Dans votre lettre au président Bouteflika, vous avez pointé du doigt le fonctionnement parallèle de l'Etat. A qui faisiez-vous référence, au juste ? Ils sont connus. C'est pourquoi j'ai dit que le président Bouteflika est en résidence surveillée, pour ne pas dire carrément séquestré. Je trouve que c'est effectivement le cas. Nous, le Groupe des 19, n'avons rien à perdre : ni statut particulier, ni privilège. Nous nous sommes proposés comme une sorte de patrouille de reconnaissance pour savoir de quoi il en est. Nous sommes conscients que l'Algérie, sur un plan régional, est une cible programmée. Le concept d'indépendance, aujourd'hui, est en passe de changer de contenu, de signification. On est indépendants de qui ? De quoi ? Dans le monde dans lequel nous vivons, cela ne veut plus dire grand-chose si l'on ne maîtrise pas, si l'on ne détient pas les instruments et leviers du changement. Le profil de certaines personnalités du Groupe des 19, leur proximité notoire et leur long compagnonnage avec le Président ont poussé certains à se demander si votre démarche ne visait pas, au fond, à sauver le soldat Bouteflika — le sauver de sa lente déchéance et/ou de son entourage nocif — plus qu'à sauver l'Algérie ? Je parle pour moi. Je ne sais pas pour les autres. Je ne suis dans aucun parti ni mouvement. Ce qui nous a motivés, c'est ce vide abyssal que nous ressentons au niveau de la présidence de la République. Il y a un danger mortel pour le pays. Il ne s'agit pas de sauver l'homme. Il se pourrait que ce soit le cas pour certains d'entre nous, mais notre motivation est ce que je viens de vous dire. Nous nous sommes même interdit toute action de rue, tout contact avec la presse étrangère ou avec les chancelleries. Trois semaines après que votre lettre au président Bouteflika ait été rendue publique, aucune suite n'a été donnée à ce jour. Nous n'avons obtenu aucune réponse. Et je doute fort qu'on en ait un jour une. C'est ce que j'ai pensé dès le début. Nous avons eu une réponse indirecte lorsque le président Bouteflika a reçu le Premier ministre maltais. Une façon de dire qu'il est toujours en poste. Cela étant, nous n'allons pas nous arrêter là. Nous sommes en train de penser à de futures actions. Comme prochaine action, nous aurons probablement à faire, aidés par des experts, le bilan de ce 4e mandat, incontestablement le mandat de tous les pillages. Vous dites que le Président est séquestré. Est-ce un sentiment personnel ou une réalité fondée sur des éléments concrets ? C'est un sentiment personnel. Un sentiment partagé par les signataires de la lettre. Nous avons ce sentiment que le Président est pris en otage par son entourage direct. Certaines décisions qui ont été prises sont très graves. Je cite à titre d'exemple le renoncement au droit de préemption, le nouveau code de l'investissement. Tous ces contrats signés en catimini avec la France. Le fait que nous soyons désormais le supplétif de l'armée française au Mali. Je crois aussi que l'Algérie participe à l'effort de guerre en Syrie. Comment ? Nous avons plus de 300 sociétés turques en Algérie. Toutes sont florissantes et font des affaires très lucratives. Je pense que c'est une manière indirecte de participer à la guerre contre le régime de Bachar Al Assad. Le gouvernement turc avait délocalisé plus de 800 de ses entreprises installées auparavant en Syrie. Cette même Syrie qui nous a été d'un précieux soutien pendant la Guerre de Libération et nous a servi de base arrière. Je pense qu'il y a collusion, une sorte de synchronisation, mais dans le secret et le silence. Je doute que le Président soit au courant de l'implantation de ces sociétés. L'Algérie n'est pas une île perdue quelque part dans l'océan Indien. L'armée algérienne est la seule, dans la région, à être opérationnelle H24. N'oublions pas que ce «printemps arabe» a commencé chez nous. Rappelez-vous la décennie 1990. Pourquoi l'Algérie ? Parce que c'est le cœur du Maghreb arabe. Le Groupe des 19, vous le qualifiez de «patrouille de reconnaissance». N'est-ce pas là un motif pour effaroucher le Président et donner du crédit à ceux qui prétendent que l'objet de votre démarche est de constater de visu l'incapacité de Bouteflika d'exercer sa fonction ? Non, pas du tout. Les signataires de la lettre ne constituent pas une commission médicale et ne visent pas à appliquer l'article 88 de la Constitution. Au demeurant, tout le monde sait que le Président est malade. Par ailleurs, n'est-ce pas le président français qui a délivré le certificat médical et a rendu compte, à plusieurs reprises, de la santé de Bouteflika ? Si commission médicale il y a, elle ne peut être que celle qu'a présidée François Hollande et qui a rendu possible le 4e mandat. Je vous rappelle qu'il a suffi que François Mitterrand, en son temps, a eu à affronter une commission médicale qui lui a décelé d'ailleurs ses premiers ennuis de prostate. Ce sont ses collaborateurs qui avaient été les premiers à tirer la sonnette d'alarme en tiquant sur ses éclipses répétitives durant les longues réunions de travail. La santé du Président n'est pas une affaire privée. C'est une affaire nationale. Lorsque le Président est malade, le pays entier est malade nécessairement. Pensez-vous que l'incident de Zéralda, en août dernier, ait été prémédité pour justement isoler définitivement le président Bouteflika en faisant croire à un complot visant sa personne ? Je ne dispose pas d'élément pour vous répondre. Mais des actes visant les Présidents, il y en a déjà eu précédemment. Je pense à l'assassinat de Boudiaf. Toutefois, la piste de la manipulation est tout aussi plausible. Je dis cela parce que la manipulation, nous l'avons vécue récemment avec le départ de Toufik. On a fait de son admission à la retraite un événement-phare et même le prélude à une nouvelle ère, à un projet nouveau. Or, le général Toufik, présenté comme un ogre mais décidément un ogre sans crocs, est un détail qui n'intéresse pas les Algériens. Il n'a ni aviation derrière ni une Région militaire pour le porter, mais dispose juste d'un cartable plein de dossiers. Des dossiers sur tout un chacun. Ce sont ces dossiers pour lesquels il est craint qui ont eu raison de lui. Ces dossiers ont-ils disparu ? Les a-t-il remis ? Je m'interroge. Mais de là à prétendre qu'il faisait peur à la Présidence, aux institutions, c'est un peu trop court. Mais le départ de Toufik ne signifie-t-il pas que les rapports de force ont effectivement basculé ? Il est certain qu'il y a de nouveaux rapports de force qui se sont établis. Il est loisible de le constater, surtout dans la manière dont les tenants de l'argent sale se mettent en avant. Lorsqu'un entrepreneur connu se mêle de politique, intègre les délégations officielles, etc., on sent nécessairement la manipulation. Je n'en dirais pas davantage. Vu les menaces, la conjoncture et le contexte dans la région, il n'est pas opportun de parler du rôle de l'armée au moment justement où, plus que jamais, l'ANP est sollicitée sur le terrain. Et nous avons besoin d'une institution sécuritaire des plus fortes pour y faire face. Vous me voyez désolé de ne pas parler de l'armée, alors que j'ai eu une longue histoire avec elle. Je fais la différence. Ce qui m'importe c'est l'Algérie ; le système, jamais je n'ai eu confiance en lui. Parfois, je me dis qu'il doit y avoir quelque chose qui ne fonctionne pas rond en moi. Le président Bouteflika reçoit des délégations étrangères. On le voit parler à la télé. Qu'est-ce qui l'empêche de s'adresser directement aux Algériens comme le stipule d'ailleurs la Constitution ? Est-ce une forme de mépris ou est-ce à cause d'un handicap réel ? Je pense qu'il y va des deux à la fois. Bouteflika, je l'ai connu lorsqu'il n'était rien, après l'indépendance. En 1963-64, lorsqu'il traînait. Je ne pouvais pas le connaître avant parce qu'il était tout simplement au Maroc. L'homme ne dit jamais ce qu'il pense vraiment. Il est très rusé, pour ne pas dire autre chose. Il a fait l'école de Boussouf et de Boumediène. Il est pétri de rancune, d'intrigue, de mémoire vive. Les vingt ans qu'il a passés hors du pouvoir, il ne les a pas oubliés. Il s'accroche et s'accrochera au pouvoir jusqu'à ce que le projet Djamaâ El Kebir soit achevé. Comme s'il avait un contrat avec Dieu et il ne partira que lorsque «sa» mosquée — qui portera son nom — soit achevée en travaux et, à sa mort, elle lui servira de mausolée. N'avez-vous pas l'impression qu'aussi