Soixantenaire de la Cour suprême: Réforme globale de la Justice et ancrage de la Justice numérique, principales priorités du Président de la République    Algérie : 400 milliards USD de PIB dans quelques années grâce à des indicateurs économiques    Education: toutes les mesures prises pour le bon déroulement des examens de fin d'année    Algérie-Zambie : signature d'un accord de coopération dans le domaine de l'Enseignement supérieur    Athlétisme / Ligue de diamant 2024 : l'Algérien Slimane Moula sacré sur 800 m à Suzhou    Merad préside la cérémonie d'installation des walis suite au mouvement partiel opéré par le président de la République    Cause palestinienne: Goudjil dénonce la passivité de la communauté internationale    Ghaza: les manifestations contre l'agression sioniste gagnent les campus européens    Ghaza : le bilan de l'agression sioniste s'élève à 34.388 martyrs    Belmehdi rencontre les représentants du Conseil national autonome des imams et fonctionnaires du secteur    Vers le renouvellement du cadastre des terrains    Une porte-parole du Département d'Etat américain démissionne en raison de la politique de Washington    Génocide à Ghaza : La plupart des corps découverts dans les fosses communes des hôpitaux ne sont pas identifiables    La Réunion consultative entre les dirigeants de l'Algérie, de la Tunisie et de la Libye, une «réussite»    Sonatrach signe un protocole d'entente avec la société omanaise OQ Exploration & Production    Affaire USMA – RSB, la CAF saisit le tribunal international    Algérie Télécom sponsor officiel du tournoi zonal d'escrime de qualification aux Jeux Olympiques 2024    L'amie de la Révolution algérienne Briou André Alice Jeanne n'est plus    La DSA lance un appel en faveur des agriculteurs pour s'impliquer dans l'opération    Saisie de 935 comprimés de psychotropes, 287,71 g de kif et 5 suspects arrêtés    Arrestation de 2 voleurs grâce au numéro vert 1548    Arrestation    Espagne: saisie de 25 tonnes de haschich dans un camion de melons en provenance du Maroc    Festival du film méditerranéen à Annaba : "130 ans de cinéma italien à travers le regard des critiques", objet d'une conférence spéciale    Un modèle de l'unité et de la cohésion du peuple algérien dans sa résistance à l'occupation française    Une voix claire et retentissante doit être accompagnée d'un bon niveau de langue pour bien communiquer oralement    Un célèbre acteur néerlandais a embrassé l'islam    La préservation de la mémoire nationale conditionnée par l'utilisation des technologies modernes    Ould Ali (JSK) : «Tout mettre en oeuvre pour redorer le blason du club»    Favorable au MCA, lutte acharnée pour le maintien    Championnats d'Afrique individuels de judo : Dris Messaoud (-73 kg) et Amina Belkadi (-63 kg) sacrés    NESDA: près de 9.900 projets financés en 2023    Festival du film méditerranéen d'Annaba : "Bank of Targets" inaugure les projections du programme Viva Palestine    Chanegriha impitoyable à la préparation au combat    Les médias conviés à une visite guidée du Centre de formation des troupes spéciales    Le ministre de la Justice insiste sur la fourniture de services de qualité aux citoyens    Témoignage. Printemps Amazigh. Avril 80        L'ORDRE INTERNATIONAL OU CE MECANISME DE DOMINATION PERVERSE DES PEUPLES ?    Le Président Tebboune va-t-il briguer un second mandat ?    L'imagination au pouvoir.    Le diktat des autodidactes    Prise de Position : Solidarité avec l'entraîneur Belmadi malgré l'échec    Suite à la rumeur faisant état de 5 décès pour manque d'oxygène: L'EHU dément et installe une cellule de crise    Pôle urbain Ahmed Zabana: Ouverture prochaine d'une classe pour enfants trisomiques    El Tarf: Des agriculteurs demandent l'aménagement de pistes    Ils revendiquent la régularisation de la Pension complémentaire de retraite: Sit-in des mutualistes de la Sonatrach devant le siège Aval    Coupe d'afrique des nations - Equipe Nationale : L'Angola en ligne de mire    







Merci d'avoir signalé!
Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.



L'empire du chaos : les Républiques face à la domination américaine d'après-guerre froide,
Publié dans AlgerieNetwork le 07 - 01 - 2012

L'empire du chaos : les Républiques face à la domination américaine d'après-guerre froide,
de Alain Joxe, éd. La Découverte, 2002
Un réquisitoire implacable
Comment comprendre la violence du monde ? Depuis une décennie, l'espoir d'une pacification d'un monde délivré de la guerre froide s'est effondré. Les plus lucides pressentaient dans le délabrement des états socialistes les prémisses des déchirements futurs, les naïfs nous chantaient la " fin de l'Histoire " et la mondialisation heureuse. En fait, l'Europe a participé à deux guerres - celle du Golfe et celle du Kosovo - et fut impuissante à empêcher les crimes contre l'humanité commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda.
Aujourd'hui, un an après l'attentat du 11 septembre 2001 et l'intervention américaine en Afghanistan, nous sommes à la veille d'une nouvelle guerre en Irak et sommes témoins du pourrissement du conflit israélo-palestinien. Une lecture superficielle des événements pourrait nous faire croire à une hystérie de l'Histoire et à une régression dans la barbarie. Une telle définition de la violence politique nous empêche d'en déceler les causes, de définir les responsabilités et de prévenir les conflits futurs. Alain Joxe nous propose une lecture à la fois politique et stratégique des conflits actuels dans une analyse qui va à contre courant des idées reçues sur " le choc des civilisations ". Plus que par la confrontation géopolitique entre des ères culturelles aux fondements inconciliables, la barbarie du 21e siècle s'explique par une politique de domination mis en œuvre par une superpuissance - Joxe vise explicitement les Etats-Unis - devenue hégémonique. Faut-il pour autant voir dans son ouvrage une simple actualisation de l'antienne anti-impérialiste dont les thuriféraires du communisme, dans ses diverses versions, nous avaient abreuvé ?
Voici les grandes lignes du réquisitoire :
Les Etats sont en voie de désagrégation, dépouillés de leur souveraineté par l'économie globale. Le regain de nationalisme qui se manifeste ne fait que masquer la portée de la domination impériale et la rupture des pactes sociaux. En effet, malgré l'apparence de prospérité économique les Etats nations sont les agents d'érosion de leur propre souveraineté, avalisant sans débat public et sans volonté populaire, les normes " techniques " imposées par les instances transnationale du capitalisme : GATT, FMI, OCDE, Banque Mondiale. Cette démission politique est avant tout un déni de démocratie, une remise à zéro du politique, une dépossession du peuple de son pouvoir, désormais octroyé à " une sorte d'aristocratie d'ancien régime ". Si la révolte ne gronde pas, c'est parce que le monde n'existe pas comme république, comme unité politique. De même, le peuple n'existe pas face aux entreprises qui, promettent les lendemains heureux du libre-échange au moment même où le libéralisme érigé en dogme économique accroît sans rémission la fracture sociale.
Le progrès technique marginalise des masses énormes de travailleurs, paysans ou ouvriers, devenues " jetables " après usage : les rues des pays sous-développés grossissent de ces multitudes sous-prolétariennes : drogués, sans-abris, enfants abandonnés, et résidus inexploitables du capitalisme. Contre ces marges, une guerre sans merci, une guerre larvée, clandestine, est menée : partout où l'on ne peut les emprisonner, des équipes de tueurs militaires ou paramilitaires se chargent de les exterminer. Les uniformes changent selon les pays, mais ce camp des massacreurs, qui peuvent aussi bien relever des forces armées ou de la police que de factions rebelles ou mafieuses, en œuvre de la Colombie au Kosovo en passant la l'Algérie ou l'Afrique centrale, est à l'œuvre. Génocides, massacres, tortures, emprisonnements et déportations sont le quotidien des réprouvés, y compris dans les nations " démocratiques " où l'on incarcère, en vue de leur déportation ou de leur asservissement, dans les camps de concentration pour réfugiés ou immigrés " clandestins " les demandeurs d'asile politique ou économique.
