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A Leros, un an avec les migrants
Paisible et verdoyante on y accède par le port de Lakki
Publié dans La Tribune le 14 - 06 - 2016

Pendant des mois, l'île grecque a vu débarquer des dizaines de milliers de réfugiés. Les habitants se sont mobilisés pour les aider, rejoints par des volontaires étrangers, comme la journaliste. Elle raconte
La semaine dernière, je suis retournée à Leros. Cette petite île du Dodécanèse que je connais si bien maintenant. Cette île que j'ai traversée en scooter, en voiture, à pied pendant l'année qui vient de s'écouler. Cette île où je suis venue pour la première fois en 2008, afin de signer l'achat de notre maison à Patmos. Je suis journaliste et j'habite en Grèce de mai
à octobre.
En arrivant au port de Lakki, le 30 mai, une jeune femme avec un voile coloré, un bébé dans les bras, m'a souri. Je me suis approchée, comme je l'ai fait tant de fois avec tant d'autres pendant l'hiver. Elle s'appelle Najah Mohammad, elle a 22 ans. A Damas, elle était institutrice, son mari, avocat. Lui est parti il y a un an, quand le régime de Bachar Al-Assad a voulu l'enrôler dans l'armée syrienne. Aujourd'hui, il est en Allemagne et ne connaît pas encore sa petite fille de 11 mois. Najah, elle, est arrivée à Leros à la mi-mars. Depuis, elle attend qu'on décide de son sort. Pour passer le temps, elle lit Shakespeare en arabe sur son
smartphone. Elle confie son bébé à une amie et je l'emmène faire un tour à scooter, sur le port, pour lui changer les idées.
Leros n'est plus la même. Depuis septembre, 400 à 800 migrants – on ne les appelait pas encore réfugiés – arrivaient sur l'île chaque jour, avec un pic de 1 200 en novembre. Du jour au lendemain, après l'accord du 18 mars 2015 signé entre l'Union européenne et la
Turquie, plus un bateau n'a accosté, plus un réfugié ou presque n'a débarqué sur cette île grecque, toute proche de la Turquie. Ni ici, ni sur les îles voisines, Kos et Samos ou, plus au nord, Chios et Lesbos.
Actuellement, quelque 300 réfugiés vivent encore dans la cour d'un ancien hôpital
psychiatrique, dans un camp composé d'une trentaine de containers, avec chambre, douche et air conditionné. C'est ce qu'on appelle un «hot spot». Réclamés par l'Union européenne, ils ont été mis en place sur les îles grecques du Dodécanèse, aux avant-postes de l'Europe, pour identifier et enregistrer le flux de réfugiés. Géré par l'armée, le hot spot n'est ni plus ni moins qu'une sorte de prison avec clôture et fils
barbelés.
Près d'une centaine de personnes, principalement des familles, des femmes avec des nourrissons ou des petits enfants et des personnes âgées, ont obtenu l'autorisation, après avoir passé vingt-cinq jours dans le hot spot, d'être hébergés dans un autre hôpital autrefois réservé aux enfants handicapés appelé Pipka, situé tout près du port, et de circuler librement sur l'île. Mais depuis trois mois, tous attendent, désespérés, de connaître le sort qui leur sera réservé. Renvoyés en Turquie ? Relocalisés en Europe ? Bloqués en Grèce ? Ils n'ont pas le sourire que l'on voyait sur le visage de leurs compagnons d'infortune attendant le ferry du dimanche soir pour Athènes.
Ça, c'était avant l'accord du 18 mars.
Eux ne restaient que deux ou trois jours sur l'île.
