Maître Salah Hannoun est un militant engagé dans la défense des droits humains et des causes démocratiques. Les tribulations d'un avocat et des justiciables berbérophones dans les tribunaux sont, entre autres, les points soulevés dans l'entretien qu'il nous a accordé. - La nouvelle Constitution consacrant l'officialisation de tamazight a été promulguée. Quel en sera l'effet sur l'utilisation de cette langue dans les tribunaux ? En Algérie, le problème ne réside pas dans les textes et autres normes juridiques, mais dans leur application. Sur le plan normatif, le corpus juridique algérien consacre des principes et des valeurs universels, comme la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la justice, le respect de toutes les libertés...Mais quid de leur mise en pratique ? C'est la dictature au quotidien... Ce point explicité, il y a lieu de noter que les dispositions constitutionnelles sont au-dessus des lois et autres dispositions réglementaires, et ce, conformément à la hiérarchie des normes juridiques. Par voie de conséquence, en faisant dans le juridisme pur, cette disposition constitutionnelle consacrant le statut national et officiel pour tamazight s'impose de jure à toutes les institutions de l'Etat et que toute disposition contraire antérieure est nulle et non avenue. Cependant, du point de vue pratique, et vu les réticences idéologiques des tenants du pouvoir, il ne faut pas s'attendre à un chamboulement inhérent à l'utilisation de tamazight dans les tribunaux ou au niveau des autres institutions de l'Etat, surtout que des nuances ont été volontairement insérées dans l'article 4, que nous considérons volontairement comme un article 3 bis, vu la position infra de tamazight dans cet article, comparativement à l'arabe. Il s'agit notamment de la digue «à terme», sans limitation aucune dans le temps, qui conditionne la concrétisation de cette officialité à la mise sur pied ultérieure d'une chimérique académie. Et quand on voit la portée pratique limitée d'un HCA sur l'introduction de tamazight dans le système scolaire, depuis 21 ans, on est en droit d'être sceptique. - Peut-on s'attendre à ce que l'on demande au justiciable de s'exprimer en langue officielle… de l'Etat ? L'arabo-islamisme a causé des dommages profonds dans les esprits. L'influence néfaste de cette idéologie sur les institutions, depuis des décennies, n'en finit pas de rétrécir le champ d'expression de tamazight, langue, culture et identité. Il ne faut donc point s'attendre à une évolution des mentalités, du jour au lendemain, quant à leur approche de tamazight. Le déni identitaire a formaté les mentalités et a fait de l'arabe et de l'islam les référents idéologiques exclusifs de l'Algérie et de ses institutions. Tamazight est donc vue par ses opposants, intra et extra institutions, comme étant intrusive, vu qu'elle remet en cause tout un socle fait de chimères identitaires inclusives. C'est donc pour rester dans cette exclusion, tout en maintenant l'illusion d'une intégration par l'Etat, que cette nuance, lourde de sens, de «langue officielle de l'Etat» a été introduite au profit de l'arabe, maintenant de jure et de facto sa suprématie sur tamazight. Pourtant, depuis 1962, la langue arabe a toujours été «la langue nationale et officielle» sans qu'elle ne soit adossée à «de l'Etat». C'est l'évidence même : une langue n'est officielle que quand elle est l'expression des institutions dudit Etat. Ce subterfuge sera donc utilisé par certains zélateurs, à n'en point douter, d'où son introduction, pour maintenir le côté supra de l'arabe dans les tribunaux mais on ne se laissera pas faire car, dorénavant, nous avons de notre côté et ce statut constitutionnel de «tamazight langue nationale et officielle» et toutes les théories du droit et des normes constitutionnelles. - Son application sera-t-elle laissée à l'appréciation des magistrats ? Sur le plan théorique, les compétences d'attribution des magistrats ont un domaine de définition strict : appliquer la loi et dire le droit, a fortiori quand il s'agit de l'application d'une