Le néolibéralisme menace les fondements mêmes de la République française et des démocraties européennes en refusant à tous les hommes (et non seulement aux citoyens) le droit de vivre dignement. Ce droit, la nouvelle aristocratie cherche à le détruire complètement par l'exercice d'une violence que l'on pourrait appeler " nobiliaire ", qui s'exerce sur le plan interne et externe. Sur le plan interne, nous voyons mettre en œuvre une répression constante destinée à déstabiliser et à criminaliser toute révolte. Sur le plan externe, l'exercice de la domination impériale, qui est le fait des Etats-Unis et de leurs alliés européens, s'opère par la guerre préventive menée globalement, selon la double stratégie alternée de l'expansion de la sphère d'influence et de la division de l'humanité en blocs antagonistes. Dans cette perspective, le monde est perçu comme un chaos qu'il s'agit de gérer, de maîtriser mais non de pacifier ou de développer. Nation militairement dominante, les Etats-Unis entendent assurer un " leadership " sans partage, agissant de manière explicitement impériale, laissant aux potentats locaux ou aux Etats vassaux la charge des basses œuvres ou de l'intendance locale.
Contre cette domination, il ne suffit pas d'en appeler au nationalisme, ni même au souverainetisme. Plus que d'un protectionnisme économique, social ou culturel, une solidarité transnationale s'avère nécessaire. Cette solidarité doit cependant reposer sur une unité politique. La construction européenne pourrait être l'instrument d'un contre-pouvoir géopolitique si elle s'avérait capable de construire une réelle souveraineté populaire : il faut donc instaurer " une République européenne qui confédère les luttes politiques populaires au lieu de les diviser entre appareils d'Etat et bureaucratie pénétrés de principes néo-libéraux ".
Une pensée républicaine et sociale
Tout au long de son ouvrage, Alain Joxe est animé d'une certaine idée de la république qui défie la conception libérale de la démocratie.
Elle s'appuie sur la proclamation, par Robespierre, des droits de l'homme de 1793. Celle-ci subordonne le droit à la propriété à la garantie des droits sociaux : la propriété n'est que le " droit de chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi ", droit naturellement borné par " l'obligation de respecter le droit d'autrui ". Par ailleurs, Robespierre consacre le droit (et le devoir) d'insurrection lorsque la loi, violant les droits imprescriptibles de l'humanité, devient tyrannique. Si la République sociale s'instaure sur un territoire circonscrit par les frontières nationales, l'enjeu de la libération de l'humanité reste global : un devoir d'internationalisme s'inscrit donc comme corollaire des droits fondamentaux des hommes. Robespierre affirme le devoir de solidarité entre les peuples, déclare " ennemi de toutes les nations " celui qui opprime l'une d'entre elles, et considère comme légitime la guerre contre les ennemis de la liberté. Dans la mesure où les nations ne peuvent assumer isolément ce devoir, une solidarité internationaliste s'impose.
On mesure toute la distance entre cet idéal bicentenaire et la réalité politique française actuelle. L'annulation des dettes, la restauration du droit d'asile et de la solidarité politique envers les persécutés, l'abolition du néo-esclavagisme post-colonial relèvent de la plus haute urgence. La rupture du contrat social incite cependant au pessimisme : les peuples ne peuvent s'appuyer sur les Etats pour faire prévaloir leurs droits et l'on peut craindre l'avènement d'un âge sombre, d'une féodalité où la violence nobiliaire s'oppose sans merci aux jacqueries désespérées. Joxe trouve cependant ses raisons d'espérer dans un retour aux sources de la pensée républicaine. Il procède dès lors à une lecture de Hobbes.
Développant une conception pré-démocratique de la République comme une souveraineté protectrice du peuple doté d'un pouvoir absolu et unique, Hobbes élabore sa pensée contre le désordre de son temps, le " Béhémoth " de la guerre civile. La pacification qu'il recherche a cependant un prix, la délégation du droit de vie et de mort au seul souverain. La seule fonction légitime de la souveraineté est la protection assurée par " la multitude unie en une seule personne ". Ce " Léviathan " se présente comme une volonté trans-individuelle personnifiée en un roi. Hobbes est favorable à la monarchie absolue, mais il soutient cependant que la souveraineté pourrait être assumée par le peuple entier : la République hobbésienne peut être démocratique.
