Face à l'escalade des tensions avec l'Ukraine et au risque de nouvelles sanctions occidentales, Moscou a de nouveau agité le spectre d'une coupure des livraisons de gaz à l'Europe, un scénario aux conséquences variables jugé crédible par les experts. Le ministre russe de l'Energie, Alexandre Novak, a déclaré vendredi qu'il y avait un risque que le gaz livré par (la compagnie russe) Gazprom pour l'Europe soit illégalement prélevé par l'Ukraine pour ses propres besoins. La Russie a déjà coupé mi-juin ses livraisons de gaz à l'Ukraine, qui refuse la hausse des prix imposée par Gazprom après l'arrivée au pouvoir de dirigeants pro-occidentaux et a accumulé, selon M. Novak, 5,3 milliards de dollars de dette. Cette décision fait craindre des perturbations des livraisons de gaz russe vers l'Union européenne, dont près de la moitié transite sur le territoire ukrainien, comme lors des précédentes guerres du gaz en 2006 et 2009. Dans cette situation de tensions, tout scénario est crédible, juge Colette Lewiner, experte énergie auprès du président de Capgemini. L'Ukraine a jusqu'à présent puisé dans ses stocks de gaz. Mais il est effectivement possible que le pays puisse, à un moment donné, puiser dans les flux de gaz qui sont destinés à l'UE si le pays n'est plus en mesure de satisfaire ses besoins, confirme Marie-Claire Aoun, directrice du Centre énergie de l'Institut français des relations internationales (Ifri). Quand vous êtes un pays au bord de la faillite et que vous voyez du gaz passer sous vos pieds alors que votre population meurt de froid..., renchérit un autre expert. L'Ukraine a reconnu récemment qu'elle ne disposait pas suffisamment de gaz en réserve pour répondre à ses besoins pendant l'hiver, mais elle s'était engagée fin juin à ne pas détourner le gaz livré à l'UE. Une telle manœuvre ne manquerait pas de soulever de nouvelles tensions, avec l'UE cette fois, alors que le pays souhaite relancer le processus d'adhésion à l'Otan et qu'il a sollicité une aide militaire des Occidentaux face à l'entrée de troupes russes dans l'Est séparatiste. L'Ukraine ferait mauvaise figure par rapport à l'Europe. Mais dans une situation de conflit, les aspects passionnels l'emportent parfois, relève Mme Lewiner.
L'Europe s'est préparée Thierry Bros, analyste senior sur les marchés gaziers à la Société Générale, juge inévitable une interruption du transit mais table plutôt sur une coupure d'une dizaine de jours au maximum, le temps pour les politiques de trouver une solution pour le remboursement de la dette de l'Ukraine envers Gazprom. Quant à l'impact d'une telle coupure pour l'Europe, il dépendrait de sa durée et de la rudesse de l'hiver. Il serait plus sévère pour les pays de l'Est que pour la France par exemple, qui dépend à moins de 15% du gaz russe. Si la crise se prolonge, les prix augmenteront fortement et l'Europe pourrait entrer en récession, estime M. Bros. Mais contrairement à ce qui avait prévalu en 2009, le Vieux Continent a amélioré sa capacité de réaction. Ses stockages sous-terrains de gaz sont bien remplis après un hiver doux. Jeudi, ils étaient pleins à 87%, de quoi assurer plusieurs dizaines de jours de consommation. L'Europe a également commencé à développer la circulation à flux renversés dans ses gazoducs afin de favoriser la solidarité envers les pays de l'Est. Ceux-ci pourraient être ainsi alimentés par du gaz venant d'autres sources d'approvisionnement. L'UE se prépare (...) depuis plusieurs mois, confirme Marie-Claire Aoun. D'autres sources d'acheminement contournant l'Ukraine existent aussi, comme le gazoduc Northstream qui relie la Russie à l'Allemagne et transporte déjà plus d'un tiers des importations européennes de gaz russe. Une fermeture de ce robinet apparaît peu vraisemblable. La Norvège, deuxième fournisseur de gaz de l'UE, pourrait compenser en partie une baisse des livraisons russes mais seulement à titre provisoire. A plus long terme, les pays fortement dépendants de la Russie pourraient diversifier leurs sources d'approvisionnement. Preuve de cette volonté, la Roumanie et la Moldavie ont inauguré un gazoduc entre leurs deux territoires, avec des premières livraisons attendues dès le 1er septembre. L'Europe peut enfin s'approvisionner sur le marché international du gaz naturel liquéfié (GNL). Mais cette solution a plusieurs inconvénients: son coût et des infrastructures encore insuffisantes.