Un certain nombre de philosophes d'obédience athéiste, comme Daniel Dennet, Sam Harris et Richard Dawkins, ont tenté de démontrer que la morale n'est pas d'essence religieuse, qu'elle n'a rien à voir avec Dieu et qu'il faudrait lui trouver des fondements naturels, tels que l'évolution biologique ou autre chose de plus naturaliste et scientifique. Or, la morale est d'essence divine, elle est étroitement liée au dessein intelligent. Sans cette bénédiction divine, la morale n'aurait aucune base et aucun critère qui permettraient de la distinguer d'autre chose. Les êtres humains ont une claire conscience du bien et du mal, parce qu'ils sont intimement liés à leur conscience. Pourtant, ces philosophes athées semblent ne pas le reconnaître. Ils s'attaquent au problème de la morale en empruntant un chemin très escarpé, qui se sépare en plusieurs voies. La première voie est une tentative de trouver des racines à la morale, qui ne soient pas religieuses, en donnant des exemples controversés et douteux. Dawkins se réfère à des expériences réalisées sur des individus pour démontrer qu'il y a des structures morales universelles, qui n'ont rien à voir avec la religion. Sam Harris a tenté de démontrer qu'il est possible de définir et de mesurer la moralité, ou ce qu'il appelle le bien-être humain, scientifiquement. Nous allons voir dans cette étude que ces expériences ne peuvent rien démontrer, si ce n'est l'origine divine et religieuse de la morale. Quant à Harris, il a tendance à oublier que la morale est quelque chose d'énigmatique, qui est lié à la conscience, c'est-à-dire la conscience du bien, du mal et de la vérité. Or, la conscience ne peut être appréhendée scientifiquement. La nature de la conscience est inaccessible pour la science, et il n'est pas avisé de réduire la moralité au bien-être de l'humanité, parce que ce bien-être pourrait se faire au détriment des plus faibles et de la nature. La deuxième voie est plus terrifiante et problématique. Elle a trait à l'histoire des religions : certains philosophes et historiens veulent en effet démontrer, comme l'on fait d'autres penseurs et historiens avant eux que, dans l'Ancien et le Nouveau Testament figurent des récits qui, selon eux, sont immoraux et contraires au droit humain. Par exemple, Richard Dawkins, dans son livre controversé niant l'existence de Dieu, limite sa démonstration athéiste aux livres saints des Juifs et des Chrétiens, sans évoquer une seule fois le Coran. Après s'être rassasié d'une critique acerbe et tous azimuts des récits bibliques, il s'aventure un peu plus loin en affirmant que le sens moral évolue dans le temps, et fait notamment référence à un terme d'un autre temps : le Zeitgeist (l'esprit du temps). Si le sens moral évolue, c'est parce qu'il est étroitement lié aux constructions de la pensée humaine. Ainsi, il n'y a pas de critère précis à une morale d'origine non religieuse. Au-delà de la religion, le sens prétendument moral perd son assise et devient relatif. Ce qui change et évolue est toujours relatif. Ce qui a été valable dans le passé, ne l'est plus dans le temps présent. Il faut créer une ligne de démarcation entre le sens moral inné, immatériel, divin et d'origine religieuse et le sens moral relatif, construit et temporaire des hommes. Dawkins regarde le passé avec les yeux du présent, en décontextualisant les histoires bibliques et en les séparant de leur cadre historique. Les prophètes Abraham, Moïse et Jésus vivaient à une époque où le sens moral des hommes était très différent de celui des époques ultérieures. Ces prophètes ont justement milité pour inculquer aux hommes les vérités morales divines, qui sont innées et éternelles, contre les inventions morales et culturelles de leurs époques. C'est pour cette raison qu'ils ont été combattus et considérés comme des fous. Mais il y a des questions plus fondamentales. Dawkins évoque les lettres qui lui ont été adressées par des personnes qui fustigeaient ses allégations, arguant que