Hobbes, par sa pensée du désordre, est proche des préoccupations actuelles. Plus que ses prises de positions politiques, sa méthode de pensée est inspiratrice : Hobbes est " un anthropologue de la décision irréversible dans la sphère du danger ", un stratège doté d'une vision matérialiste de l'homme. Hobbes pense et écrit en gardant le regard sur l'expérience historique de la dissolution de la souveraineté et de la reconstruction de la république. Sa construction intellectuelle repose sur l'hypothèse d'un retour à l'état de nature, ne considérant que le naturel des hommes, leurs passions primordiales, et recomposant, à la manière d'un naturaliste, les organes du Léviathan.
C'est le désir de sécurité, qui compose avec les passions, qui motive l'assentiment au pouvoir. La compréhension du désir de servitude est essentielle à l'analyse politique car la souveraineté requiert l'obéissance absolue des sujets. Le souverain laisse toutefois une marge de manœuvre et se contente d'assurer la sécurité résultant du monopole de la violence : " l'absolutisme " se conjugue parfaitement avec le laisser-commercer libéral. Si Hobbes est une clé de la critique joxienne, c'est dans la mesure où cette déconstruction/reconstruction des pouvoirs étatiques obéit à la logique politique hobbésienne : l'affirmation de la souveraineté absolue de l'Empire se présente comme une sortie du chaos.
La fragmentation du corps social démultiplie les sphères de pouvoir et les lieux de décision. De nouvelles formes de résistance apparaissent, sectoriels, moléculaires, fragmentés, chaotiques.
Foucault se montre l'analyste des " multitudes " où chaque individu devient son propre souverain, capable de concrétiser un ordre local, fragmentaire, segmenté. Foucault inverse Hobbes, il oppose Béhémoth au Léviathan : que devient la souveraineté lorsque le souverain - l'Etat national - disparaît ? Foucault espère recomposer les forces multitudinaires en ré-instaurant la souveraineté à l'échelle des individus.
En fait, la souveraineté des multitudes est plus un problème à résoudre qu'une solution dès lors que l'exercice du pouvoir est médiatisé par des mécanismes de représentation. A la suite de Rousseau nous pouvons mettre en évidence le caractère problématique de la démocratie représentative où le gouvernement, par nature, a tendance à infléchir la souveraineté nationale dans le sens de l'intérêt des dominants. La république dégénère en une forme plus ou moins affadie de tyrannie. Faute de concrétiser une démocratie idéale où la volonté générale coïnciderait parfaitement avec la volonté majoritaire, la république démocratique reste nécessairement décevante. Le fondement de la démocratie réside précisément dans l'acceptation de ce paradoxe - nié par les systèmes totalitaires - de cette " imperfection fonctionnelle, inévitable " qui fait de la République un chantier ouvert en permanence.
Stratégies impériales…
L'instabilité décrite par Hobbes dans son " Béhémoth " ne doit pas être assimilé à un état de nature originel. C'est une fragmentation de la souveraineté en trois pouvoirs dissociés, opposant le chef d'Etat (Cromwell en l'occurrence) au parlement et à l'armée. Il ne s'agit donc pas d'une régression morale : en période d'instabilité politique, l'homme n'est ni mauvais ni bon, pas plus qu'en tant de paix civile… il se fait simplement stratège, assurant lui-même sa survie par le recours la force. La guerre apparaît alors comme une phase particulière de la politique. Nous rejoignons ainsi Clausewitz pour qui " la guerre est la continuation (Fortsetzung) de la politique ".
Joxe précise, s'appuyant sur l'étymologie du terme Fortsetzung, que si la guerre " poursuit " la politique par d'autre moyen c'est au prix d'une césure dans l'ordre des moyens comme des fins. La guerre inaugure une autre forme de politique : il s'agit d'une mise en place où les buts militaires se conjuguent avec les fins politiques. Toute la question, qui n'est pas seulement théorique, sera de déterminer l'articulation, ou la hiérarchie, de ces fins, sachant que si l'on veut préserver la souveraineté démocratique, la fin politique doit, in fine, l'emporter sur les buts militaires qui en sont les moyens. Joxe constate l'enchevêtrement dans l'ère impériale de ces deux finalités et, dans la mesure où le pouvoir politique global s'estompe - il n'y pas vraiment de souveraineté transnationale - la logique de la guerre l'emporte.