bien le pouvoir que l'opposition ont recours au même discours instillant la peur et usant des mêmes arguments, à savoir : la menace extérieure, les périls à nos frontières, l'Algérie ciblée par les puissances, etc. Ce discours n'est-il pas une façon de dédouaner la gouvernance locale, de masquer la faillite nationale ? Je suis d'accord. Les institutions algériennes doivent assumer l'entière responsabilité de cette faillite nationale. Il y va même de la responsabilité de tout un chacun. Parce qu'à l'heure actuelle, la machine de l'Etat est grippée et nous sommes très loin d'être préparés pour affronter l'imprévisible. Depuis l'indépendance, on n'a pas cessé de revendiquer la démocratie et tout… Mais quand tu fais ton bilan, tu te rends à l'évidence que le pouvoir a des longueurs d'avance et que nous, nous ne sommes que les idiots utiles de ce système. Depuis 1962, ce système nous a prouvé qu'il est plus rusé que tout, pour s'accaparer de tout. Moralement, intellectuellement, économiquement. J'ai fait mon bilan et je suis arrivé à la conclusion que je suis parmi les idiots utiles pour le système. A chaque fois, on se dit «cette fois-ci, c'est la bonne». Aujourd'hui, avec ces guerres mondiales que se livrent des puissances par procuration, nous sentons plus que jamais la menace s'approcher de nous. Ce n'est pas une analyse, c'est un constat. On s'aperçoit que la feuille de route de l'Occident, en œuvre depuis au moins 2011, comporte trois objectifs : le Monde arabe, ou ce qu'on peut qualifier comme tel, dans ce couloir allant de Marrakech jusqu'à Baghdad, il ne doit pas subsister un territoire arabe qui coordonne, se solidarise avec un autre. Sur ce plan, la réussite est totale. Les divisions et les guerres minent tous les pays, sans exception, de la sphère arabe. Second objectif : morcellement des pays en micro-Etats. En Irak, au Soudan, en Libye, en Syrie, au Yémen, c'est déjà le cas, et nous, nous nous y acheminons. Troisième objectif : dans ce couloir qui a valeur de ceinture de sécurité pour l'Europe, il ne doit pas subsister un Etat plus grand, que ce soit en territoire ou en démographie, qu'Israël. Les Occidentaux prétendent promouvoir la démocratie, c'est important. Ils ont ramené ce Printemps arabe, une déclinaison du projet du Grand Moyen-Orient, du Nouveau grand Moyen-Orient et autres révolutions créatives. En Libye, ils sont venus prétendument pour libérer le peuple de l'emprise d'un dictateur. Et c'était un dictateur. Incontestablement. L'OTAN a tué El Gueddafi, détruit et ravagé la Libye et s'en est allé... Vous exprimez en fait une double résignation. Les Algériens sont tout aussi impuissants devant ce pouvoir, plus fort et plus rusé, impuissants devant ces puissances impérialistes qui imposent leur feuille de route dans nos contrées. Dit par un ancien combattant de la Guerre de Libération, c'est quand même étonnant. Pourtant, à la veille de Novembre 1954, la minorité d'Algériens qui a décidé de passer à la résistance armée avait les paris en sa totale défaveur... Il y a une différence entre la guerre subversive et la guerre elle-même. La guerre se prépare avec ses spécialistes et stratèges qui définissent aussi bien le temps et l'espace de la future guerre, comme on le constate d'ailleurs aujourd'hui. Au temps de la guerre succède celui des négociations. La politique, dit-on, c'est une guerre sans effusion de sang et la guerre est une forme de politique. Guerre et politique sont siamoises. L'une alterne l'autre dans une situation d'impasse. La France, la Turquie, l'Arabie Saoudite, les pays du Golfe, les USA se sont coalisés pour détruire des Etats qualifiés de dictatures. Lorsque la Révolution a éclaté en 1954, nous ne savions pas quand elle s'arrêterait. L'avant-garde de la Révolution, la minorité dont tu parles, savait que l'ennemi était le puissant et que nous, nous étions le maillon faible. Nous n'avions rien pour les affronter. Cette avant-garde, cette minorité avait assez d'intelligence, avait atteint un degré de compréhension du peuple. Les décideurs de la Révolution ont compris le peuple, saisi ses attentes et préoccupations. Novembre 1954 était une sorte de conflit de générations. Il faut remonter l'histoire du Mouvement