De l'eau jusqu'à la taille
C'est sur un de ces ferrys que ces réfugiés fuyant la guerre, et venant pour la plupart de Syrie, sont entrés dans ma vie. C'était il y a un an exactement, en juin 2015, sur le Blue Star 2. A Kos, j'avais vu embarquer des hommes jeunes, souriants, l'oreille collée à leur smartphone, des femmes voilées, des enfants, des bébés… Direction Athènes. Moi, je descendais une heure plus tard à Patmos, voisine de Leros. Je rentrais chez moi. Là où je vis une partie de l'année avec mon mari Antoine Silber, qui était journaliste lui aussi. Depuis que nous ne
travaillons plus pour la presse, nous écrivons des livres. L'hiver à Paris. L'été en Grèce.
Quelques semaines plus tard, le 11 juillet 2015, me voilà à nouveau sur un bateau. Celui de la compagnie Hellenic Seaways. Sur le pont, beaucoup de jeunes garçons, de jeunes femmes avec des bébés dans les bras. Cette fois, je ne résiste pas, je m'approche. «Beaucoup de gens sont morts dans notre famille», confie peu à peu une femme dans un anglais hésitant. Elle
s'appelle Salma. Elle a 19 ans. Abdelkar, son mari, en a 28. Lui parle un peu le français. Il travaillait dans une agence de voyages en Syrie, me raconte-t-il. Avec Judy, leur fille de 2 ans, ils ont marché deux mois à travers la Turquie, avec un sac au dos. Salma sort son paquet de lingettes acheté en Turquie. Elle n'a pas pris de douche depuis quatre mois.
Elle me montre aussi la pochette en
plastique étanche dans laquelle elle conserve son passeport, son téléphone portable et son argent. Tous les réfugiés en ont une scotchée sur la poitrine au cas où ils tomberaient à l'eau. Dans le Zodiac entre Izmir, en Turquie, et Lesbos, Salma avait de l'eau jusqu'à la taille. Ce soir-là, à l'ombre des lauriers et des
bougainvillées blanches de notre petite maison, j'écris mon premier post sur Facebook. Le
premier d'une longue série : «Sur le ferry entre Ikaria et Patmos. Ai rencontré Salma, 19 ans, Abdelkar, 28. Ils ont fui les bombardements de Bachar Al-Assad sur Damas… Elle est
tellement heureuse de trouver des toilettes sur le bateau. Son voile noir et son abaya gris clair sont impeccables.»
Un mois passe. La tragédie de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, obligés de fuir la guerre, les horreurs de Daech comme
la dictature sanglante de Bachar
Al-Assad, continue. Ce drame ne fait pas encore partie de mon quotidien. Je suis en vacances. Mes enfants sont là. Je repeins des chaises. J'arrose les jeunes cyprès qu'Antoine a plantés. Je me baigne tous les jours sur la petite plage en bas de la maison. Comme n'importe quel été.
Mais l'été s'arrête le 23 août. J'embarque à bord du Kalymnos, qui fait la liaison entre Patmos et l'île de Samos, où je prends un avion pour Athènes, puis un autre pour Paris. Je veux être là pour la rentrée de mes jumeaux de
21 ans. Le bateau fait escale à Agathonisi, un îlot où ne vivent en temps ordinaire que
158 habitants. Un groupe d'une cinquantaine de personnes monte et s'assied sur le pont, en face de moi. Je regarde une mère et ses trois filles, dont une d'environ 18 ans, un voile impression Burberry très peu serré sur la tête. Il fait
extrêmement chaud. Les quatre femmes sont en jean et baskets, avec une abaya par-dessus – cette longue robe ample qui couvre le corps.
«Do you speak english ?» «Je parle français», me répond Sana, la mère, professeure de français au lycée d'Alep. Son mari était juge. Le couple n'a pas touché son salaire depuis le
8 mars. Depuis que Daech occupe la ville. Ils ont quitté la Syrie trois semaines auparavant.
Le soir, je publie mon deuxième post sur
Facebook : «Les soldats de Daech se sont
installés dans leur maison. Ils ont quitté la Syrie sans rien, avec leurs cinq enfants. Sur la route, ils ont vu des têtes décapitées accrochées dans les arbres. Ils ont payé 7 000 dollars
pour faire trois heures de bateau. Elle me parle dans un français impeccable de Balzac, de Zola, des philosophes des Lumières. Sa fille aînée, Nour, a 20 ans. Elle vient de passer son bac et veut devenir médecin. Dans leur groupe, il y a un ingénieur, un médecin, un prof
d'anglais. Ils vont faire la route ensemble.