Pour démêler l'écheveau, Joxe propose une lecture parallèle de Hobbes et de Clausewitz.
Dans l'état hobbésien, la paix civile est la continuation de la guerre civile par d'autres pactes, de sorte que Joxe y voit un " énoncé circulaire de la continuation clausewitzienne adapté aux combats internes prolongés que doivent se livrer les monarques pour déboucher sur la continuation de la guerre intérieure par la paix intérieure et par la guerre extérieure " ; mais la continuation guerrière de la politique peut fort bien prendre la forme d'une dissuasion : la paix surarmée a pour ainsi dire les mêmes effets politiques que la guerre dans la mesure où les " engagements possibles, évités, sont réels par leurs conséquences ". L'instauration de l'Etat souverain met fin à la guerre civile mais établit une distinction entre guerre et politique en rejetant la première hors frontières délimitant la frontière non pas dans le temps mais dans l'espace.
Comment concevoir la continuation clausewitzienne dans un monde dés-étatisé ?
L'Empire cherche à déstructurer les Etats nations en s'appuyant sur les forces infra-étatiques de l'économie transnationale. Ce processus rencontre une vaine résistance à l'échelle nationale. Mais la construction d'entités supranationales peut permettre la constitution d'une souveraineté alternative pouvant s'opposer de manière efficace à l'empire américain. La construction européenne s'inscrit dans une certaine mesure dans cette perspective bien que les clivages internes et l'élargissement accélérés de l'espace européen retardent considérablement l'unification politique.
Nous assistons à une globalisation de la violence, de caractère nobiliaire (répression des jacqueries, retranchement dans les forteresses de la prospérité, asservissement et exploitation du travail, protection des privilèges) et mafieux, qui s'appuie, en sous-traitance, sur les états vassaux et les tyrannies militaires ou civiles établis sur la désagrégation des états-providences et des législations sociales. La résistance populaire, réduite à l'impuissance en raison de la dissymétrie des forces, se tourne vers une contre-cruauté sans perspective stratégique.
Il faudrait élucider cette contre-cruauté (terrorisme, prise d'otages) à la lumière des pratiques militaires caractérisés par le " mépris des droits de l'homme dans l'instant et le court terme ".
L'Empire agrège cités et territoires selon deux logiques : celui du libre-échange, agissant comme force d'intégration et constituant l'empire logistique, celui de la conquête militaire et de la prédation (post)coloniale. L'hégémonisme du système libre-échangiste ne doit pas faire illusion. La stratégie de domination des Etats-Unis, comme celle de l'Europe d'ailleurs, repose sur une délimitation stricte entre les régions alliées ou contrôlables et les régions hostiles ou incertaines.
Cette délimitation d'une barbarie externe à l'Empire s'avère utile à la pacification interne. Elle permet de déplacer la violence vers l'extérieur tout en maintenant le sentiment d'insécurité induite par et de l'étranger suffisamment vivace pour légitimer la répression interne.
…et criminalisation sociale
La violence des Etats impériaux consiste à reléguer hors droit ceux qui restent étrangers à leurs intérêt et stigmatise comme étrangers ceux qui ne peuvent bénéficier de la citoyenneté ou de l'asile : nous assistons à une criminalisation des pauvres, des nomades, des migrants et des réfugiés, ainsi qu'à une criminalisation des mouvements sociaux oppositionnels.
Le terme de criminalisation peut il est vrai se comprendre en deux sens :
a. la stigmatisation politique, sociale et judiciaire de groupes, d'attitudes ou de mouvements sociaux réputés dangereux.
b. des faits sociaux légitimes, comme les déplacements migratoires, répondant à des besoins essentiels sont exploités par des réseaux mafieux principaux bénéficiaires, dans les faits, de la " rigueur " des gouvernements. En outre des luttes politiques légitimes recourent, pour leur financement comme pour leur action, à des activités criminelles comme le trafic de drogues, le rançonnement d'otage ou le racket, sans compter les actions armées clandestines.
