Résumé de la 1re partie n Les convives attendent la réaction de M. Sardou en voyant la maîtresse des lieux jeter du sel sur une tache de vin qu'il a faite sur la table... Dans son esprit un peu contrarié, une pensée fulgure : «Renverser la salière porte malheur ! C'est signe que l'on va se disputer !» Et «se disputer», dans le Paris élégant de 1900, on sait ce que cela signifie : échanger des épithètes, qui sait, se souffleter avec des gants vengeurs, s'expédier des témoins, se donner rendez-vous au petit matin (blême comme il se doit), échanger quelques balles meurtrières ou quelques coups d'épée bien pointue. On risque de dériver jusqu'à mort d'homme. Tout cela pour un malheureux petit tas de sel de mer jeté sur une petite tache de bordeaux millésimé par une maîtresse de maison irréfléchie. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, toutes ces pensées, tous ces développements apparaissent dans l'esprit de Victorien Sardou avec la violence d'une décharge de foudre dans une nuit d'encre... C'est le privilège d'un esprit créatif et génial. Alors Victorien Sardou, lui aussi abreuvé à la source de la sagesse populaire, nourri de vieilles traditions, impressionné par des angoisses ancestrales, fait ce que vous auriez fait à sa place : sa fine main d'écrivain se tend vers le monticule de sel rosi par le vin. Entre le pouce et l'index droits, il saisit une pincée de sel et, tout en regardant la tablée d'un sourire triomphant, Sardou expédie la pincée de sel par-dessus son épaule... gauche. La tradition exige en effet que le sel soit expédié par-dessus l'épaule gauche et... sans regarder. Faute de quoi le maléfice du sel ne serait pas annulé. Quelques convives sont déjà en train d'applaudir cette noble attitude de l'invité d'honneur. Tous les regards étant fixés sur le sourire de Sardou, personne ne prend immédiatement conscience du drame qui se joue. Au moment où le «cher grand auteur» expédie la pincée de sel, un personnage stylé entre dans la salle à manger. Son visage grave et ses rouflaquettes indiqueraient à eux seuls sa fonction : c'est le valet chargé du service de table. Il a belle allure avec sa livrée incrustée de galons d'argent et sa perruque blanche à la française. Le valet avance d'un pas décidé. Entre ses deux bras tendus, il tient un superbe plat d'argenterie du XVIIe siècle. Il ne regarde que son plat car il doit surveiller l'aplomb du vaisseau d'argent : il ne s'agit pas d'aller renverser les poulardes grasses et dorées, découpées avec art, qui sont le quatrième service du dîner de ce soir. Le valet, les yeux rivés sur les poulardes et leur jus fumant, ne voit pas arriver la pincée de sel. Et la reçoit en plein dans les yeux... On a beau être un valet expérimenté, avec toutes les références du monde, on a beau être équipé de gants immaculés, on a beau tout ce qu'on veut, le fait de recevoir dans les yeux une giclée de sel fin, même imprégné de mouton-rothschild 1880, ne peut manquer de vous déstabiliser, physiquement et moralement. Pour l'instant ce qui est le plus déstabilisé, ce sont les poulardes truffées et leur jus onctueux. Le valet en livrée brodée lâche le plateau d'argent et les poulardes s'en vont valser sur le tapis d'Orient. Les invités pincent les lèvres pour ne pas crier et peut-être aussi pour ne pas rire : «On va voir si la belle baronne Adèle va se sortir de ce mauvais pas. Peut-être va-t-elle lancer un de ces jurons bien poissards comme on doit en connaître dans sa famille «un peu bouseuse !» (à suivre...)