Jusqu'en Allemagne. Surtout ne pas se
quitter.»
Hantée par ce récit
De retour à Paris, je suis hantée par ce récit. L'image des têtes décapitées dans les arbres… Je commence à dévorer dans la presse tout ce qui concerne la Syrie. Daech, la route des
Balkans, les migrants qu'on appelle maintenant réfugiés. Leur histoire commence tout
doucement à devenir mon histoire. Je repense à Salma et son paquet de lingettes. Je repense à toutes ces femmes que j'ai aperçues sur ces deux ferrys. Je dois retourner à Patmos le
25 septembre pour travailler sur mon nouveau livre, mais je n'ai pas la tête à ça. Avant mon départ, un matin, je file avec 200 euros chez Tati, où j'achète un lot de culottes, des
lingettes, des serviettes hygiéniques, des
tampons, du shampoing et du gel douche.
Le 28 septembre, à 7 heures du matin, je suis sur le petit bateau qui vogue vers Leros, le Anna Express, avec trois amies : Marilyn, Bo et Barbara. Nous allons y passer la journée.
Barbara a entendu dire que 200 réfugiés
arrivaient chaque jour là-bas.
Plus grande que Patmos, plus petite que ses voisines Kos ou Kalymnos, Leros a une histoire étrange. C'était l'île des fous. Déjà, on y mourait tragiquement. Aujourd'hui, on peut encore apercevoir des carcasses d'hôpitaux psychiatriques à l'abandon. En moins de quarante ans, de 1950 à 1986, plus de 3 000 patients y seraient morts. Négligence ? Maltraitance ? Sous «le régime des colonels», en 1967, l'île devient aussi celle des prisonniers politiques. Aujourd'hui, ses 7 700 habitants vivent
principalement du tourisme. Trois grandes marinas abritent des bateaux de plaisance.
Ce matin-là, le taxi emprunte cette route bordée de pins et de lauriers-roses, et nous dépose à Lakki. C'est le choc. Devant la station de police, dans la cour de ce petit bâtiment plantée d'immenses eucalyptus, une centaine de personnes, derrière des grilles, la plupart pieds nus, sont allongées par terre, sur des cartons. Beaucoup de femmes, beaucoup d'enfants. On nous dit qu'ils ont dormi là car ils sont arrivés la veille au soir. Ils n'ont pas le droit de sortir avant qu'on ait relevé leurs empreintes
digitales. La police me laisse entrer, moi et mes sacs Tati. Je montre discrètement mes achats de petites choses intimes aux femmes qui s'en emparent avant de s'éclipser, gênées. Je
m'assieds auprès d'un homme, Basil, et de sa femme, Lana. Les seuls qui parlent anglais. Lui a 29 ans. Il a déserté Damas il y a quatre mois lorsque Bachar Al-Assad a décrété que tous les jeunes hommes devraient rejoindre l'armée, de gré ou de force.
C'est ce jour-là que je fais la connaissance de Matina Katsiveli, la personne sur qui
l'humanitaire repose à Leros. A 61 ans, cette petite femme à la voix rauque et aux longs cheveux auburn fume cigarette sur cigarette. Après avoir exercé son métier de juge à Athènes, elle a été responsable de l'hôpital psychiatrique de Leros, puis a travaillé pour Médecins du monde en Bosnie et en Irak. Voilà un peu plus de dix ans qu'elle est installée à Leros avec son amour de jeunesse devenu son nouveau mari, Spyros, un avocat. Elle se consacre aux plus démunis. Les clandestins – Pakistanais, Bangladais, Irakiens – qui commençaient à arriver, mais aussi les Grecs qui subissent la crise de plein fouet.