L'interpénétration de mouvements révolutionnaires, indépendantistes ou régionalistes et de réseaux proprement mafieux est un fait établi. A l'inverse, nous assistons aussi à une compénétration du monde capitaliste et des mafias, processus qui se joue aussi sur la scène politique au point que l'on peut constater, à travers les faits de corruption, de népotisme, et de protection illicites, qu'une réelle complicité s'esquisse entre des gouvernements libéraux et des mafias.
La politique extérieure américaine repose, depuis la guerre du Golfe, sur deux doctrines. La première, préconisée durant le mandat de Clinton, vise à élargir la sphère d'influence en agrégeant de nouveaux espaces politiques dans l'économie marchande. La guerre de terrain est délaissée, suite à la défaite du Vietnam, préférant des interventions à distance et limitant la répression aux violences internes.
A cette doctrine se substitue aujourd'hui celle du " choc des civilisations " (inspirée par l'ouvrage de Samuel Huntington). La préoccupation est moins de gagner le monde à sa cause qu'à se protéger des menaces extérieures. Le monde est perçu comme hostile sauf si des blocs régionaux peuvent être constitués et mis au service de la défense des intérêts américains. Il s'agira essentiellement de diviser l'humanité pour régner et mener, si besoin est, des actions militaires préventives dans le seul intérêt des Etats-Unis.
Cette doctrine instaure un apartheid géopolitique qui a son pendant à l'échelle nationale. Les clivages géopolitiques ne se dessinent plus selon les frontières tracées par les nations (et qui correspondent peu ou prou à des volontés politiques acceptées, au moins passivement, par les démocraties), elles s'esquissent encore moins selon les antagonismes de classe mais selon les appartenances culturelles ou religieuses. Cette optique légitimera la relégation hors " civilisation " des populations allochtones. Dans cette logique s'inscrivent les politiques xénophobes en matière d'immigration et de droit d'asile.
Joxe analyse la politique étrangère et militaire des USA pour constater sa dérive militariste. Offensive, elle s'appuie cependant sur de nouveaux mécanismes d'alliances, parallèlement à la perpétuation de l'alliance atlantique. Le partenariat avec la Russie s'inscrit dans une stratégie globale de maîtrise occidentale de l'Asie centrale préparée dès avant le 11 septembre 2001 : les tchétchènes en payent le prix lourd. L'attentat du 11 septembre 2001 a sonné le glas de la doctrine de expansion pacifique, obligeant les USA à intervenir sur le terrain pour renverser le régime des talibans. La politique actuelle est celle d'une croisade guerrière contre un " terrorisme " à la définition aussi vague que globalisé obligeant à une recomposition des forces et des alliances. Cette histoire est actuellement inachevée. Quoiqu'il en soit, le pourrissement de la tension au Moyen-Orient illustre bien, à l'échelle microscopique, le devenir du monde. Contre les palestiniens, acculés à un terrorisme de désespoir (puisqu'il repose plus sur l'espérance sacrificielle d'un paradis post-mortem que sur un projet politique concret), l'état israélien n'oppose que la poursuite obstinée de la répression, l'extension des colonies de peuplement et l'apartheid ethnique.
Répondre au chaos… stratégies de contre-pouvoir
Un des mérites de l'ouvrage est de montrer l'interpénétration des enjeux économiques, sociaux et stratégiques. A ce titre, Joxe contribue à une réhabilitation de la politique face à la (dé) raison économique : une pensée du pouvoir, ou des contrepouvoir, ne peut faire l'économie de la stratégie.
Le réquisitoire est puissamment énoncé. On ne peut que louer la prise de position en faveur de la république sociale et la dénonciation des effets socialement pervers du libéralisme mondialisé. L'ouvrage ne prétend pas démontrer son propos sur le terrain économique. En fait, les raisons économiques importent peut être peu à l'auteur face aux exigences morales qui sous-tendent l'ouvrage : la justice est lésée dans le partage actuel du monde et l'on ne peut transiger, sauf à accepter l'inhumain, sur l'urgence d'un combat politique anticapitaliste.