national. Jusqu'à août 1956, le peuple ne connaissait pas vraiment qui étaient ces déclencheurs de la Révolution ; il ne savait ni qui ils étaient ni ce qu'ils représentaient réellement. La Révolution n'avait pas de direction unifiée, connue. Entre 1954 et 1956, il y a un vide immense. La Djemaâ, le groupe de 1954 a rédigé la Proclamation du 1er Novembre. Un document, en somme, qui a été rédigé et diffusé sans qu'aucune précision ait été donnée sur l'identité de ceux qui étaient derrière, hormis le sigle «FLN». Vu les conditions de l'époque, les décideurs de cette proclamation sont partis, chacun de son côté. Je ne dirais pas qu'ils s'étaient enfuis. Or, entre ces deux dates, des choses effroyables se sont produites. Des mouvements et des organisations anti-révolutionnaires ont vu le jour : les Messalistes, les Mesmoudistes, les Cherifistes… C'est le groupe de la Soummam, Abane et ses compagnons, qui ont rempli ce vide. A cette époque-là, l'enjeu n'était pas le contrôle des territoires, les champs de bataille, mais le peuple. C'était à qui mobilisera le peuple. La première grande victoire de la Révolution, j'entends par là la victoire politique, psychologique, c'était le Congrès de la Soummam et son programme décliné dans la Charte de la Soummam. C'était la première Constitution de la Révolution. Il a fallu encore du temps pour que le peuple s'unisse autour du programme de la Soummam. La question que je me pose, c'est pourquoi à chaque commémoration du Congrès de la Soummam, certains s'attaquent à Abane. Pour moi, ils font tout simplement dans la contre-révolution. Tous ceux qui ont cautionné le 4e mandat sont complices du désastre actuel, dites-vous. Parmi les 19, beaucoup avaient cautionné ce mandat... J'ai dit que je suis parmi les idiots utiles. Le fait que nous nous soyions tus signifie que nous sommes complices. Ceux qui ont cautionné le 4e mandat, quel que soit leur statut, portent une responsabilité dans la catastrophe actuelle. Il y a eu quand même viol de la Constitution. Dans cette Constitution, prise article par article, on ne trouve pas une once de mauvais. Lisez l'article 21, par exemple, qui interdit d'utiliser les fonctions au service des institutions de l'Etat comme source d'enrichissement ou pour servir des intérêts privés. L'article 19, où il est stipulé que les institutions s'interdisent les pratiques féodales, régionalistes et népotiques, etc. Mais tout le monde sait que cette Constitution n'est pas appliquée. C'est pour vous dire que ce n'est pas seulement l'article 88 qui n'est pas mis en œuvre. Les voies d'enrichissement illicites sont grandes ouvertes. La corruption est démocratisée. Quand on apprend que Sonelgaz a plus de 6000 milliards d'impayés, c'est dû au fait que l'Etat ne paie pas ses factures. Les ministères, les corps constitués… l'Etat vole l'Etat ! Mais d'où provient cette haine nourrie à l'endroit de la Charte de la Soummam ? Qu'est-ce qui anime, selon vous, des personnages de premier plan comme Daho Ould Kablia, ancien ministre de l'Intérieur, pour s'en prendre avec violence à certains architectes de la Soummam ? Avant de répondre, il y a lieu d'abord de s'interroger sur ce que fut le statut de Ould Kablia au moment des faits. Avant de déclarer, comme il l'a fait, que Abane devait mourir, Ould Kablia a-t-il été un militant ou un dirigeant de la Révolution ? S'était-il mobilisé ? Ma question est en rapport avec la lame de fond, le ressort qui anime ce type de personnel qui a eu à diriger l'Algérie indépendante... Les révolutionnaires se déclinent sous deux catégories : les vrais, les authentiques, et les révolutionnaires par correspondance, les planqués, les embusqués, ceux qui observaient de loin. Aujourd'hui, il vient nous débiter sa fetwa sur une période qu'il n'a pas vécue ou qu'il a vécue seulement de loin. Je ne dis pas qu'il n'est pas militant parce que la Révolution se devait d'être présente partout, mais s'exprimer sur un fait à partir d'une position qui n'était pas de son niveau, est malvenu. Mais n'est-ce pas cette «Constitution de la Révolution», comme vous la qualifiez, cette Charte de la Soummam résolument avant-gardiste, qui tourmente les tenants de l'establishment ou est-ce ces ressentis surfant sur un