Cette femme, proche d'Alexis Tsipras, a milité cinq ans à Syriza, la Coalition de la gauche radicale dont est issu l'actuel premier ministre grec. En 2015, elle s'est même
présentée aux élections législatives, recueillant 5 000 voix – ce qui est énorme pour cette région du Dodécanèse. Mais elle claque la porte du parti lorsque, malgré le «non» au référendum de juin 2015, Tsipras reste entre les mains de Merkel et de Hollande, du FMI et de la BCE.
Trio de choc
Matina, c'est mon héroïne. Entièrement tournée vers les autres, ceux qui souffrent, elle me raconte ce qu'elle voit, ce qu'elle entend : «80% des réfugiés qui arrivent sur l'île ont les moyens de se payer une chambre d'hôtel ou d'aller déjeuner dans les tavernes.» Elle a vu la veille un homme qui possédait trois usines en Syrie. Elles ont toutes été bombardées. Elle me parle de cet autre, directeur d'une galerie d'art contemporain de Damas, qui a donné
3 500 euros par personne aux passeurs pour pouvoir embarquer avec son épouse sur un bateau qui n'était pas surchargé. Une traversée sur une embarcation pouvant accueillir
25 personnes et sur laquelle on en entasse le double coûte 1 500 euros par personne.
Mais 20% des réfugiés n'ont pas un sou, et Matina leur offre parfois de quoi payer leurs billets de bateau pour Athènes (52 euros), grâce à une collecte. Sur l'île, il n'y a aucune ONG. Toutes se sont installées sur les grandes îles voisines – Kos, Lesbos et Chios – qui ont
parfois vu débarquer entre octobre et décembre jusqu'à 8 000 personnes par jour.
Ce jour-là, à Leros, je découvre aussi la villa Artémis. Une jolie maison d'architecture
italienne, perdue au fond du parc de l'hôpital de l'île. Elle a été mise à la disposition de Matina par le ministère de l'Immigration pour accueillir les femmes réfugiées seules, enceintes ou avec un nourrisson. La villa et ses cinq chambres sont opérationnelles depuis quelques jours, mais les matelas sont vieux, les couvertures pleines
d'acariens, il y a de la poussière partout. Nous nous y mettons tout de suite : Bo va acheter six matelas, Marilyn des balais, Barbara un
frigidaire. Matina me présente Madelena
Grossmann, une autre volontaire. Après avoir travaillé pendant vingt-cinq ans au Conseil de l'Europe à Strasbourg, cette Anglaise vient, à
64 ans, de prendre sa retraite. Elle a acheté une maison à Leros il y a cinq ans. Matina,
Madelena et moi allons former à partir de là un trio de choc !
Il faut trouver de l'argent pour rénover la villa Artémis. Mais il faut d'abord chausser ces personnes pieds nus ou en tongs – leurs chaussures ayant été jetées à l'eau par les passeurs pour alléger les embarcations – avant qu'elles ne repartent vers Athènes ou la Macédoine pour affronter la route des Balkans. A partir de ce moment-là, Facebook devient mon arme de guerre : le lendemain, je lance un appel auprès de mes amis, et leur raconte la situation.
Beaucoup me répondent aussitôt. En douze jours, je récolte 3 500 euros.
Je retourne à Leros, le mercredi
30 septembre, en embarquant mon scooter sur le bateau. Quand j'arrive au port de Lakki, je pousse la porte du premier marchand de
chaussures que je vois. J'achète
80 paires de baskets à 20 euros la paire. Et autant de paires de chaussettes. J'accroche les sacs sur mon scooter et je file vers le poste de police. Je fais deux allers-retours. Cette fois, les policiers m'interdisent d'entrer, ils ont peur de l'émeute. Alors je reste devant les grilles et j'annonce les pointures : «44 !», «45 !», «41 !». Les réfugiés se précipitent pour prendre une paire, tendant la main par-dessus la grille.