Si l'auteur centre son propos sur les données géopolitiques d'après guerre-froide, constatant et déplorant l'hégémonie américaine, il ne s'attarde pas, ou peu, sur l'articulation entre la lutte de classe (ou les luttes sociales), les nouvelles méthodes de management, les stratégies d'entreprises ou de spéculation, la conjoncture économique et les décisions politico-militaires prises à l'échelle étatique. La vision d'un monde dominé et instrumentalisé par les USA apparaît dès lors quelque peu schématique même si l'auteur affine adroitement son analyse des stratégies américaines. Joxe ne peut ignorer que les contradictions sont sans doute plus complexes et que nous ne nous trouvons pas dans une complète déstructuration des souverainetés nationales : l'émergence de l'union européenne apparaît à ses yeux comme une réponse. Mais à cette réponse s'adjoint d'autres tentatives d'unification économiques et politiques, notamment sur le pôle géopolitique asiatique.
Enfin l'unification européenne reste plus invoquée que réellement analysée. L'auteur souligne bien la dépendance géopolitique par rapport aux USA et espère d'une confédération républicaine européenne le contrepouvoir qui permettrait de faire pièce aux aspirations états-uniennes. C'est peut-être oublier les contradictions internes à l'Europe dont la construction s'inscrit dans une pure logique néolibérale et, en dépit des discours humanistes dont l'union européenne se prévaut, ne fait pas l'économie de la " violence nobiliaire ".
Certes, Joxe a raison lorsqu'il affirme que à la solidarité des peuples et à la globalisation de l'opposition anticapitaliste doit correspondre une souveraineté étatique transnationale capable de traduire politiquement cette aspiration populaire. Mais le fait est que l'idée de République sociale reste malheureusement confinée en France et que l'opposition populaire prend la forme d'un agglomérat de mouvements divers se fédérant autour du mot d'ordre assez vague " d'altermondialisation ".
Par ailleurs, la construction européenne s'avère bancale : les intérêts et les raisons géopolitiques animant les états européens divergent et divergeront d'autant plus que s'accroît le nombre des états membres. Enfin, si l'unification politique européenne se concrétise, elle prendra vraisemblablement la forme d'une dissolution des Etats nationaux en faveur d'entités régionales confédérées. N'est pas à négliger le risque d'une balkanisation de l'Europe, risque exacerbé par les ressentiments régionalistes, dans lequel l'Allemagne, culturellement homogène (malgré sa structure politique fédérale), tirerait grand parti.
La question de la défense européenne est centrale dans cette problématique où l'Europe cherche son autonomie par rapport aux USA. Les USA souhaitent une modernisation de l'Alliance atlantique en donnant à l'OTAN des structures de commandement souples et modulaires, adapté au " chaos management " mondial. L'Europe à cet égard prend cependant quelque retard dans la mise en œuvre d'une politique de défense spécifique qui lui permettrait d'entretenir une relation égalitaire, sur le plan du crédit politique, avec les USA. Jusqu'à présent, l'UEO risque de rester à l'arrière plan du partenariat avec l'OTAN qui maintiendrait, pour des raisons pratiques, sa prééminence.
Alain Joxe ne fait qu'esquisser les problèmes stratégiques qui se posent actuellement à l'Europe. Son espoir d'une construction heureuse des républiques sociales européenne risque, il faut l'avouer, de rester lettre morte dans le contexte de régression sociale et de crise politique actuelle. Il est à craindre que nous entrons de plein pied dans une tempête globale au sein duquel, faute de forces démocratiques capables de conceptualiser une stratégie d'opposition forte à la barbarie qui s'annonce, les amants de la justice et de la paix risquent d'être emportés comme des fétus de paille.
" L'empire du chaos " a le mérite de nous avertir du péril et nous aide à en comprendre les ressorts, reste cependant la tâche, énorme, d'un programme de résistance.
copyright : P. Deramaix - novembre 2002


Cliquez ici pour lire l'article depuis sa source.