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Pierre, sang, papier ou cendre
Extraits. Le dernier roman de Maïssa Bey
Publié dans El Watan le 03 - 04 - 2008

lle avance. Droite, fière, toute de morgue et d'insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance. C'est elle, c'est bien elle, reconnaissable en ses atours. Tout autour d'elle, on s'écarte. On s'incline. On fait la révérence. Elle avance, madame Lafrance. Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance. C'est elle, c'est bien elle, dans l'habileté de ses détours, dans l'arrogance de ses discours. Claquez pavillons ! Aux armes, citoyens ! Formez les bataillons, en rangs serrés ! Tous derrière elle ! Et vous, peuplades barbares, écartez-vous, prosternez-vous ! Déposez à ses pieds tributs et actes d'allégeance ! Que nul maraud n'ait l'audace de se dresser sur son chemin : elle avance ! (…)
Caché dans une anfractuosité de la roche, à l'abri derrière un nid de broussailles, l'enfant s'efforce de ne pas bouger. Il est à présent cerné par la nuit. Au cœur des ténèbres, la plainte des chacals ne cesse que pour mieux reprendre. Ils sont là, tout près, à l'affût. Ils sont des centaines, peut-être des milliers, dont le jappement aigu transperce la nuit, de part en part. De leurs yeux jaunes et luisants, ils scrutent les ténèbres pour y repérer quelque proie ou encore une charogne. Quittant leurs gîtes, ils sont arrivés très vite, avant même que la nuit ait pris ses quartiers sur ces quelques arpents de terre, abusés sans doute par les fumées noires et denses qui oblitéraient le jour.
Cerné par la meute, l'enfant n'a même plus la force d'avoir peur. Bien qu'éteintes depuis la tombée du jour, les flammes dansent encore devant ses yeux rougis par la fumée. Tel un nuage de poussière impalpable et délétère, l'odeur âcre partout répandue l'enveloppe tout entier. À l'orée du jour précédent, des hommes en armes ont émergé des collines. Le piétinement de leurs chevaux était si puissant que la terre en était ébranlée.
Un jour de juin — juin est décidément propice aux conquérants — de l'an mil huit cent quarante-cinq, dans le fracas des armes et le tumulte des mêlées, la mort est venue, richement harnachée, portant drapeaux et suivie de cent clairons sonnant des tintamarres. C'est ainsi que l'enfant l'a vu arriver.
À présent, il compte. Il nomme un à un tous ceux qui désormais n'entendront plus ses appels, ne prononceront plus son nom et bientôt ne seront plus que des ombres peuplant sa mémoire. Il doit, il doit invoquer un à un les suppliciés. Et en les nommant, les forcer à exister encore un peu, car bientôt ils seront oubliés par l'histoire. Mais en cet instant, leurs cendres sont encore chaudes. Encore frémissantes.
es hommes d'abord. Le père, Aïssa. Le grand-père, Mohamed. Ses frères. Tous, oui tous. Les petits, les grands Abdelkader, Ahmed, Abderrahmane, Boualem. Tous, oui, tous. Et puis les femmes. Toutes les femmes de la tribu. Tout bas, il dit le nom de sa mère, Fatima, et il retrouve la lumière de son regard posé sur lui, son odeur, sa voix. Il appelle doucement sa grand-mère, Djedda Aïcha. Et l'évoquant, il se revoit blotti contre son corps ample et généreux. Au tour de Khadîdja, maintenant. Khadîdja, sa sœur… sa sœur qui, il y a seulement deux jours, courait dans les champs les bras écartés pour mieux sentir le vent, disait-elle. Khadîdja qui, à mains nues sur la roche, grimpait presque aussi vite que lui. Pourquoi ? Pourquoi ne l'a-t-elle pas suivi ? Pourquoi ne l'a-t-il pas appelée ? Et puis les bêtes. Les bœufs. Les chevaux. Les moutons. Et les chiens qui dès le matin hurlaient à la mort. Avant même que l'ennemi ne se montra. Tous. Pris au piège dans le ventre de la terre, de leur terre, dans la roche trouée de galeries souterraines aménagées depuis des décennies pour les protéger des ennemis, et dans lesquelles ils croyaient trouver refuge. Enfermés. Emmurés. Enflammés. Enfumés. Lui seul ne les a pas suivis. Tôt levé, il s'est coulé hors de la tente et sans bruit, s'en est allé vers les champs pour y attendre le jour. Et peut-être même pour échapper à l'angoisse diffuse qui cernait le camp depuis l'arrivée des Roumis. Pour mieux voir les troupes qui avaient pris position sur le plateau, l'enfant s'est perché à la pointe du rocher sur lequel il a l'habitude de s'isoler. Plus bas, les chefs des deux camps ont parlementé pendant de longues heures avant de se séparer. Et pendant ce même temps, rivé à son poste d'observation, l'enfant a suivi la lente progression des siens à l'intérieur des grottes. C'est alors qu'il a aperçu quelques hommes de sa tribu aux aguets derrière des buissons, sur les rochers. À leurs tirs isolés, la riposte ne s'est pas fait attendre. Des tirs d'obus de canon ont déchiqueté la roche et projeté des milliers d'éclats, dans un bruit effroyable. Puis plus rien. Le silence. Un silence affûté au fil d'une attente fébrile. Pourquoi, malgré sa peur, l'enfant a-t-il décidé de ne pas bouger, d'attendre la suite ? Quel obscur pressentiment a retenu là l'enfant, sentinelle de la mémoire, plus frêle et plus frémissant qu'un oiseau niché au creux d'une montagne ? Et c'est de là que l'enfant a pu tout voir, tout entendre.
