Lorsque le football focalise tout l�int�r�t, il devient presque ringard de vouloir entretenir la convivialit� des jours ordinaires en insistant sur des sujets qui, habituellement, divisent. En somme, pour rester dans l�air du temps et s��viter le f�cheux qualificatif de �rabat-joie�, mieux vaut consommer 100% de foot. Car durant un mois, il n�y aura d�autre �Qibla� que la Germanie, ni d�autres jubil�s pour communier, que les dieux des stades. D�cr�t� par nos journaux et nos �crans, cet ��tat de si�ge� sportif d�range s�rement certains esprits habitu�s � vaquer � d�autres m�ditations, par contre, ne donne-t-il pas un r�pit recherch� par les petites gens qui survivent dans un pays � la limite de la clochardisation ? Une sorte d�exorcisme �ph�m�re de la malvie qui permet quelques instants jubilatoires par le simple fait de partager la m�me passion avec tout le monde. Ce �tout le monde�, pour une fois pris au sens premier de ses trois mots, c�est-�-dire : la plan�te enti�re. L�on comprend par cons�quent qu�il reste peu de place � l�actualit� indig�ne, rel�gu�e provisoirement au rang de pr�occupation secondaire. Ainsi les gesticulations et la p�roraison d�un Premier ministre ne rencontrent qu�un sid�ral d�sint�r�t ; et tout se passe (enfin !) comme si le pays r�el d�pendait d�une tutelle autre (magique celle-ci), que la suzerainet� arrogante qu�il abhorre plus qu�il ne la respecte. Bref, le football devient, le temps d�une messe �cum�nique, un argument de dissidence civique et qui signifie aux politiciens le devoir de se taire puisque l�on joue dans les stades. Cependant, malgr� cette �tr�ve� quadriennale, c�l�br�e passionn�ment, le pays n��chappe pas � la constance du calendrier et ce qu�il est suppos� rappeler. L�on ne gomme pas impun�ment le mois de juin alg�rien, f�t-il occup� exceptionnellement par une coupe du monde. Et pour cause, les Djaout, Matoub Loun�s et Boudiaf en sont ses sanglantes �ph�m�rides. Dans l�ordre des jours, le 23 est plac� sous le signe du po�te, le 25 d�signe le barde iconoclaste et le 29 est r�serv� � la statue du commandeur. Une trinit� embl�matique pour un seul mois et dont on s�efforce impudemment d�enfouir le souvenir pour mieux r�ussir une capitulation de l�Etat, laquelle pr�tend faire de l�amnistie des crimes un nouvel ordre moral de la Nation. Ne sommes-nous pas, en ce juin 2006, plus que jamais expos�s aux assauts des pr�dicateurs politiques qui indexent la paix sur notre capacit� � l�oubli ? Ainsi � la perte humaine l�on voudrait y ajouter l�amputation m�morielle. Ce qui n�est rien d�autre qu�une atteinte � la dignit� postmortem des martyrs. Cette nation deux cent mille fois veuve n�a-t-elle pas le droit d�insister sur les comm�morations les plus parlantes ; et chacun de ses membres ne peut-il plus exiger le respect du souvenir ? Que ceux qui travaillent � faire table rase des outrages subis par la communaut� se rappellent qu�un pays se reconstruit d�abord sur les legs de ses Justes. En effet, c�est par la sublimation, la sanctification de leurs �uvres et leurs sacrifices qu�une soci�t� parvient � se r�armer moralement. M�me si l�on sait qu�il est pathologiquement malsain d�habiter en permanence les cimeti�res ou de faire de la fr�quentation exclusive des panth�ons la seule source de la r�g�n�ration, il n�en demeure pas moins que ce sont dans ces lieux du deuil et de la grandeur que se cultive la m�moire et que recule l�amn�sie. Dans le compagnonnage pesant de la mort, cette soci�t�, rompue s�culairement au malheur, a su toujours faire la part plus grande � la vie, mais sans rien oublier des grandes douleurs. Une fois l��motion surmont�e elle a refoul� les sentiments mortif�res afin de ne pas �tre t�tanis�e par eux et pouvoir rebondir dans la vie. Sauf que la m�moire est demeur�e intacte. Aujourd�hui, comme au lendemain de l�ind�pendance, cette soci�t� ne renonce jamais � l�aiguillon du souvenir. Et pour ce faire, l�on pourrait m�me �crire qu�elle fut imaginative. Multipliant les cryptes de la gloire et d�centralisant les panth�ons, elle a d�j� fait de ce vaste pays un t�moin implacable contre la barbarie de l�islamisme. Contre cette culture de la m�moire, le pouvoir politique n�y pourra rien et pour longtemps encore. Oulkhou pour Tahar Djaout, Taourit- Moussa