leur méchanceté était motivée par la religion. Cette démarche est vraiment superficielle. Le sens profond de la religion, sa grandeur et son historicité n'ont rien à voir avec le comportement des gens dans ce monde. L'idéal serait qu'un dialogue constructif, rationnel et argumenté, puisse être instauré entre lui et ses détracteurs. Hélas, un tel idéal se heurte parfois aux comportements erratiques, irrationnels et irrespectueux de certaines personnes. Cher Monsieur Dawkins, soyez objectif ! Ne citez pas les attaques personnelles de certains de vos lecteurs et limitez-vous à votre critique de la religion sur un plan objectif ! Ne confondez pas l'objet et les sujets. Il y a même une manière peu cavalière et très sélective dans le traitement de ses lettres. Par exemple, lorsqu'une personne l'interpelle sur le défi de Camus et lui dit : « Le défi de Camus devient incontournable : pourquoi ne nous suicidons-pas tous ? En effet, c'est ce type d'effet qu'a votre vision du monde sur les étudiants et bien d'autres. ». Or, Dawkins ne répond pas à cette remarque profonde et se contente de traiter cette personne de malveillante. Il ne répond pas à cette interpellation camusienne sur la futilité et l'absurdité de la vie. Pourtant, elle vaut d'être examinée.Comment Dawkins peut-il ignorer cette certitude et cet écœurement à l'égard de l'absence de sens de l'existence humaine, marquée par des actes répétitifs et désespérants ? Camus nous invite à faire face à l'absurde, afin de trouver un semblant de dignité et de manifester notre révolte. Cette personne a vraiment touché un point essentiel : qu'est-ce qui nous empêche de nous résigner à faire face à l'absurde même si on exprime un sentiment de révolte, peut-être désespéré ? La seule chose qui nous permet d'échapper à l'absurde, c'est de revenir à une vérité transcendantale et à des valeurs morales éternelles. L'auteur de la lettre, qui a tant angoissé Dawkins, le dit d'ailleurs :« Même si la religion n'était pas vraie, il vaut mieux, beaucoup mieux, croire à un mythe noble comme celui de Platon, s'il conduit à la paix de l'esprit de notre vivant » Au Moyen Âge, les philosophes chrétiens et musulmans ont cru en des vérités éternelles et immuables, ainsi qu'à l'immatérialité des êtres supérieurs. La révélation de Dieu constituait également un solide apport moral que les hommes pouvaient comprendre, parce que leur conscience penchait de manière innée pour cet apport moral. Or, à l'époque moderne, ce sont des tentatives philosophiques nihilistes qui tiennent le haut du pavé, en s'efforçant de démontrer que les valeurs morales ne sont pas absolues, mais relatives, et qu'à chaque époque, il est possible d'inventer une nouvelle morale selon les cultures. Nietzsche, par exemple, s'est attaqué à la notion de vérité en rejetant tout absolu et toute transcendance, comme étape à la relativisation des valeurs morales. On va ainsi examiner la genèse d'une telle tentative nihiliste, qui a précédé les tentatives modernes de Dawkins et de Harris. Les vieilles tentatives athéistes visant la relativisation de la morale divine Pour comprendre les tentatives athéistes modernes visant à séparer la morale de la religion, il faut remonter au point de rupture de la conscience occidentale, avec l'héritage moral et spirituel universel. La rupture avec la conscience morale occidentale a été consommée par Kant, Hegel et Schopenhauer. D'après ces philosophes, l'être humain ne connaît que sa raison objective et il n'y a pour eux rien de transcendantal. Schopenhauer (1788-1860) est un philosophe allemand, qui est allé plus loin que Hegel en prônant l'abolition de la théologie et l'identification de la réalité métaphysique à la volonté. Pour lui, il n'y a ni absolu, ni transcendance, ni spiritualité, ni entités immatérielles, mais simplement la volonté que notre corps perçoit, et seulement cela. Avec l'absolu de Hegel, il y avait comme un pâle reflet de la spiritualité. En fait, Hegel a voulu remplacer la