antikabylisme primaire qui fait s'agiter ce collège de responsables politiques ? Oui. C'est le collège de Boumediène. Ils ont cela à l'intérieur d'eux-mêmes. La France, pendant 132 ans, n'a pas cessé de jouer sur ces cordes en espérant créer des entités du genre phalangiste comme au Liban. Elle n'a pas réussi. La France n'étant plus là, ce sont des Algériens qui reproduisent le même jeu de rôles. Mais ces gens-là, enfermés dans leur régionalisme étroit, n'ont en définitive rien compris. Ils oublient que les premiers coups de feu, c'était en Kabylie. Ce qu'ils veulent, c'est prendre en otage la région. Moi, je ne sais pas si je suis Kabyle ou Arabe, mais dans ma dechra, nous avons Tamazirt, oued Azrou, Tala Aïch, Beni Gueni, des appellations que j'avais prises au départ pour de l'arabe, mais c'est lorsque j'ai vu le pays que j'ai compris ce qu'est Yamalou, Tabarent, etc. Lorsque nos officiers allaient à la frontière marocaine, ils étaient mis en quarantaine. C'était parfois même la prison pour ceux qui réclamaient. Il en fut ainsi depuis la Soummam, parce qu'on considérait le Congrès comme un coup d'Etat et qu'à terme, ce dernier allait accoucher d'une direction unifiée de la Révolution, genre comité interwilayas ou état-major. On jugeait que la Soumamn n'était rien d'autre que le premier acte d'une prise de pouvoir. C'était cela, le catalyseur de ces gens. Vous savez, j'ai été membre fondateur du FFS. Bien qu'Aït ahmed ait émis des réserves quand au ralliement de Krim, celui-ci, après la proclamation du FFS, avait fait une déclaration à Paris dans laquelle il apportait son soutien. Toute la presse française avait rapporté les déclarations de Krim en octroyant des proportions importantes à l'opposition incarnée par le duo Aït Ahmed-Krim. Lorsque Ben Bella a fait son meeting sur la place des Martyrs, avec son «col Mao», ses premiers mots étaient : «Mes frères et sœurs, sachez que lorsque la presse française dira du bien de moi, sachez que j'ai vendu la patrie.» Et il avait ajouté : «Krim, comme son nom l'indique, criminel.» Il l'a dit comme ça ! A l'époque, lorsque nous avons créé le FFS, nous avions tout fait pour que les Kabyles ne soient pas mis en avant, sachant que le pouvoir allait s'en saisir pour diviser les Algériens. Pour contrecarrer le FFS et les Wilayas 3 et 4, la «guerre des sables» fut provoquée à dessein. Pour désigner les Kabyles comme des traîtres au moment où l'Algérie allait être envahie par le Maroc. C'est comme cela que tout a pris fin et on s'était retrouvés à Hassi Beïda, à Tindouf. Tout le FFS était là, en première ligne, et même à 50 kilomètres en profondeur dans les terres marocaines. Mais disons, pour revenir au sujet, que chaque révolution est suivie d'une contrerévolution. On parle aujourd'hui de démocratie, mais si nous écrivons notre histoire, l'histoire dans son acception grecque qui signifie «enquête», ce serait un vaccin pour vous, les nouvelles générations. Celui qui ne connaît pas son histoire est semblable à celui qu'on lâche en pleine nature sans carte ni boussole. Pensez-vous que le groupe d'Oujda soit toujours en action dans l'Algérie de 2015 ? J'ai toujours considéré ce groupe comme une secte. Tous les coups tordus portés à la Révolution sont l'émanation de ce groupe. A commencer par le coup d'Etat contre le GPRA, puis celui du Congrès de Tripoli (réunion du Conseil de la Révolution) qui sont l'action du «groupe de Tlemcen» pour contrôler l'organisation du FLN sur le terrain. Le coup d'Etat le plus flagrant de tous, c'était après le cessez-le-feu, à l'entrée sur le territoire de l'armée des frontières. Nous-mêmes leur avions ouvert la voie et ôté les barbelés. Boumediène, dans une déclaration à M'sila, je crois, a donné à son armée des frontières le nom d'Armée nationale populaire. Quand on a entendu cela, on s'est demandé : l'ANP, c'est qui ? Nous ou les autres ? Ils nous ont donné l'assaut. L'ANP, c'est une création de Boumediène. De lui seul. Les premiers coups de feu de cette ANP ont été dirigés contre l'Armée de libération nationale. Contre nous. Deux ans après l'indépendance, ils en ont fini avec Enidham, l'organisation de l'ALN-FLN. Le congrès du FLN d'avril 1964 fut d'ailleurs consacré à la réorganisation du