norme constitutionnelle. Donc, la réponse est par la négative. Cependant, il y aura sûrement des zélateurs qui mettront l'accent sur le «...de l'Etat» pour continuer à exclure tamazight des tribunaux au détriment de la justice. Dans ce sens, il arrive que la pratique nous réserve de désagréables surprises : avant 2002, on nous demandait toujours de plaider en «langue nationale», celle-ci étant exclusivement l'arabe. Depuis que tamazight est devenue «également langue nationale», le débat a connu une translation vers «la langue officielle». Pour l'exemple, lors d'un procès politique sensible où le climat était très tendu, dans une juridiction d'Alger, je plaidais en langue française. Après les protestations du parquetier, le juge m'a demandé de plaider en «langue nationale», pensant évidemment à la langue arabe, n'ayant pas intégré ou ne le voulant point que les amendements constitutionnels de 2002, après le printemps sanglant de Kabylie, avaient modifié la norme constitutionnelle inhérente au statut des langues en Algérie. C'est donc tout simplement et logiquement que j'ai enchaîné en tamazight, comme lors de mes nombreuses plaidoiries, celle-ci étant ma langue maternelle et vernaculaire. Sine die, le magistrat, faisant fi du statut constitutionnel de tamazight, me dit : «Maître, continuez, le tribunal comprend le français» (sic). Donc, on revient au point de départ : le «tout sauf tamazight». C'est hallucinant mais significatif du long chemin qu'il nous reste à parcourir. Une autre situation par mes soins vécue : lors d'un procès où la demanderesse était une vieille kabyle monolingue, le magistrat arabophone, de bonne foi, m'a demandé de servir de traducteur. Volontairement provocateur, j'ai porté à sa connaissance que la loi ne me l'autorisait pas ayant affaire à une citoyenne algérienne donc nationale, le traducteur étant exigé pour les ressortissants étrangers. Ma question était de savoir s'il fallait considérer cette femme comme étrangère pour ne pas se retrouver avec un vice de forme. Sa réponse a été : «Maître, ici, on ne fait pas de politique» (sic). C'est toute la schizophrénie de la situation née de cette criminelle et irresponsable substitution identitaire : des nationaux qui se retrouvent, par la disgrâce politique, avec un statut d'étrangers dans leur propre pays. - La promulgation d'une loi-cadre est-elle nécessaire pour qu'elle soit officielle dans les tribunaux ? La réponse à cette question se trouve d'une façon explicite et formelle dans le dernier alinéa de l'article 4 de la Constitution, donc article 3bis dans l'esprit des rédacteurs : «Les modalités d'application de cet article sont fixées par une loi organique.» Il y a lieu de signaler qu'en sus de cette loi organique, pour laquelle aucune échéance n'a été fixée, ce qui renforce notre conviction quant à la persistance de ce déni politico-idéologique malgré l'évolution formelle juridico-constitutionnelle, le législateur devra impérativement procéder à l'amendement de la loi portant généralisation de la langue arabe, celle-ci ayant été l'un des vecteurs juridiques porteurs de l'exclusion de tamazight des institutions de l'Etat et du déni identitaire. Depuis ces amendements, certaines dispositions de cette loi deviennent de facto anticonstitutionnelles. Pour l'harmonisation de la norme juridique et sa conformité avec la norme constitutionnelle, ce statut national et officiel de tamazight devra trouver un prolongement pratique dans le corpus juridique de l'Algérie. In fine, cette évolution juridique est une condition nécessaire mais point suffisante, car l'évolution politique et idéologique devient impérative, le déni identitaire amazigh ayant été décidé politiquement. Quant à la réhabilitation de tamazight, langue, culture et identité, elle ne se fera point sans volonté politique, nonobstant l'excellence juridique. Nous attendons donc des gestes forts qui vont dans ce sens. En attendant, la vigilance est de mise et le combat continue et pour tamazight et pour la démocratie, chacune étant indispensable à la floraison de l'autre.