Le contre-pouvoir n'a jamais existé en Algérie. La raison est connue : tous les présidents qui se sont succédé sur le trône depuis l'indépendance ont régné sur la base d'un système de gouvernance unilatéral qui ne tolérait aucune contradiction, encore moins une remise en cause. C'est évidemment pour asseoir un pouvoir absolu, sans concession, qu'on a fait ce choix avalisé par la charte de Tripoli et conforté par l'option socialiste et son pendant le parti unique. C'est dire que les Algériens se sont retrouvés indépendants dans un système démagogique et populiste qui allait régenter leur vie sans leur donner la possibilité d'exprimer leurs divergences, ou leurs désaccords. Pourtant, depuis sa naissance l'Etat algérien a été configuré sous l'appellation singulière de RADP. République algérienne démocratique et populaire. Même donc sous le régime du parti unique, on osait conférer à notre pays un statut «démocratique» dans un cadre républicain, ce qui est complètement aberrant, puisque l'opposition, sous forme de pensée, d'idée, d'opinion ou de parole, était interdite et passible de sanction pénale. Il a fallu attendre la révolte des jeunes d'Octobre 88 contre la nomenklatura au pouvoir pour que les lignes bougent. Ebranlé, le système FLN n'avait d'autre alternative que de s'ouvrir ou de disparaître. Il opta pour la première solution pour sauver les apparences après une faillite consommée aussi bien sur les plans politique et social, qu'économique et culturel. Le multipartisme que les Algériens n'entrevoyaient que dans leurs rêves est devenu réalité par la grâce d'un mouvement de contestation populaire dans lequel la jeunesse, exclue et marginalisée, avait joué un rôle prépondérant. Les jeunes se sont révoltés contre la hogra -un mot qui fera date dans les rapports et les écrits de l'époque-, la mal vie, l'absence de perspective… Le dogme du parti unique avait fait le vide. La caste des apparatchiks avait en fait ruiné l'idéal de liberté pour lequel la Révolution avait été programmée et mise triomphalement en œuvre. A force de comprimer les aspirations populaires, elle a fini par provoquer l'explosion. La déflagration a été trop forte à telle enseigne que le parti unique est devenu la cible de toutes les rancœurs, la raison de tous les malheurs. Le sigle, patrimoine patriotique si cher aux Algériens pendant la guerre de Libération, est devenu une sorte d'antithèse. Il n'avait plus, pensait-on alors, sa raison d'être dans le nouveau paysage politique pluriel qui allait surgir du néant et qui ouvrait parallèlement une ère nouvelle pour les partis qui activaient jusque-là dans la clandestinité. C'est dans cette optique que fut suggérée l'idée de mettre le FLN au musée pour faire baisser la tension et repartir sur de nouvelles bases. Mais c'était trop demander. Gros leurre et vision utopique qui furent vite confirmés par une magistrale récupération politique à l'actif des gens du sérail qui voyaient leur avenir (et leurs intérêts) compromis. Dans le magma des revendications, les changements proposés ne furent, bien entendu, pas à la hauteur des attentes et des espérances d'une société civile qui se mobilisa très vite et puissamment pour tenir d'abord tête aux islamistes qui faisaient le forcing pour occuper l'espace en n'hésitant pas à user de tous les ingrédients de la violence barbare pour atteindre leur objectif, et ensuite réclamer l'instauration d'un véritable ordre démocratique qui ne pouvait se réaliser sans un changement radical du régime et du personnel politique en place. Jusqu'à ce jour, cette revendication est toujours d'actualité. En guise de réponse, le pouvoir a adopté la stratégie de la division de la société en parasitant ses canaux d'expression les plus perfectibles. Les dix années de sang que le pays a traversées sous la barbarie intégriste n'ont pas suffi pour lui inspirer une «ouverture» plus adaptée aux sacrifices consentis, autrement dit une politique de démocratisation qui repose sur les principes des libertés consacrées par la Constitution. A ce propos, la Constitution a été pour chaque Président la source idéale de la surenchère politicienne pour rebondir devant des situations inextricables. Bouteflika n'a pas échappé à la règle. Il a lui aussi apposé sa griffe en revisitant à trois reprises la loi fondamentale, avec cette assurance d'accomplir à chaque fois un acte «révolutionnaire» pour le bien de son peuple. En réalité, toutes ces triturations ne servent qu'a renforcer le pouvoir personnel de son concepteur, et par extension le régime sur lequel il s'appuie. La dernière en date est une parfaite illustration de cette absence délibérée de volonté à franchir le cap fatidique. De libérer ce fameux contre-pouvoir qui aurait la faculté de garantir plus équitablement les équilibres dans les institutions. Avec le maintien vaille que vaille d'un parti FLN comme force politique majoritaire dans le pays, après lui avoir facilité tous les accès à une retour dominant, plus aucune illusion n'est permise sur les objectifs du sérail. Et c'est contre cette force multiple formée par le pouvoir politique rôdé au jeu de l'usure, par l'administration à son service, par l'oligarchie montante, que l'opposition fragmentée doit se battre pour changer les choses. Faut-il donc continuer à minimiser son action ou la soutenir compte tenu de l'immensité de sa mission ? En fin de compte, un contre-pouvoir, c'est l'affaire de tous…, les esprits épris de liberté et de justice. En poursuivant sa politique de répression contre la presse indépendante, en bloquant systématiquement toute proposition de l'opposition, la forçant à jouer un rôle de figurant dans une pièce où il tient le principal rôle de composition, Bouteflika ne peut plus leurrer personne. C'est lui-même qui organise d'ores et déjà sa succession en balisant le terrain à celui qui sera tenu de rester attaché au régime. Car c'est de cette prospective qu'il s'agit. Et les postulants, dont les noms circulent, comme Ouyahia, l'inamovible serviteur, Sellal, le fidèle parmi les fidèles ou Lakhdar Brahimi, l'ami du Président qui est sorti trop tôt du chapeau, sont tous formatés pour conserver la ligne. Quant au contre-pouvoir si vital pour la survie de la démocratie, il aura tout le temps pour mourir de sa belle mort.