«Nous sommes dans une période où les dynamiques du repli, du rejet, de la violence, de l'enfermement vont prendre le dessus», prévient ce passeur des deux rives. -C'est la 20e édition des Rencontres d'Averroès. Ces années de débats et de réflexions ont-elles fait avancer l'idée de la Méditerranée ? En 1994, quand je travaillais à l'Institut du monde arabe avec Egard Pisani, on réfléchissait à ouvrir un lieu de débats et de réflexions sur les questions méditerranéennes. Nous étions, en ce temps-là, dans un moment d'un peu d'espérance puisqu'on voyait poindre une possible paix entre Israël et la Palestine avec les Accords d'Oslo et la Conférence de Madrid. Cela annonçait la Conférence de Barcelone sur le processus euroméditerranéen en 1995. Nous étions donc dans cet horizon d'attente qui était plutôt celui de quelque chose qui allait vers le partenariat et la réconciliation. -L'espoir a vite été échaudé ? Ce moment-là a duré quatre, cinq ans. Déjà dès l'assassinat de Rabin, on s'est dit qu'il y avait quelque chose de tragique qui n'est pas loin. Nous étions aussi dans les années noires en Algérie. Et puis il y a eu le 11 septembre 2001 qui a marqué une faille, pas simplement aux USA, avec tous ces discours sur le clash des civilisations. Et les Rencontres d'Averroès c'est exactement l'inverse, puisque c'est sous-titré «Penser la Méditerranée des deux rives», et donc pas d'un point de vue européen, mais d'un point de vue réciproque et bilatéral. Ibn Rochd (Averroès) – né à Cordoue et mort à Marrakech – est une figure qui enjambe les deux rives de la Méditerranée et qui, avec El Andalous, incarne ce moment de la pensée critique, de la rationalité de ce qui existe dans l'islam et qui montre que la vision essentialiste qui visait à faire du monde arabe et de l'islam le lieu uniquement de l'obscurantisme n'était pas fondé. On n'avait pas le droit de faire : islam égal islamisme, égal terrorisme. Les Rencontres d'Averroès ont été un lieu qui a rencontré de plus en plus de public, de succès mais aussi d'attente qui montre que finalement un autre regard et un autre discours pourraient être possibles, quand on essaie de parler de Méditerranée, pas dans une version passéiste, nostalgique ou rétrospective, mais bien dans une dimension contemporaine critique, en ayant des points de vue contradictoires qui viennent de tout le pourtour méditerranéen. C'est ça, la singularité des Rencontres. -Observe-t-on la même dynamique au niveau politique et gouvernemental ? On voit bien que non. Que les initiatives politico-institutionnelles ont fait «plouf». Je pense que le partenariat euroméditerranéen et la fameuse Union pour la Méditerranée sont un peu mort-nés. Au fond, nous ne sommes plus dans ces projets institutionnels. Il ne reste pas moins que la question des relations entre une rive et l'autre de la Méditerranée est toujours au cœur de l'agenda politique et que nous sommes dans une période où les dynamiques du repli, du rejet, de la violence, de l'enfermement vont prendre le dessus. Et cela traverse toute l'Europe avec une vision très anti-arabe et antimusulmane, avec ce que j'appelle un imaginaire de la peur. On voit bien aussi que dans le monde arabe d'aujourd'hui, mais aussi en Turquie et en Israël, il y a des mouvements de repli politico-identitaire. L'idée de la multiplicité fait problème, il y a des mouvements nationalistes durs qui ont du mal à concevoir un monde ouvert, fait de fluidité. Et la Méditerranée, c'est une image, ce n'est pas une entité et encore moins une identité. La Méditerranée, ce sont des récits que se croisent. Je sais bien qu'en Algérie, la Méditerranée a été, notamment dans les années de la colonisation, sur un discours qui légitimait le projet colonial au nom de la Méditerranée antique et latine. Nous ne sommes plus dans cette idée-là aujourd'hui. On est dans une Méditerranée qui peut approprier des récits propres à l'écriture et à la pensée algérienne, tunisienne, égyptienne ou turque. Et donc la question est : serons-nous capables de construire, chacun, nos propres trajectoires historiques, politiques et culturelles, un rapport ouvert, ou serons-nous dans des logiques de repli et d'enfermement, qui sont des logiques conflictuelles ? Moi, j'ai toujours parié sur la paix plutôt que la guerre, mais je sais bien que les discours de guerre sont extrêmement puissants et que cet imaginaire de la peur fascine, mais en même temps il est destructeur.