spiritualité transcendantale par une spiritualité interne de l'Absolu, entendu comme éternel et infini, qui sont des attributs empruntés à la théologie. En revanche, Schopenhauer a rompu avec tout cela. Cette attitude contraste fortement avec les idées de Spinoza et de Leibniz. Kant a, pour sa part, montré son indifférence pour cela en se focalisant sur la raison pure, seule à même de comprendre le monde sensible. Hegel est revenu à l'Absolu d'une entité universelle et infinie. Quant à Schopenhauer, il n'admet que la volonté comme réalité vivante pour le corps. « Le monde est ma volonté », phrase-symbole de son ouvrage Le monde comme représentation et volonté. Il croit avoir trouvé le sens véritable de la chose en soi, kantienne dans la volonté. Il fait une nette distinction entre le monde objectif ou encore le monde de la représentation, qui est marqué par les relations entre les objets, et le monde subjectif, perceptible par l'homme et marqué par l'existence de la volonté qui est une et intemporelle. Ce monde n'a rien à voir avec le monde phénoménal. Pour Schopenhauer, ce monde est une simple illusion provoquée par notre système sensoriel, qui ne perçoit le monde qu'à travers l'espace et le temps. En revanche, la volonté est quelque chose de réel et d'universel. Mais cette entité universelle n'est pas Dieu. Elle est seulement là, sans but et sans fin, et elle est « maudite ». Il est conforté dans cette certitude par la réalité quotidienne de la souffrance, de la lutte pour la survie et par les incessants conflits. Ce pessimisme est tempéré par la certitude que l'existence humaine n'a aucune fin en soi. La volonté est une malédiction qui s'abat sur nous gratuitement et qui ne peut être vaincue, puisque même la reproduction humaine perpétue la souffrance. « L'existence n'est guère autre chose qu'une sorte d'aberration dont la connaissance doit nous guérir. L'homme est déjà dans l'erreur du moment seul qu'il existe et qu'il est homme». La connaissance n'intervient que par rapport à la malédiction de la volonté. La recherche du bonheur, grâce à la connaissance, est étroitement liée aux fins de la volonté. Plus la volonté est puissante, plus la souffrance est grande. La connaissance permet de réduire cette souffrance en réduisant la volonté. Cette idée, Schopenhauer l'a empruntée à la mystique indienne et à l'idéal ascétique des Indiens[7]. Mais cet ascétisme n'a rien à voir avec les bons sentiments mystiques et religieux. C'est un idéal pessimiste, et même désespéré, qui perpétue la croyance en une puissance maléfique qui est la volonté, et dont les manifestations dans la vie des hommes n'est qu'un amas de souffrances, de déceptions et de malédictions. C'est une philosophie intenable, elle est biaisée comme celle de Nietzsche. On a l'impression que cette philosophie n'est pas innocente, qu'elle n'a pas été élaborée à partir d'idées sous-jacentes et bien enracinées dans le savoir humain. C'est une simple attaque contre l'héritage chrétien, voire l'héritage philosophique des Grecs, renforcé et perpétué par les philosophes musulmans, puis développé par les scolastiques et les philosophes de la Renaissance. Avec Nietzsche, on célèbre l'athéisme, mais de manière véhémente et ostentatoire. Avec ce penseur, on découvre tout un programme de récusation de la philosophie occidentale avec ses racines chrétiennes. Il s'y attelle en mettant l'accent sur deux éléments : le premier est la remise en cause des modes du questionnement philosophique et le second n'est autre que la généalogie de la morale. Concernant le premier point, Nietzsche s'attaque à la volonté de vérité des philosophes : « La volonté de vérité qui nous incitera encore par séduction à se lancer dans bien des entreprises risquées, cette fameuse vérité dont tous les philosophes jusqu'à présent ont parlé avec respect : que de questions cette volonté de vérité nous a déjà opposées ! Quelles questions singulières, méchantes, problématiques ! C'est déjà une grande histoire ».