local et lui permet de se substituer au travail mondial, il accroitra les chances de son intégration dans le travail marchand.
La dépendance au monde de la société moderne n'a donc pas le même sens pour tous. La balance n'est pas équilibrée pour chacun. Plus personne ne peut être indépendant du monde, aucun ne dispose chez lui de toutes les ressources dont il a besoin. La différence est entre les sociétés qui peuvent maintenir les autres dans leur dépendance et celles qui ne peuvent s'y soustraire. Celles qui peuvent soumettre par la force, de celles qui ne le peuvent pas. Les riches dépendent des pauvres, mais parce qu'ils peuvent user de la contrainte, ils dépendent moins d'eux.
La ressource humaine en général, le surtravail humain, n'est plus la source majeure de plus-value dans la production : les esclaves mécaniques surclassent les travailleurs humains, l'énergie non humaine surclasse l'énergie humaine, l'intelligence artificielle générative surclasse l'intelligence humaine. Les pauvres dépendent de plus en plus des riches, le marché détruisant les économies domestiques. Les populations inutiles se multiplient. Il faut en tirer les leçons. Sans économie domestique, les sociétés postcoloniales qui seront livrées à la guerre entre les riches du fait de leurs richesses naturelles, desquelles dépendent les riches plus qu'ils ne dépendent du travail humain, elles ne pourront pas résister.
La source des problèmes actuels
Les problèmes actuels trouvent leur origine, selon Daron Acemoglu, dans l'énorme pouvoir économique, politique et social des entreprises, en particulier dans l'industrie technologique[3]. D'un point de vue plus général, ils trouvent leur origine dans la séparation de la production et de la consommation : la production domestique n'est pas production de consommation domestique, la consommation domestique n'est pas consommation productive domestique. Le consommateur n'est pas producteur, le producteur n'est pas consommateur et leur rapport asymétrique n'est pas complémentaire. Les producteurs et les consommateurs obéissent à des règles différentes, celle du profit maximum et non du travail bien fait, celle de l'utilité maximale et non d'une consommation au service d'une production bien faite. Le revenu, pourtant résultant du travail, importe plus que le travail : il ne s'ensuit pas une société au travail bien fait, à la production et consommation bien faite. Il s'ensuit une technologie qui ne complète pas le travail humain, mais qui s'y substitue et le disqualifie. On produit pour quoi ? Pour le profit et non pour bien faire ni pour des consommateurs à qui il faut donner un pouvoir de vendre et d'acheter. Avec l'économie de marché, la production s'émancipe de la consommation domestique lorsque les rapports de force entre producteurs et consommateurs sont asymétriques et non complémentaires. Comment cela se peut-il ? Impossible pourtant d'échapper à l'identité de la production et de la consommation. Mais quelle identité de la production et de la consommation ? Pour le plus offrant du marché mondial et pour les producteurs qui s'émancipent des consommateurs desquels ils dépendent socialement et politiquement. Ils veulent des consommateurs avec lesquels ils seront quittes.
Pour éviter de tomber dans la trappe du revenu intermédiaire, les sociétés postcoloniales doivent revoir le rapport de leur production et de leur consommation, rétablir la production dans la consommation et la consommation dans la production, en organisant les rapports entre les deux circuits de l'économie domestique et de l'économie mondiale. Autrement dit, entre les rapports de la production mondiale et de la production domestique. Ici aussi l'une est dans l'autre, et c'est la manière dont chacune est dans l'autre qui compte : production mondiale et production domestique étant complémentaires, laquelle tend à se substituer à l'autre ? Dans quelles proportions, pour quelles productions ? Il faut certainement pour ce faire un cadre institutionnel adéquat[4]. Un chantier que ne peut ouvrir la science économique actuelle qui s'est construite sur la séparation de la production et de la consommation.
En guise de résumé. Pour établir l'unité de la production et de la consommation, le bon rapport entre production mondiale et production domestique, il faut établir le bon rapport de complémentarité de la technologie et du travail humain, autrement dit du rapport du travail humain et non humain, mais aussi le bon rapport de complémentarité du travail humain, masculin et féminin. La substitution de la technologie au travail humain doit « encapaciter » le travail humain et non le déposséder, elle ne doit pas multiplier le travail non humain pour mieux contrôler le travail humain au profit exclusif d'une classe sociale. L'énergie bon marché et le rapport de force asymétrique et non complémentaire entre les producteurs et les consommateurs, le travail non humain et le travail humain, le travail masculin et le travail féminin, a favorisé la substitution massive du travail mécanique et automatique au travail humain, la dissociation familiale et la prolétarisation, la concentration du savoir dans les mains d'une minorité.
Et pour revenir au titre de notre texte, des rapports des individus dans leur société à leurs rapports dans le monde que peut-on dire ? Je vous laisse conclure.
Notes :
[1] Dans la société de classes, la coopétition en question sera celle de la classe dominante.
[2] Mais à se disputer les places. Ce qui ne marche pas vraiment dans les sociétés d'origine segmentaire, une coopération non complémentaire de la compétition finissant par prévaloir (copiage). L'équilibrage de la compétition et de la coopération réalisant alors un niveau de rendement médiocre.
[3] Daron Acemoglu, Simon Johnson. Power and progress. Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity. 2023. Hachette Book Group.
[4] Ibid.


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