Le 13 novembre 1960, quelque cinq cents enfants du village d'Amoudé, au nord-est de la Syrie, s'étaient entassés dans l'unique salle de cinéma de la ville pour voir un film égyptien. S'il y avait autant de monde, c'est parce que l'argent de la vente des tickets de cinéma devait aller au peuple algérien, alors engagé dans sa guerre de Libération contre le colonisateur. La tragédie est survenue pendant la projection du film, avec un terrible incendie qui allait emporter, sur place, plus de 200 vies innocentes, sans compter les victimes à venir. On a d'ailleurs très peu d'informations sur cet incendie dévastateur, et le seul récit qui m'est parvenu jusqu'ici est celui d'un confrère kurde que j'ai évoqué ici, il y a quelques années. Il nous faisait grief, à juste titre, d'avoir oublié, ou ignoré, le sacrifice des enfants d'Amoudé, qui avaient péri dans l'incendie d'un cinéma, lors d'une projection organisée en soutien à l'Algérie. Fawaz Hussain, l'écrivain kurde, a passé une partie de son enfance dans cette ville, et il doit à la chance, à son âge, ou à d'autres considérations de peu d'importance ici, d'avoir échappé au drame. Un drame qui l'a toutefois marqué puisqu'il est revenu sur l'évènement, plus d'un demi-siècle après dans son roman Les Sables de Mésopotamie, publié en France.(1) C'est un autre regard, sans doute plus détaché et certainement plus pertinent. «Mais le 13 novembre 1960, notre ville mérita pour de bon son nom d'Amoudé la Brûlée. Un immense incendie ravagea le cinéma, tranchant d'un seul coup deux cents à trois cents enfants d'à peine quelques petites années de plus que moi. L'Etat, qui soutenait la révolution algérienne, à des milliers de kilomètres de notre ville, avait obligé tous les élèves à acheter un billet pour envoyer l'argent collecté aux révolutionnaires du FLN. Le comble de l'absurde, c'était que le film projeté n'avait rien à voir ni avec la révolution ni avec les exaltations des colonisateurs français ou anglais. C'était un film égyptien(2) de mauvaise qualité dans lequel des voyous parlaient un dialecte à peine compréhensible et s'entre-tuaient pour des femmes vulgairement fardées et une poignée de guinées. Du jour au lendemain, un champ de pierres tombales poussa au sud de l'ancien cimetière où mon arrière-grand-père Hamé gisait. On enterra les corps non identifiés dans une fosse commune pour que chacun y pleurât tout son soûl, car toutes les familles étaient touchées par la perte d'un enfant ou deux. Le lendemain du drame, sur ma bicyclette d'enfant, j'allai voir le cinéma, situé à deux pâtés de maisons de chez nous. Les petites mains avaient laissé leurs signatures lugubres sur les murs en pisé encore debout. La fumée s'échappait par endroits des décombres. Des chaussures, des bras, des pieds calcinés jonchaient le sol. Heureusement pour moi que la mort ne me disait rien et que je ne comprenais pas l'ampleur de la catastrophe. De tous les quartiers de la ville, les pleurs montaient vers le ciel (…) On avait exposé les cadavres dans les cours des mosquées et les parents cherchaient un indice, un bout de tissu, une bague, un collier, une amulette pour les reconnaître (…) Les femmes s'arrachaient les cheveux et se lacéraient les joues avec leurs ongles. Elles hurlaient dans les rues comme saisies soudain par la folie. Les dignitaires religieux tentaient de les calmer en scandant que les enfants étaient des martyrs. On n'avait pas besoin de les laver, de les préparer à rencontrer Dieu Tout-Puissant (…) Plus légères que le coton, plus pures que les flocons de neige, les petites âmes tournoyaient déjà dans le firmament, dans un paysage où coulaient des fleuves de miel, de lait et où s'entassait en abondance tout ce qu'un être humain pourrait souhaiter dans la vie ici-bas ! Ces paroles soulageaient pour quelques secondes, puis la douleur de la séparation violente fusait comme la lave d'un volcan. La mort était plus vraie, plus intense que les versets et les promesses d'une vie meilleure.» Comble d'ironie, si le film égyptien n'y suffisait pas, le cinéma, ou la salle de projection comme l'appelle Fawaz Hussain, portait le doux prénom de Shéhérazade. C'était «une bâtisse oblongue en pisé et son toit, comme celui de toutes les maisons de la contrée, était fait de planches, de paille, donc très inflammable. Ceux qui l'avaient construite avaient pensé à une étable pour élever les vaches et les moutons. Ils n'avaient aucune idée de ce que pouvait être une salle de cinéma». Comme il n'y a pas de tragédie sans héros, le romancier a fait ressurgir celui que l'actualité et les médias qui la font ont volontairement mis de côté, voire enrobé d'un voile de mépris : «Plusieurs héros virent le jour, mais la ville ne retint qu'un seul nom. Les syllabes de Mohammad Daqori s'associèrent pour toujours à celles de l'abnégation, du sacrifice. Ce soir-là, un homme, beau, jeune, entendit des voix répéter que le cinéma d'Amoudé avait pris feu. En chemin, il rencontra son fils qui lui dit qu'il n'avait rien, qu'il était sain et sauf. Mais Mohammad Daqori allait d'un pas ferme à la rencontre de son destin. ‘'Fils, dit-il, tous les enfants et tous les jeunes d'Amoudé sont comme toi.'' Il brava les flammes et la fumée noire de l'enfer. Il prit deux enfants sous ses bras et les jeta dehors, loin des tentacules de la mort. La deuxième fois, il en prit trois. De partout, des voix l'interpellaient, criaient au secours. Des gémissements lui déchiraient les tympans, lui fendaient le cœur. Il y avait beaucoup de vies à sauver. Combien de fois fit-il la navette entre la vie et la mort ? Combien d'enfants semblables à son fils arracha-t-il aux griffes de l'ogresse insatiable ? Le héros voulait se multiplier à l'infini comme les flammes qui l'entouraient, il voulait avoir des milliers de bras. La température montait rapidement à cause des sacs de jute qui décoraient les parois et la fumée incandescente fit tordre les poutres métalliques. L'une d'elles s'affaissa dans un bruit d'enfer et le plaqua au sol, entraînant sa moisson d'innocence vers les méandres du néant. Ce jour-là, Rustemé Zal, l'un des plus prestigieux héros des anciennes légendes, entra dans la peau d'un Kurde de ma ville. Il prit le nom de Mohammad Daqori, un jeune homme de trente-deux ans, unique victime de cet âge.» Fawaz Hussain nous rappelle aussi que ce n'était pas la première fois qu'Amoudé payait un tribut aux guerres coloniales : «En 1937, pendant le mandat français sur la Syrie et le Liban, l'armée française s'était servi de son aviation pour bombarder Amoudé et des villages dont Tell-Habash, celui de mon grand-père maternel.» Amoudé n'est pas au bout de ses peines, puisque située au cœur des objectifs de la Turquie d'Erdogan. A. H. 1) Fawz Hussain – Les Sables de Mésopotamie (Points). 2) Dans l'un des rares articles consacrés au drame, il est fait mention du film égyptien Les Fantômes de minuit, sans doute à déconseiller aux enfants.