Puis, je retrouve Madelena qui m'emmène à la villa Artémis. J'y croise Ghaidaa avec sa petite fille Maïs et sa mère Aisha. Elles sont syriennes. L'époux de Ghaidaa est mort, décapité par les soldats de Bachar Al-Assad. Oui, me dit-elle, avant Daech, l'armée syrienne décapitait déjà ses opposants ! Ghaidaa m'écrit sur un papier son nom, celui de sa mère ainsi que celui de ses frères et sœurs restés en
Turquie. Les deux femmes et l'enfant s'apprêtent à partir et je leur donne 150 euros pour le voyage. Ghaidaa, qui a un smartphone, me dit qu'elle m'enverra un message sur What's App pour me tenir au courant de leur odyssée. Ce soir-là, pour la première fois, je dors chez Madelena. Nous nous racontons nos vies. Elle va très vite devenir une grande amie.
L'exode de toute la classe moyenne
Le 8 octobre, je retourne à Leros pour la journée. Départ 7 heures, arrivée 9 heures. Retour 22 heures, arrivée à Patmos 23h50. Il fait très beau ce jour-là. Et très chaud. Sur le port, une bande de jeunes adolescents en caleçon sautent dans l'eau. Ils sont gais, confiants, heureux d'être en Europe, heureux d'avoir échappé à la guerre et aux noyades. Je reviens une dernière fois à Leros le 15 octobre, avant mon retour à Paris. C'est là que je croise Eliana et Youssef. Eliana a 27 ans. Elle est
libanaise, enceinte de six mois et porte un sweat-shirt bleu. Youssef, lui, est syrien. Il était chef-pâtissier dans un grand restaurant d'Alep. Ils sont arrivés en Grèce la nuit précédente sur un dinghy, une petite embarcation précaire, dans laquelle étaient entassées onze personnes, sans le passeur. Le dinghy est tombé en panne à
mi-chemin près de Farmakonissi, un îlot grec inhabité à deux heures de bateau de la côte turque. Seuls, dans la nuit noire, ils ont fait des signaux avec leurs smartphones, espérant qu'un bateau des gardes-côtes grecs les repère. La mer était forte. Quand ils sont enfin arrivés à Leros, ils étaient trempés.
19 octobre. Je rentre à Paris, au chevet d'un de mes fils malade. J'espère faire un break.
Me recentrer un peu sur ma famille. Sur mes enfants, mes petits-enfants. Sur mon nouveau livre. J'essaie de ne pas parler que des réfugiés, mais j'ai du mal. Je suis trop émue, trop bouleversée par ce que j'ai vu. Ces gens nous ressemblent, éduqués, diplômés, modernes. Ils possèdent tous un smartphone. Ils sont tous sur Facebook. Toutes les jeunes filles que j'ai
rencontrées ont fait des études ! Aucune n'est en niqab, aucune en abaya noire ; elles fuient l'islamisme radical. Les voiles sont turquoise, fuchsia, à rayures, plus ou moins serrés. J'ai croisé un professeur d'anglais, un monteur
de cinéma, un urologue, un réparateur de
smartphone…
C'est toute la classe moyenne qui quitte la Syrie. Un pays peu religieux, où 80% des femmes sont alphabétisées. Le régime déjà très autoritaire de Hafez Al-Assad, le père de Bachar, avait, il est vrai, beaucoup misé sur
l'éducation. Dans la foulée du «printemps arabe», les manifestations pacifistes de 2011 ont commencé à être réprimées par les forces de sécurité de Bachar Al-Assad. On connaît la suite. Près de 300 000 morts en cinq ans.
En novembre et décembre, je suis tous les jours sur Facebook. On me demande des
nouvelles des personnes dont j'ai posté
l'histoire. Je regarde la page Facebook de Matina et du Leros Solidarity Network qu'elle a créée. Madelena a lancé un crowdfunding pour financer la rénovation de la villa Artémis. Nous recueillons 5 000 euros en un mois. Antoine est formidable. Un peu étonné au début, il est devenu un vrai soutien. Et m'encourage à retourner à Leros.
