La régularité de l'échec des candidats masculins au bac en dit long, in fine, sur la place qu'occupe l'université, la vie étudiante qui faisait auparavant fantasmer les petits ados, dans l'imaginaire de nos garçons. Les résultats du bac 2018 ont confirmé une tendance lourde qui se vérifie quasiment à chaque session : le baccalauréat réussit nettement mieux aux filles qu'aux garçons. Ainsi, pour un pourcentage global de 55,88%, les filles ont cartonné avec 65,29% de réussite contre 34,71% côté garçons, soit un différentiel de plus de 30%. Comme nous le disions, il ne s'agit nullement ici d'un scoop. En épluchant les statistiques, et aussi loin qu'on puisse remonter dans le temps, la suprématie féminine est sans appel. En 2017, pour un taux de réussite de 56,07%, les filles se sont imposées avec un score de 65,03%. En 2016, elles ont été près de 64% à décrocher le fameux sésame. En 2014, les candidates au bac ont enregistré un record avec 67,61% de réussite. En 2012, elle ont une nouvelle fois raflé la mise avec 65,38%. En 2010, elles ont été 64,73% à obtenir leur quitus pour la fac et en 2007, 62,86% des lauréats étaient des filles. Si d'aucuns se sont réjouis de cette formidable féminisation de l'épreuve scolaire préférée des familles (et en même temps celle qui turlupine le plus les parents), on a vu et lu (dans la presse et sur les réseaux sociaux), nombre de commentaires qui s'attardaient plutôt sur le désintérêt inquiétant affiché par la gent masculine à l'endroit d'une épreuve symboliquement très chargée, érigée quasiment en rite de passage, un rituel sacré, et qui constituait jusqu'à il n'y a pas si longtemps le test le plus important dans le parcours de nos potaches. La régularité de l'échec des candidats masculins au bac en dit long, in fine, sur la place qu'occupe l'université, la vie étudiante qui faisait auparavant fantasmer les petits ados, dans l'imaginaire de nos garçons. Cela renseigne aussi sur les piètres représentations qu'ils se font des études, sur les stratégies qui se dessinent et les choix de vie, au moment de se projeter dans le futur, selon que l'on soit garçon ou fille. «Les garçons vont vers des lieux où ils peuvent faire de l'argent» Contactée par nos soins pour nous éclairer sur ce que disent ces flagrantes disparités, la sociologue Fatma Oussedik dissèque : «On s'empresse de dire que les filles sont brillantes, sont magnifiques, sont extraordinaires... Moi, je voudrais d'abord souligner que c'est un indicateur sur le fait que le savoir se dévalorise dans la société au bénéfice du monde des affaires. Et les garçons sont beaucoup plus investis dans ce monde des affaires ; ils bricolent, font du business...» La sociologue rappelle que jusqu'à une époque pas si lointaine, «l'ascension sociale était fondée sur le savoir et sur l'école. Et la société adhérait à ces valeurs. Il y avait une technocratie relativement puissante». «Peu à peu, on a vu la nature même des rapports de force au niveau social tourner au bénéfice des gens d'argent, et même de l'argent venu de n'importe quelle façon. Et donc les garçons vont très vite vers des lieux où ils peuvent faire de l'argent.» Il y aurait ainsi une forme d'impatience, de désir féroce de gagner très vite de l'argent, quand, chez les filles, l'enjeu serait tout autre. Le chemin de l'école serait, pour elles, le meilleur accès vers l'espace public. «Les filles, elles, vont à l'école parce qu'elles sont tenues par des résultats. Il faut que chaque année elles réussissent pour qu'elles puissent sortir à leur guise, élargir leur statut», fait remarquer Fatma Oussedik. La sociologue relève au passage que si, sur le plan pédagogique et intellectuel, les femmes s'affirment avec brio, en faisant montre de savoirs et de compétences indiscutables, cela ne leur garantit pas pour autant une place sur le marché du travail. «Quand on voit la faiblesse de l'emploi féminin, on se rend compte que ce qui a vraiment changé, en réalité, ce sont les femmes dites ‘‘au foyer'' qui ne sont plus des ‘‘femmes au foyer'' avec ce que cela suppose comme formalités vis-à-vis de la famille, qui s'occupent de la scolarité des enfants, qui s'occupent de la santé de tout le monde, etc. Autrement dit, le métier de femme au foyer n'existe plus. Aujourd'hui, le système scolaire algérien fait des mères qualifiées et permet aussi à certaines, de plus en plus, de pouvoir vivre un célibat définitif.» Sur la notion de modèle de réussite et ce que cela évoque pour nos jeunes lycéens, la sociologue estime que les modèles de référence pour nombre d'entre eux sont désormais à chercher dans les magnats de l'économie informelle. «On a un Etat informel, on a une société informelle. Alors les jeunes se sont rués vers l'informel. Ils jonglent entre Istanbul et Bangkok. Ils sont devenus de très grands cambistes. Ils passent d'une monnaie à une autre. Ce ne sont pas des ‘‘nuls'', pas du tout», précise-t-elle. «L'Université n'est plus un ascenseur social» Interrogée sur l'effet de la déconsidération de la figure de l'étudiant, Fatma Oussedik insiste sur le fait que ce n'est pas seulement l'étudiant «mais le prof lui-même» qui est déprécié de nos jours. «Regardez ce qui s'est passé au Cread. Quand on voit comment on nous traite... C'est l'administration qui a pris le pouvoir sur la pédagogique. Que ce soit pour les examens, les dates de soutenance ou les exigences pour une soutenance, il n'y a plus de critère pédagogique.» Et de faire ce constat : «L'université ne fait plus rêver parce qu'elle n'est plus un ascenseur social.» Pourtant, «pendant longtemps, c'était l'une des promesses de la Guerre de Libération ; les familles sont sorties de la guerre en adhérant à l'école. Un instituteur ou un directeur d'école, c'était un notable dans son village. Maintenant, ça fait rigoler». Pour les filles, force est de constater que les études se sont imposées comme la voie royale vers une forme d'émancipation du carcan patriarcal, un instrument de libération sociale, en somme. «Parce que pendant ce temps-là, les filles, elles, font changer leur famille, elles font changer leur propre statut, elles ont une plus grande mobilité dans la ville. Elles transforment leur réel finalement. Elles peuvent même être célibataires définitives, ce n'est plus la ‘‘bayra''. C'est la fille qui va en groupe avec ses copines en voyage organisé.» Une lecture «genrée» des chiffres du bac ne doit pas nous obliger à opérer une opposition systématique entre deux nouvelles, l'une moins heureuse que l'autre, souligne Fatma Oussedik. «Ce n'est pas une affaire de verre à moitié vide et l'autre à moitié plein. La société est en train de muer d'une façon terrible et on essaie de la contraindre d'un point de vue idéologique à rester dans des formes, et du coup, on lit les mutations à l'aune de ce discours idéologique sur les familles et sur les personnes», conclut-elle. Mustapha Benfodil