Abdelkader SAHRAOUI : La bureaucratisation de ce parti avait deux dimensions : l'une interne qui proclamait la valeur de l'identité algérienne, de l'arabo-islamisme, de l'unité de la nation arabe, et l'autre externe adressée à la France et surtout aux nations européennes et nord-américaines. (Nous le verrons, cette dichotomie sera caractéristique du discours nationaliste durant la lutte pour l'indépendance et laissera des séquelles dans la terminologie idéologique de l'Algérie actuelle). De par les nombreux écrits qui documentent le discours externe, celui-ci se prête plus aisément à l'analyse. De discours était conçu et formulé par des intellectuels qui avaient su se forger une place dans ce parti légaliste organisé. Ils étaient tout pénétrés de l'esprit français qui leur avait été inculqué au cours de leurs études dans des établissements d'enseignement français. Selon la formule imagée par Albert Memmi, « au plus fort de sa révolte, colonialisme conserve les emprunts et les leçons d'une si longue cohabitation. Comme le sourire ou les habitudes musculaires d'une vieille épouse, même en instance de divorce, rappellent curieusement ceux du mari » (in Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur). Ces intellectuels avaient rationalisé en quelque sorte l'ethnocentrisme de la Métropole coloniale et allaient au-devant des objections que le sentiment de supériorité pouvait inspirer aux Français quant à la quête des Algériens musulmans de leur indépendance. Ils savaient que les Français reprochaient « au peuple algérien de vouloir édifier un Etat totalitaire, féodal ou théocratique, où les préjugés médiévaux tels que le fanatisme religieux et la xénophobie régneraient en maîtres » (El Moudjahid n°12, Gendarme René, La résistance des facteurs socio-culturels au développement économique, l'exemple de l'islam en Algérie, Revue économique, mars 1959). Par ailleurs, ces intellectuels ne négligeaient pas la nécessité d'avoir le soutien des masses dont ils connaissaient la motivation avant tout islamique. Ils se mirent donc dans la position ambiguë de louer « la transition islamique dans ce qu'elle a de plus pur et de plus universel » (El Moudjahid N°9) et promirent que l'émancipation politique serait suivie de mesures de justice sociale. Simultanément, ils faisaient pour le monde extérieur une apologie laïque d'un nationalisme qui passait le plus souvent sous silence l'islam quand ils ne cherchaient pas franchement à s'en distancier. L'indépendance devenait ainsi un but ultime et les intellectuels se coupaient par là radicalement de la motivation islamique des militants de base et plus généralement de la population, pour qui le combat devait mener non seulement à l'indépendance, mais devait permettre de retisser la cohésion sociale à laquelle les intervenants français avaient si douloureusement porté atteinte (Ahmed Taleb constitue une exception parmi les intellectuels algériens, en ce sens cf. ses Lettres de prison). Cette contradiction ne semble pas avoir déclenché de conflit durant les années de combat puisque les masses algériennes, fréquemment analphabètes (94% d'analphabètes d'après le recensement de 1948 fait par l'Unesco) et trop engagées dans le vif du combat où ils étaient entraînés par un discours, laissaient les écrits des intellectuels à la consommation extérieure (à laquelle ils étaient, du reste, destinés). Mais que ces écrits ne leurrent pas les observateurs et les chercheurs d'aujourd'hui sur les motivations profondes des Algériens. La préparation au combat et à la lutte de libération elle-même étaient portés par le discours interne, lui islamique. L'analyse de la morphologie du discours interne, de l'identité islamique, qui était basée sur la mémoire du peuple, fut rendue plus ardue par la mystification systématique du monde arabo-islamique par les nations de la civilisation « judéo-chrétienne ». (H. Djaït, L'Europe et l'islam) Les témoignages de ce discours interne ont été peu et mal étudiés jusqu'à présent mais ils ne manquent pas pourtant. Il convient de signaler l'analyse riche (quoique non dépouillée de préjugés occidentaux) des Chansons de geste dans la Mitidja et plus généralement de la poésie populaire militante qui célèbre la gloire de l'islam du temps du Prophète et procure des espoirs en relevant les courages (Desparmet, Les chansons de geste de 1830 à 1914). Il faut avoir recours aux souvenirs et à la correspondance des combattants avec leurs parents et amis (Kaddache, Récits de feu). L'Algérien n'allait pas dans le feu du combat en appelant « vive le nationalisme » ou « vive la République démocratique socialiste » mais il menait le djihad au cri de « Allah O Akbar ». On était Moudjahidine (combattant de la foi) et on mourait pour l'islam (moussebiline). Il eût été inconcevable d'entamer un discours dans une réunion à tous les niveaux du FLN sans le préambules : « Au nom de Dieu, le Clément, qui manifeste sa clémence ». Cette motivation, nous le constaterons, les intellectuels nationalistes (eux-mêmes aliénés par l'intériorisation du dominateur) finiront par la spolier. Avec beaucoup de clairvoyance et de perspicacité, Mouloud Feraoun commentera dès le début de l'année 1957 : « Si c'est là la crème du FLN, je ne me fais pas d'illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l'heure de la curée. Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d'hier » (Journal 1955-1962). La légitimité du nationalisme algérien était fondée sur le droit universellement reconnu pour l'autodétermination des peuples (Mammeri Khalfa, Les Nations-Unies face à la question algérienne). Dans ce discours, on éleva le principe de la libération de l'Amérique du Nord sur la domination anglaise, le principe de la révolution de 1789 (El Moudjahid n° 4, Mémoire de la délégation du FLN à New York en réponse à Guy Mollet : « Ce qu'il faut c'est la révolution, une grande révolution semblable à celle de 1789. ( …) Tel est le sens du combat engagé par notre Armée de Libération Nationale. Ce combat est légitime. Il entre dans la pure tradition de la France révolutionnaire ») et le message du Président Wilson en 1917, et on l'envoya aux fondateurs de la Charte Atlantique et aux Nations-Unies comme message du peuple algérien. Par de discours, les stratèges algériens tentèrent de faire éclater le cercle vicieux des explications frano-algériennes et de prendre le monde entier comme témoin de leur oppression. Mais en poussant les concessions à la minorité européenne jusqu'à la promesse de bâtir une société laïque, ils consommaient la trahison de la motivation islamique des combattants algériens. Conclusion de la 1ère partie Au début des années 1920, le monde arabo-islamique avait été, dans le domaine géopolitique et économique, l'objet de l'impérialisme de l'Europe occidentale (Bergeron Louis, Les révolutions européennes et le partage du monde). Le processus de paupérisation politico-économique et culturelle de l'Algérie semblait avoir assuré la marginalisation de la population arabo-islamique et avoir perpétué la « paix » française. Cependant, le maintien de l'identité arabo-islamique grâce à la mémoire du peuple et au lien spirituel avec l'Orient, que rendaient possible l'échange de savants et d'étudiants arabes, ainsi que l'organisation du mouvement des Oulamas, permit une renaissance du nationalisme algérien. Le mouvement des Oulamas en Algérie devint le porte-parole principal dans l'éducation arabe et civile, et dans la formation idéologique des masses. Dans le cadre arabo-islamique les représentants de ce mouvement garantissaient la présence permanente de l'Algérie dans les réflexions consacrées aux valeurs de la nation arabo-islamique. Par ses activités, le mouvement des Oulamas contribua considérablement à la préparation de la lutte de libération et à la libération même de l'Algérie. Les pères de cette idéologie avaient combattu pour une politique d'assimilation qui embrasserait d'abord une élite dans la population urbaine. La politique d'assimilation ne perça pas du côté français, d'autant plus qu'elle était souvent comprise comme visant uniquement les colons d'origine européenne. Quant à l'assimilation des Algériens musulmans conçue comme idéal égalitaire, la citation suivante du gouverneur général Viollette est symptomatique des préjugés ethnocentristes vis-à-vis des colonisés : « Je ne connais pas d'autre politique coloniale possible que celle de l'assimilation. Soutenir que l'Indigène doit, comme on l'a dit, évoluer dans sa propre civilisation est une affirmation que je me refuse à comprendre car, précisément, le plus souvent, les civilisations indigènes qui ont subi la colonisation sont des civilisations qui sont fermées à toute évolution » (Les cahiers des Droits de l'homme, 1931). Du côté algérien, l'identité arabo-islamique intacte s'acharnait à nier la France. Le résultat de cette guerre culturelle et idéologique fut un engagement massif des assimilés dans le FLN où ils assumèrent d'importantes missions dans l'organisation militaro-politique. Les groupes centraux du nationalisme algérien qui se rattachaient au discours de résistance d'Abdelkader, se recrutaient parmi les travailleurs, leur niveau d'éducation ne dépassait pas celui du certificat d'études primaires. Dès le départ, ils avaient considéré la lutte armée comme le moyen de libérer leur pays. Le développement ce mouvement, de l'ENA jusqu'au FLN, fut caractérisé par l'aspect pragmatique de la politique qui, en conduisant jusqu'à la voie légaliste, préparait au mieux la lutte de libération. La situation internationale (le conflit Est-Ouest, les premiers élans d'une articulation politique du Tiers-monde, la révolte au Maroc et en Tunisie) favorisaient la décision historique du 1er novembre 1954. 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