Nous avons décidé d'aller réveillonner
à Patmos le 31 décembre. Quand nous
arrivons, il pleut. Le lendemain, je file à Leros avec mon scooter. La villa Artémis a été rénovée. Madelena a fait repeindre les chambres par deux jeunes migrants, un
Marocain et un Algérien, qui, ne venant pas d'un pays en guerre, n'arrivaient pas à obtenir leurs papiers pour Athènes. Ils étaient ravis de faire quelque chose plutôt que traîner sur l'île. La cuisine est magnifique. Il y a maintenant une grande table, des chaises, une bouilloire, une machine à laver, un sèche-linge. Même s'il ne gèle jamais, l'hiver, en Grèce, est froid et le temps souvent humide. Les réfugiés arrivent grelottants, trempés le plus souvent. Les femmes peuvent laver leurs vêtements. Dans la villa, il n'y a pas d'hommes, elles enlèvent leur voile et se lavent les cheveux. Il faut acheter des sèche-cheveux !
Je tombe dans les bras de Matina. Elle me raconte qu'Alexis Tsipras est venu à Leros début décembre. Il lui a donné son accord pour qu'elle utilise des fonds privés – 20 000 euros levés grâce au crowdfunding d'une Américaine passée par Leros en septembre – pour rénover l'hôpital Pipka, situé tout près de la
villa Artémis.
Cela lui a permis de refaire les douches, les toilettes et d'acheter des lits pour accueillir
800 personnes.
Des habitants nommés
pour le prix Nobel de la paix
Au port de Lakki, les réfugiés ne sont plus entassés par terre dans la cour du poste de police. De grandes tentes blanches flambant neuves ont été installées par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Les ONG sont arrivées dans l'île. MSF, Samaritan's Purse, Echo Plus, Boat Refugee Foundation.
Suite en page 14
A Leros, un an avec les migrants
Suite de la pages 12-13
Le camp est une véritable ruche où travaille une cinquantaine de volontaires. En moins de deux mois, tout s'est organisé. Les Grecs aussi se sont mobilisés : les petites vieilles tricotent des bonnets de laine pour les nourrissons, les grands-mères apportent des marmites chaudes pour nourrir les refugiés, le boulanger fait deux fois plus de pain que d'habitude.
De Philadelphie, où elle enseigne le grec à l'université, la fille de Matina, Elektra Kostopoulou, émerveillée par le dévouement de sa mère et de tant d'autres, lance une pétition pour proposer les habitants des îles grecques au prix Nobel de la paix qui sera décerné en octobre 2016. Elle obtient 600 000 signatures d'universitaires du monde entier en quelques jours.
Cette fois, je ne reste pas longtemps en Grèce. Je dois rentrer à Paris dès le 10 janvier pour m'occuper de mes enfants. Juste avant Noël, Ghaidaa m'a envoyé un message sur What's App : elle est arrivée avec sa mère et sa fille en Belgique. Près d'Anvers.
Le 30 janvier, je prends le train pour aller la voir. Elle m'attend sur le quai, toujours aussi lumineuse. Nous marchons vers le foyer
d'accueil où elle est hébergée. Un petit building genre HLM. Elle vit dans une chambre au
troisième étage avec trois autres jeunes femmes. Je lui offre le parfum Hugo Boss dont elle rêvait.
Elle me raconte que, quand son mari était encore en vie, tous les soirs avant d'aller au lit, elle se parfumait. Sa fille Maïs, qui a 5 ans, rentre de l'école. C'est incroyable : elle parle déjà bien le flamand. Ghaidaa ôte son voile et me montre ses cheveux noirs qui lui tombent jusqu'aux reins. Aisha, sa mère, a préparé des pâtes avec des morceaux de légumes et des raisins secs. Nous déjeunons ensemble. Tout est délicieux.