Peut-être ne gardera-t-il en mémoire que le souvenir d'un cauchemar si terrifiant qu'il ne pourra pas le distinguer d'autres rêves, passés et à venir, emplis du même bruit et de la même fureur. Quelle autre puissance imaginative aurait pu concevoir et mettre en scène un tel spectacle ?
D'autres que lui rapporteront les faits dans leur réalité la plus crue, la plus incroyable. Les survivants, d'abord. Des miraculés, grâce en soit rendue à Dieu. On dit qu'ils furent quelques dizaines. Quelques dizaines seulement, sur un millier, ou peut-être plus. Qui a pu faire le décompte macabre pour en retirer gloire ? Toujours est-il qu'après le dégagement des ouvertures, une poignée d'hommes et de femmes est sortie des grottes. Hébétés, hagards, mais vivants. Ceux-là rapporteront les faits. Ils rapporteront ce qui pour beaucoup ne sera qu'un point de détail de l'histoire.
'autres encore témoigneront. « Sans poésie terrible ni images. » Ils étaient présents sur les lieux. Parmi eux, certains ont allumé et entretenu les feux. Comme tout soldat discipliné, ils n'ont fait qu'obéir aux ordres de leur chef. Ils ont tout vu. Des hommes, sans doute aguerris par d'autres campagnes de la conquête, écriront à leurs supérieurs ou à leurs proches. Sans omettre le moindre détail, ils raconteront tous les instants de cette formidable victoire sur des adversaires en partie désarmés. Ce que plus tard on appellera « enfumades », néologisme peut-être plus indiqué pour l'espèce humaine que le terme « enfumage », réservé aux abeilles. Non sans expliquer pourquoi, à bout de patience « face au fanatisme sauvage de ces malheureux », ils se sont vu obligés de mettre le feu aux fascines préparées dès le matin. Comme l'avaient fait avant eux d'autres hommes de troupe, dans d'autres lieux, une année plus tôt.
L'enfant était là. De l'autre côté de la gorge. Confondu avec la roche, l'étreignant, faisant corps avec elle comme pour puiser dans sa dureté minérale la force de garder les yeux ouverts, la force de contempler jusqu'au bout ce spectacle terrible et fascinant. Et pendant qu'à l'entrée des cavernes, les soldats s'affairaient, fourgonnant dans les brasiers pour attiser les feux, l'enfant n'a pas détourné les yeux. Ce n'est que bien plus tard, bien longtemps après avoir vu la première gerbe enflammée sous les hourras de la troupe, qu'il a entendu les premiers cris des assiégés. Des cris déchirants, des appels et des pleurs d'enfants très vite couverts par le crépitement des flammes déchaînées. Aux mugissements furieux des bœufs pris au piège, répondaient les hennissements des chevaux excités par le feu. Puis le silence. Un silence foudroyé. Puis la lente extinction des feux.
Alors, dans la pénombre encore rougeoyante, l'enfant s'est hissé au sommet du plus haut rocher. À présent cerné par la nuit, à bout de conscience, il dérive dans un espace parcouru de petites langues de feu lancéolées qui peu à peu s'éloignent, chavirent et se confondent avec les étoiles impassibles. Les gémissements des chacals et les longs cris rauques des hyènes, tout proches, se font plus lancinants. De fatigue accablé, l'enfant se laisse couler dans le sommeil brusquement, comme une pierre qui tombe au fond d'un puits.
Ce roman de Maïssa Bey met en scène l'histoire de la colonisation d'une manière inédite, entre la tragédie grecque, le reportage historique, le pamphlet et la geste populaire. Deux personnages dominent ce réquisitoire au style consommé : Madame Lafrance, capable des pires horreurs sous couvert de belles idées, et l'Enfant, portant son regard nu sur le fracassement de son univers. C'est l'histoire de ce regard que relate admirablement l'écrivaine.
« Pierre, sang, papier ou cendre ». Maïssa Bey. Editions Barzakh/L'Aube. Avril 2008. 160 pages. 450 DA.


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