Gaspard, Kaspar, Casparà une pluralité d'homonymes exprimée dans des langues diverses, mais qui traduit un seul et unique drame, celui de ce jeune homme, retrouvé en 1828, traînant dans les rues de Nuremberg, dans un état sauvageon, presque nu et muet, et que les bien-pensants et les gardiens du temple d'alors ont voulu socialiser et normaliser, en faisant subir une furieuse torture mentale à son corps défendant. Il apparaît à travers cette pièce dramatique qui a été présentée dans la soirée de jeudi, dans le cadre de la 5e édition du festival international de Béjaïa, que cette entreprise n'a pas réussi étant donné que Gaspard, contraint toute sa vie à une réclusion inhumaine, dans une cave isolée et obscure, a du être assassiné, avant de livrer entièrement autant ses secrets originels, peut-être, un péché des mœurs bourgeoises d'alors, que les résultats de "laboratoire" auxquels il a été soumis par ses rééducateurs. L'homme, en effet, a retrouvé l'usage de la parole et eut des attitudes de "singe savant", mais il était mal dans sa peau, car plus il en apprenait, plus son monde se rétrécissait. Et pour cause ! En acquérant le langage, il a accédé à la grammaire de la société, sans pour autant en comprendre ni les bases, ni les signes. Encore moins à rentrer dans son moule. Une déchirure, d'autant que l'essentiel des "discours" qu'il a subis lui a paru sans sens réel, n'ayant perçu dans leurs mots que des stéréotypes langagiers. Pour son entourage, qui s'est évertué à lui façonner une identité sociale et le nourrir de normes, malgré ses élans lumineux, il est resté ce Kaspar, qui signifie en allemand clown, un illuminé, un moins que rien. Un texte profond, magistralement mis en scène par Roberto Ciulli qui, pour la démonstration, se garde, néanmoins, de la tentation de faire la leçon sur l'anticonformisme. Il en laisse, pour se faire, toute la latitude à son héroïne, devenue pour la circonstance "sauvageonne" et non pas "Kaspar le sauvageon", pour distiller les douleurs, voire la torture et dire tout le mal qu'il en pense. Le spectacle tire sa puissance non pas des dialogues, il en compte peu, mais de la dureté et de la froideur des scènes, filées dans une ambiance répulsive de clinique psychiatrique. Le spectateur n'y perçoit que la silhouette d'une femme frêle, sans défense, ballottée dans tous les sens, par des cols blancs aux chapeaux melons, obsédés sans rémission par leur projet de la conduire au firmament de la socialisation. Tout y est visuel, violent, insupportable, et souvent absurde. Et l'image qui l'exprime le mieux reste une horloge fixée sur le mur, avec des aiguilles qui n'avancent pas, et qui renseigne, au demeurant, sur l'immobilité du temps et donc des idées, ou encore ce pan de rail, qui vient de nulle part et qui ne débouche sur aucune destination. Du grand théâtre, du style, qui font de cette histoire vraie, celle de Kaspar, "l'orphelin d'Europe " une légende. La réunion d'un texte prenant, signé Peter Handke, doublé de la maestria de Roberto Ciulli dans la mise en scène, livré de surcroît par les comédiens du "Theater an der Ruhr" de Müllheim ne pouvait donner autre chose, sinon une œuvre culte. A voir absolument.