De retour à Paris, j'essaye de retrouver sur Facebook celles que j'avais photographiées à Leros. En particulier Eliana, la jeune femme au sweat-shirt bleu, qui était enceinte. En février, un message d'un volontaire m'apprend qu'elle est arrivée en Suède début décembre. Je discute avec elle sur Messenger. Elle me raconte la route des Balkans, terriblement éprouvante. Avec Youssef, ils dormaient dans la rue. Parfois, ils étaient si déprimés qu'ils auraient préféré être morts. Eliana vient d'accoucher. Son bébé s'appelle Jean-Claude. Elle, c'est une chrétienne maronite, de nationalité libanaise. Son mari est syrien, chrétien lui aussi. «Est-ce que tu imagines retourner au Liban ? – Non, je ne peux pas. Ma famille et ma communauté rejettent les Syriens. Mon fils ne serait pas accepté. La vie est trop dure pour eux au Liban. Ils sont maltraités, détestés (il y a un million de Syriens réfugiés au Liban, soit un quart de la population, Ndlr).» En Suède, en attendant des papiers et la possibilité de travailler, on lui donne «juste de quoi manger, 6 euros par jour, chacun». En février, grâce à mes amis, je peux lui envoyer deux fois 300 euros par Western Union.
Je dois retourner à Leros soutenir Matina et Madelena. J'y arrive le 5 mars. Les choses ont bien changé. L'Europe n'accepte plus ces hordes de réfugiés. Le hot spot réclamé par l'Union européenne vient d'ouvrir. A la villa Artémis, je rencontre Aya, 23 ans, et son mari, Djihad, 32 ans, qui était professeur de français à Alep. Je lui demande si son prénom est courant en Syrie car, pour nous, il est synonyme de guerre. «Oui, me répond-il dans un français parfait. Djihad signifie «celui qui travaille beaucoup, qui atteint toujours son but». L'acception djihad, au sens de guerre sainte, ne vient qu'ensuite.» Le lendemain soir, ils prennent le ferry pour le Pirée. A leur arrivée à Athènes le matin, un employé des Nations unies leur propose d'intégrer le programme de relocalisation en Europe. Il leur faut désormais attendre.
Le 18 mars, l'Union européenne et la Turquie se mettent d'accord : la frontière entre la Grèce et la Macédoine est définitivement fermée. Toute personne débarquant illégalement sur les îles grecques sera désormais en état d'arrestation. Mon premier sentiment est le soulagement. Il n'y aura plus de noyés dans la mer Egée. Plus de femmes enceintes qui, à peine le pied posé sur le sol grec, sont emmenées à l'hôpital pour accoucher. Immédiatement, je repense au cercueil que Madelena a payé à ce père seul, assis, tétanisé, à côté de sa fille de 12 ans. Son épouse s'était noyée la veille. Je repense aussi à Leila, que j'avais rencontrée en janvier. Son conjoint et ses quatre enfants étaient morts, noyés. Elle hurlait. Et voulait renoncer, rentrer chez elle, en Irak, et mourir sous les bombes. Elle est finalement partie pour Athènes et a été prise en charge par MSF. Nous avons perdu sa trace.
50 000 réfugiés coincés
sur le sol grec
Le 30 mai, je suis retournée à Leros. Les touristes commencent à arriver. Tout doucement. Les hôteliers ont des réservations. Dans les tavernes, la vie reprend. Il n'y a plus de volontaires étrangers. Ils sont tous partis. Plus de 50 000 réfugiés sont encore sur le sol grec, 7 000 dans les îles, plus de 40 000 dans des camps autour de Thessalonique, au nord de la Grèce, ou dans des hôtels ou sous des tentes à Athènes. Je rencontre un volontaire australien qui revient de Turquie. Là-bas, on ne voit plus de réfugiés. Dans les stations-service, il est désormais interdit d'acheter de l'essence dans un jerrican. Les importations de bateaux ont été bloquées.
En images : Ceux qui restent à Leros
L. C.
In M le magazine du Monde


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