Aucun document écrit, aucun journal, aucune bande magnétique, aucun film n'a enregistré cette Histoire vraie. C'est un témoignage oral. La chose la plus fragile, donc la plus précieuse. C'est une histoire de femme-enfant. Une histoire d'enfant, et une histoire de femme, vieille de cinq ans seulement. Cinq ans, ce n'est rien, autant dire que c'est aujourd'hui et l'on n'a pas le droit d'ignorer ce qui se passe aujourd'hui, quand il s'agit d'assassinat moral. Emilie a dix-huit ans ces jours-ci. Elle a dix-huit ans au temps du reggae, des éternels blue-jeans, et de la musique afro-américaine. Emilie devrait faire des bêtises à son âge, elle devrait rire de tout et pleurer de rien. Ce n'est pas le cas. Emilie traîne un petit visage chiffonné, un visage d'enfant vieilli, trop calme, trop grave. Elle ne s'anime un peu qu'en racontant son histoire. Mais cette animation n'a rien de gai. C'est une espèce de révolte impuissante. Elle commence en disant : «J'avais treize ans...» et tout au long de son récit, elle le répétera souvent. «J'avais treize ans...» c'est comme une excuse, parfois un regret, et aussi une constatation. Emilie a donc treize ans. C'est une gamine comme tant d'autres, une tête bouclée, un corps mi-fille mi-garçon, mince. Un visage en cours de transformation dont on ne retient, sur les photos que le regard. Un regard pétillant, drôle, le regard d'une petite fille qui aime les farces, la vie, le patin à roulettes, le volley-ball et les colonies de vacances. Emilie est en colonie de vacances cet été 1975. Une colonie formidable, en montagne, au bord d'un lac. On couche sous la tente, on se baigne, on fait de l'escalade, les journées passent pour Emilie comme un enchantement. Elle adore la nature, elle adore tout ce qui vit, tout ce qui est joie, plaisir, c'est une enfant heureuse. Une adolescente heureuse, car à treize ans, c'est l'âge où les garçons chahutent les filles. Ils ne tirent plus les cheveux, ils jouent déjà les hommes. En voici un de petit homme. Il a quinze ans – à peine, deux boutons sur le front, et il est toujours le premier, en tout. Le premier dans l'eau, le premier au réfectoire, le premier en haut des arbres et le dernier couché. Il s'appelle Bertrand et il aime bien Emilie, il a le même appétit de vivre, la même joie instinctive. Les voilà copains. Emilie se souvient de chaque jour de ce mois d'août avec une précision étonnante. Elle revoit son genou écorché sur une pierre du ruisseau où il guettait la truite invisible. Elle entend Bertrand lui dire : — «Hé ! Emilie ! Tu viens faire une balade avec moi ce soir ? Le surveillant va au village. On sera tranquilles.» Emilie répond sagement : «Je pourrai pas sortir. La surveillante nous oblige à dormir à neuf heures. — T'as qu'à filer après ! Tu glisses sous la tente, et moi je t'attends au poteau, j'ai une lampe électrique...» Le poteau, c'est le mât au centre du camp de vacances. Chaque matin, les enfants hissent le drapeau de la colonie, avant de se jeter sur les bols de chocolat en poudre, et les tartines de beurre. Le matin c'est le lieu de rassemblement et de rendez-vous. En montagne les nuits sont fraîches. Emilie a froid cette nuit-là. Elle se sauve emmitouflée dans sa couverture de laine, et rejoint le petit faisceau lumineux qui l'attend près du mât. Ils rient sous cape, ils se font des peurs stupides sur le chemin qui mène au lac. C'est une expédition, une aventure. Que se passe-t-il maintenant ? Bertrand allume un petit feu. La nuit est noire. ils sont serrés l'un contre l'autre, et ils ne parlent plus. Un souffle inconnu vient d'éteindre leurs plaisanteries d'enfants échappés à la surveillance des grands. A suivre Pierre Bellemare