pour Matoub Loun�s : voil� deux lieudits, deux hameaux dont la musicalit� des noms rappelle les discr�tes chroniques de Feraoun et qui depuis presque une d�cennie sont �lev�es au rang de boussoles de la libert�. Aux c�t�s de ces oasis de lumi�re o� reposent le po�te et le barde, il y a �galement le jardin officiel de l�immortalit� o� g�t le p�re initiateur de notre d�colonisation. Mais voil�, depuis un lustre, cette post�rit� du commandeur semble faire de l�ombre � nos officiels qui se font chaque ann�e moins nombreux � venir se recueillir sur sa tombe. Comme quoi, m�me les immortels gisants peuvent devenir des opposants encombrants ! A son tour, l�immortalit� sait �galement se venger de la vanit� des politiciens mortels et de leurs clercs, elle a choisi, comme par hasard, ce mois de juin pour faire entrer une Alg�rienne vivante dans le c�nacle d�une Acad�mie prestigieuse. C�l�br�e en France et en Belgique (elle est membre de l�Acad�mie royale de ce pays), appr�ci�e dans les universit�s am�ricaines o� elle est enseignante, la romanci�re et documentariste Assia Djebbar est �tonnamment ignor�e, voire boycott�e dans son pays. Pourquoi ? La question est troublante parce qu�il n�y a aucune certitude sur les raisons exactes. Certaines suppositions pourraient accr�diter la th�se du lobby �anti-francophone� qui serait parvenu � la diaboliser. Mais alors comment interpr�ter �l�ignorance� d�lib�r�e de sa cons�cration par la critique litt�raire francophone, sauf � la soup�onner � son tour de sectarisme ? Enfin si les faiseurs d�opinion de culture arabe peuvent objectivement se pr�valoir d�un tel boycott, a contrario, les universitaires r�gentant la critique des lettres fran�aises sont dans le plus mis�rable des ostracismes. La critique �tant faite, soit pour encenser soit pour �reinter, elle doit, dans tous les cas de figure, s�exercer. Autrement dit, il fallait parler d�elle quel que soit le jugement qu�on lui r�serve. En attendant, il n�est pas inutile de revenir sur la discorde linguistique dont on conna�t les d�g�ts qu�elle a occasionn�s � notre enseignement. Prendre ombrage de la persistance de la langue fran�aise a toujours �t� l�unique pr�texte pour biaiser le d�bat identitaire. Les bons arabophones connaissent pourtant l�immense po�te Adonis. Ils ont d� lire �galement son compagnon Salah St�ti�. Grand �porteur du feu� po�tique, lorsque la po�sie arabe, manquant de souffle et de renouvellement, se contentait des rimailleurs de cour, lui le novateur revendique son arabit� fonci�re, mais surtout sa �fen�tre fran�aise� sur l�humain. Au d�tour d�une lecture, on y rencontre cette r�flexion lumineuse sur les origines d�une mauvaise querelle et qui semble tout � fait �inspir�e� du cas alg�rien. �Tant que la langue fran�aise �tait langue du colonisateur, �crit-il, cette ombre �tait lourde, �tait opaque. La colonisation ayant reflu� pour faire place � une complicit� de tendresse, cette ombre est d�sormais transparente et l�g�re. L�autochtone ne faisant plus figure d�oppress� en usant de la langue consid�r�e nagu�re comme oppressive. (�) Si la langue est plus forte que l�identit�, il risque de perdre son identit� en cours de route et, coup� de ses racines, de n�aller que l� o� l�on n�a pas n�cessairement besoin de lui. Si au contraire les racines sont plus fortes, plus pr�gnantes d�identit�, alors il transportera cette identit� dans la langue de l�autre, la d�finissant peut-�tre mieux gr�ce � ce regard d�gag� : � la fois int�rieur et ext�rieur, complice et libre (�.)� N�est-ce pas l� un motif suppl�mentaire pour ne pas r�futer avec tant d�injustices, le travail de Assia Djebbar, elle qui est parvenue � aiguiser ce �regard d�gag� dont parle l�immense po�te arabe et � gagner en �complicit� � avec sa soci�t�, tout en �tant �libre� de souligner les d�fauts et les tares ? Mais au fait pourquoi parle-t-on de tout cela en ce mois de juin de la grand�messe du football ?... Il para�t justement que la France n�a plus d��quipe saignante et que Zidane, cet �Arabe qui cache la for�t�, comme on dit de l�autre c�t� de la M�diterran�e, a perdu de sa vista. Voila qui met un b�mol � notre narcissisme identitaire. A moins d�admettre qu�Assia Djebbar est un bon substitut et qu�elle fait m�me mieux, puisqu�elle est immortelle !