Le graphiste El Moustach est tout à fait représentatif de cette génération d'artistes 2.0 qui, loin de vivre dans le virtuel, sont connectés à leur public sans filtre aucun. Ce jeune homme a commencé en partageant ses créations sur internet avant d'envahir l'espace public de sa ville de Boumerdès avec une intense activité dans le Street Art. Son travail est un détournement en règle des icônes de la culture algérienne dans une ambiance pop art qui emprunte aux codes de la publicité ou du cinéma hollywoodien. On y retrouve par exemple les grandes figures de la Révolution en héros de western, ou les grands artistes algériens en portraits aux couleurs acidulées entourés de signes maghrébins. El Moustach glisse également de la critique politique dans ses créations, avec des caricatures hilarantes des personnalités actuelles. Rencontré durant l'expo, l'artiste, arborant toujours sa fine moustache et son chèche autour de la tête à la mode rurale, nous raconte sa dernière aventure en matière d'art de rue. Après une expo au club scientifique Euréka de l'Université de Boumerdès en décembre dernier, il avait pris ses posters pour les accrocher sur un mur en face du lycée. «Ce mur était badigeonné de graisse par un voisin exaspéré par les lycéens, dont je faisais partie à l'époque et qui ‘‘tenaient'' le mur. Il y avait aussi des têtes de morts et des insultes en anglais taggées par dessus. Alors je me suis dit que je pouvais l'embellir avec mes posters. Sur une quarantaine de posters, deux seulement étaient politiques. C'était une belle mosaïque, souligne l'artiste. Le lendemain, des policiers étaient sur place. Ils prenaient des photos et arrachaient les posters. Je me suis présenté comme l'auteur et ils m'ont gentiment invité à monter dans le véhicule pour aller au poste. Là, on m'a pris en photo, relevé mes empreintes et puis on m'a posé quelques questions. Le lendemain, je devais repasser au poste pour voir le Big Boss.» S'il garde un souvenir amusé de cette entrevue avec les forces de l'ordre, El Moustach se désole par contre que ses affiches aient été arrachées par les agents et jetées par terre. «Pas seulement les affiches de critique politique, mais même des images d'Amar Ezzahi ou du Groupe des 6… ça m'a fait mal au cœur. J'aurais préféré que l'APC passe refaire la peinture du mur. On aurait gagné quelque chose. Le lendemain, je n'ai pas trouvé le chef qui était occupé avec les émeutes des étudiants. On a dû lier mon action à ces événements. Maintenant, je veux savoir pourquoi les posters ont été arrachés. S'il s'agit de payer un procès pour avoir touché à un bien public, je veux bien. Mais je ne comprends pas ce geste. Est-ce le fait d'avoir fait un poster critique sur Chakib Khelil ? Mais la presse en parle tous les jours. Pourquoi cela me serait-il interdit ? Je ne suis pas dans la confrontation, mais je veux au contraire qu'on dialogue et qu'on se comprenne.» Affichant toujours la même bonne humeur, El Moustach souligne que l'ambiance était excellente au poste de police et qu'il a bien rigolé en compagnie des agents. «Et puis, on m'a fait un beau PV qui mettait en avant mon amour de l'Algérie et de son patrimoine», précise-t-il. C'est tout naturellement qu'El Moustach s'est retrouvé à exposer dans des lieux alternatifs. Après le studio photo/galerie d'art Kef Noun de Constantine, voilà qu'il inaugure Le Sous-Marin. C'est une galerie située dans le siège du parti politique de gauche MDS (Mouvement démocratique et social). La galerie a pris place dans le couloir de ce siège qui dispose d'un assez grand espace au centre d'Alger, au sous-sol d'un immeuble du boulevard Krim Belkacem. Quoi de plus underground qu'un sous-sol ? L'ouverture s'est faite le 30 décembre dernier avec la participation de l'auteur de poésie populaire Abdelmadjid Arab et aux sons de la musique électronique, détournée de tubes algériens, d'El 3ou. Visibilité et liberté Initiateur du projet, Kader Fares Affak nous fait visiter avec beaucoup d'enthousiasme cet espace en construction : «On peut faire beaucoup de choses simplement avec un couloir. J'ai décidé d'en faire une galerie d'art et j'y ai travaillé durant les deux derniers mois. L'idée de départ était d'accueillir de jeunes artistes qui viennent d'autres wilayas et qui sont malheureusement loin des feux des projecteurs aux côtés d'artistes confirmés. Quand on aura collecté assez