Cela fait 20 ans, jour pour jour, que Abdelkader Alloula a été victime d'un attentat terroriste, alors qu'il se rendait au Théâtre régional d'Oran pour prendre part à un débat, pendant les nuits ramadanesques. Voilà déjà 20 ans que le célèbre dramaturge algérien assassiné… et autant dire que son œuvre, depuis ce funeste 10 mars 1994, n'a pas pris une seule ride. Bien au contraire, elle est plus que jamais d'actualité… C 'est en 1939, à l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale que Abdelkader Alloula est né. Il a vu le jour à Ghazaouet, petite ville côtière dépendant administrativement de la wilaya de Tlemcen. Cela dit, ses études primaires, c'est à Aïn El Berd qu'il les a effectuées, avant de les poursuivre, d'abord à Sidi Bel Abbès, et ensuite à Oran. Pour ce qui est de ses premiers balbutiements dans le monde du théâtre, là, il aura fallu attendre l'année 1956, c'est-à-dire en pleine guerre de Libération nationale, pour qu'il s'y initie. A cette époque, alors âgé de 17 ans, Alloula participe activement à la grève des lycéens décrétée par le FLN. Profitant du temps vacant qui lui est alors imparti, il intègre une troupe de théâtre amateurs qui avait pour nom El Chabab d'Oran. C'est au sein de cette troupe, où il est resté jusqu'en 1960, qu'il se fait «ses premières dents» théâtrales. Le 4e art faisant à présent parti de sa vie, il décide de l'explorer davantage, en s'envolant pour Paris, où il suivra un cycle d'études consacrées au théâtre national populaire, assuré par le comédien Jean Vilar. En 1962, l'Algérie recouvrant son indépendance, il s'installe de nouveau à Alger, où il est aussitôt recruté au sein du «tout nouveau» Théâtre national algérien (TNA). La première partie de sa vie théâtrale n'a fait ressurgir que le côté «comédien» de ce dramaturge de génie. Il a en effet joué, à l'orée de sa carrière palpitante, dans tout un tas de pièces théâtrales, écrites par d'illustres auteurs, à l'exemple de Hassan Terro, ou encore dans des pièces dites classiques, comme dans celles de Shakespeare la Mégère apprivoisée, ou Molière Don Juan. En qualité de metteur en scène, il a d'abord «tâté le terrain» en adaptant les œuvres d'écrivains célèbres, et cela avant de se décider à écrire ses propres pièce. El Khobza a été son premier «cru», qui a reçu de la part du public un succès du feu de Dieu en 1970. La particularité d'Alloula est justement d'offrir aux spectateurs des tranches de vie, avec des mots accessibles au plus grand nombre. Il sait manier la langue arabe avec une dextérité inouïe, mais pas de cet arabe austère (à l'ENTV) qui a plus tendance à faire «bailler» qu'à attirer l'attention. Le langage de Abdelkader Alloula est celui qu'on retrouve dans les cafés, et son école est celle de la rue. Alloula n'a jamais été un de ces auteurs mondains, se prélassant dans les salons, et n'osant que timidement émettre des critiques à l'endroit du pouvoir en place. Lui, il provenait des quartiers populeux et populaires, et ses semblables n'étaient pas «les gars de l'élite», mais au contraire, les petites gens. C'est ce qui faisait du reste sa force et son authenticité. «Ce qui m'émeut est que je suis dans la croisée de la dramaturgie et de la sémantique», a-t-il déclaré un jour. Sa dramaturgie pouvait en effet être comprise partout de par notamment sa sémantique. Après le succès retentissant d'El Khobza, il décide de renouer avec l'adaptation, en réécrivant Le journal d'un fou de Gogol, devenu Homk Salim. S'en est suivi une série de pièces, les unes plus inoubliables que les autres. On peut d'ailleurs affirmer, sans trop d'exagération, que le théâtre algérien a connu, grâce à Alloula, une sorte de «nouvelle vague» durant les années 1970, identiquement pareille à celle qu'a connue le cinéma français, une décennie plus tôt, avec les François Truffaut et Jean-Luc Godard. L'apothéose a été atteinte par la fameuse trilogie, au début des années 1980, composée de Legoual, Al Ajouad et El Lithem. Pour l'une de ces pièces, Sirat Boumediène, l'acteur principal, avait reçu le meilleur prix d'interprétation masculine au Festival de Carthage. Ce qu'on retiendra le plus de l'œuvre d'Alloula est bien sûr l'art de la halka, où, par la seule force des mots, et de la prestance des comédiens, le décor s'impose de lui-même dans la tête des spectateurs. Kamel Alloula, le frère cadet du défunt dramaturge, regrette aujourd'hui que cet art ne soit pas tellement mis en exergue. «Quand on a affaire au théâtre dit classique, avec un décor statique, le spectateur ne pourra plus faire travailler son imagination, car on lui aura imposé le décor de notre choix. D'où la spécificité de la halka qui laisse libre cours à l'imagination du spectateur.»