FLN en créant un FLN-bis sur les décombres du Front de libération nationale. Les éléments de l'ANP sont nos enfants et nos frères, mais leurs premières salves avaient pris pour cible l'ALN. Il y a eu des morts, des chouhada. L'ANP est l'héritière de l'Armée de libération nationale. Que vous inspire cette formule consacrée ? Ce sont eux qui ont décidé de l'appeler ainsi. Et nous, nous avons accepté. Mais l'histoire est autre chose. Citant Bonaparte dans une de vos conférences, vous affirmez que «l'histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d'accord»... Exactement. Des mensonges sur lesquels on est tous d'accord. Oui. Ces coups d'Etat, on les subit à ce jour. Pour revenir à la secte d'Oujda, j'ajoute que même si ses personnels ont changé, son esprit est toujours présent au sein du pouvoir. Certes, les modes de recrutement ont changé depuis. Maintenant, c'est l'argent qui prédomine. Je l'ai déjà dit : du temps de Boumediène, la corruption était centralisée ; elle fut décentralisée au temps de Chadli et, avec Bouteflika, la corruption s'est démocratisée. L'affaire Sonatrach, ce n'est pas une affaire de famille pour la régler en vase clos. C'est une affaire nationale. Tout le monde en a parlé. Mais où est la justice ? Est-ce parce que Chakib Khelil fait partie des Ahl El Beit ? Non seulement il n'est pas jugé, mais il est l'ambassadeur effectif de l'Algérie aux Etats-Unis ! Le 1er novembre dernier, ce n'était pas lui qui était reçu à l'ambassade à Washington, c'est lui qui recevait. Mais cela ne date pas d'aujourd'hui. Ce sont ses accointances avec l'administration Bush, ses relations avec Rumsfeld, Cheney, son rôle dans le programme «pétrole contre nourriture» en Irak, dans la Banque mondiale, mais surtout ses liens et sa vieille amitié avec Bouteflika qui ont poussé ce dernier à le propulser ministre de l'Energie. Alors qu'il est accusé au yeux de tout le peuple algérien, Khelil est ainsi exhibé, le jour de la célébration du 1er Novembre, dans l'ambassade d'Algérie, narguant le sentiment national et recueillant les hommages. Pensez-vous qu'on s'achemine vers un régime de type féodal avec ses seigneurs, ses grands propriétaires terriens et, à terme, une succession dynastique ? Dans l'esprit, nous y sommes. Dans la pratique aussi. A Ghardaïa, je rappelle qu'un des éléments déclencheurs des affrontements se trouve être la question du foncier. Parmi les gens du FCE, certains se sont accaparés de milliers d'hectares dans cette région. J'en connais certains. Pour savoir de quoi il en était, j'ai moi-même fait envoyer quelqu'un déposer un dossier ; après s'être acquitté de 12 millions de centimes, les services chargés de cette opération, à Ghardaïa, lui ont donné un accusé de réception. Il était le 7000e demandeur de concession. En 1967, vous avez été arrêté par la Sécurité militaire, torturé pendant des mois, mis au cachot dans la sinistre prison d'Oran, le «sous-marin» comme on l'appelle. Vous avez été condamné à 30 ans de prison aux prétextes de participation au coup d'Etat de Zbiri et aussi d'avoir fomenté un attentat visant la personne de Boumediène. Qu'en est-il au juste ? En réalité, le coup d'état de Zbiri n'était rien d'autre que le coup d'Etat de Boumediène contre lui-même. C'était une ruse de sa part pour se débarrasser de ses rivaux du Conseil de la Révolution, déjà paralysé et miné par les conflits. Boumediène avait en fait trois problèmes lourds à régler et il les a réglés, effectivement, en commanditant ce coup d'Etat. Il y avait les problèmes du parti, des anciens de l'armée française et le conflit ouvert avec les officiers de l'ALN. C'est déjà arrivé dans l'histoire, en Irak de Hassan Al Bakr et dans l'Espagne catholique. Quant au coup d'Etat de 1965, je l'ai déjà dit, il n'aurait pas pu se faire sans l'accord de la France. Et l'attentat contre Boumediène est cousu de fil blanc. Krim avait son projet. Il était en contact avec Bourguiba, Ben Barka, etc. et le tuer comme ils l'ont tué, jifouh, par étranglement, c'est… Je dis que le premier condamné à mort après l'indépendance, ce n'était pas Bachagha Boualem, mais bien le signataire des Accords d'Evian, le signataire de l'acte de naissance de la nation algérienne. Ça veut tout dire.