de fonds, on agrandira la galerie et nous ouvrirons un café littéraire. Nous avons également un espace qui peut être aménagé en salle de spectacle et de projection». L'espace est également doté d'un dortoir et d'une cuisine pour éviter aux artistes non résidents à Alger les frais d'hébergement et de restauration. Le Sous-marin est ainsi destiné à donner de la visibilité à des artistes venant de régions éloignées de la capitale et des grandes villes. «La galerie est ouverte à tous ceux qui veulent s'exprimer librement. C'est un espace citoyen sans protocole ou hiérarchie. Nous voulons créer le dialogue entre les artistes et les citoyens et encourager la naissance de projets en collaboration», précise-t-il. El Moustach témoigne de son côté que toute liberté lui a été accordée dans le choix des œuvres et des thématiques : «Souvent, il y a de l'autocensure de la part des organisateurs qui veulent éviter les problèmes. Ce n'est même pas de la censure de la part de l'Etat. Au Sous-Marin, la seule limite est de ne pas tomber dans la diffamation. Ce qui est tout à fait normal.» L'amiral du Sous-Marin, Kader Fares Affak, est connu comme comédien, mais il gère aussi une association de solidarité (Le Cœur sur la Main) et se présente aussi comme militant politique et émeutier par excellence. Il tient à souligner que le Sous-Marin ne relève pas seulement d'une vision culturelle mais aussi d'une démarche sociale et politique. La galerie se construit grâce à la solidarité de citoyens qui financent ou participent à différents aspects du projet : de l'employée d'une entreprise de décoration qui a convaincu ses patrons d'offrir des bidons de peinture jusqu'au boulanger qui apporte des éclairs au chocolat pour la clôture. Affak dit s'inspirer de ce qu'il accomplit avec son association : «On accompagne une famille sur une année en lui fournissant vêtements et affaires scolaires afin de lui permettre de faire des économies pour l'année suivante. Ce n'est pas de la charité, mais de la solidarité. C'est le même esprit qui a conduit à ce projet de galerie.» La solidarité est également l'une des motivations d'El Moustach puisque les recettes des ventes permettront, en plus de rembourser les frais engagés pour l'exposition, de financer l'aménagement du futur café littéraire. «Pour le moment, il veut seulement partager son art et je ne veux pas le pousser à faire autre chose, déclare Affak. Je l'accompagne dans ce moment de sa carrière. Issiakhem a-t-il eu tort de partager ses toiles avec ses amis au lieu de les vendre à des millions ? A-t-il eu tort de penser d'abord à l'impact de son art sur la société ? D'autres artistes pensent au côté commercial. Nous ne disons pas qu'ils ont tort. Toute cette diversité fait l'Algérie.» En outre, El Moustach ajoute que pour le moment il n'est pas à l'aise avec l'idée de vendre ses œuvres. Officiant dans le détournement de l'imagerie populaire, il se demande s'il peut s'en revendiquer l'auteur : «C'est compliqué ! Je devrais aller voir l'ONDA pour mettre cela au clair», nous confie-t-il. Il souhaite à l'avenir établir un pont entre son travail de graphiste et son univers artistique. Pour le moment, il continue à partager gratuitement ses œuvres sur la Toile et à graffiter les murs de sa ville : «Les murs appartiennent à tout le monde. Mon objectif, via le street art, est de communiquer avec les voisins et enfants du quartier. Si cela ne plaît pas aux autorités, c'est un moindre mal. Il faut que ça plaise aux citoyens d'abord.» Des propositions commencent par ailleurs à émaner de la part d'opérateurs privés, d'éditeurs et même d'institutions culturelles publiques séduites par le travail de l'artiste ! L'ouverture du Sous-Marin est assurément une belle nouvelle pour la vie culturelle. Après cette exposition qui se clôture aujourd'hui, d'autres activités devraient suivre dans différentes disciplines artistiques. «Au bout d'une année, j'aimerais que les artistes qui ont exposé ici sortent vers une place publique comme El Kettani et partagent ce travail avec le plus grand nombre, déclare Kader Fares Affak. Il n'y a aucun risque à le faire. Et s'ils se font embarquer, cela mettra en exergue la contradiction entre les paroles et les actes des autorités. Notre démarche est tout ce qu'il y a de pacifique. Tout ce que nous voulons, c'est sortir l'art des espaces confinés pour aller vers les citoyens.»