Si Boudjemaâ avait écouté sans ciller la tirade de son compagnon. Quand celui-ci s´interrompit, c´était pour s´arrêter sur le bas-côté gauche de la route, à un endroit où l´on pouvait avoir une vue plongeante sur un grand bâtiment blanc et bleu, niché au fond de l´oued. De grands bassins de décantation où bouillonnait une eau trouble expliquaient l´existence et la fonction de cette infrastructure. «Voilà, une station d´épuration d´eau!» expliqua Noureddine sur un ton professoral. «Grâce à elle, les villages situés en aval ne recevront pas les déchets des gens de Theniet El Had. C´est une bonne chose. Chaque oued devrait en posséder une. C´est un crime que de laisser les oueds devenir des cloaques à l´air libre. El Harrach est un exemple édifiant. Presque cinquante ans après l´Indépendance, il sent toujours aussi mauvais et on aura beau construire, dessus et autour, il est le symbole de la mauvaise gestion. Voilà ce que c´est de concentrer habitations et industries dans la même zone. C´est, bien entendu, "une séquelle du colonialisme", mais il faut ajouter à notre décharge que ceux qui ont pris le relais n´ont pas fait mieux et que les quartiers situés dans la zone de ce grand égout ont été complètement abandonnés: l´urbanisation sauvage, la prolifération des bidonvilles sur les rives de l´oued, ont donné naissance à tous les maux sociaux possibles et imaginables. C´est normal, quand ceux qui sont payés pour prendre les bonnes décisions vivent ailleurs, dans des zones protégées. C´est partout pareil! En Europe, en Afrique ou en Amérique, il y a des quartiers pour les riches et des quartiers pour les pauvres. Les premiers ont toute l´attention des municipalités qui dépensent tout leur budget pour les entretenir et améliorer le cadre de vie, et les seconds ne reçoivent que les visites sporadiques des services de police. Il y a même des quartiers de banlieue où la police n´ose même pas s´aventurer, sauf avec des renforts conséquents. Tu connais bien l´expression française: "Il pleut toujours où c´est mouillé!" Cela peut se vérifier chaque jour et à chaque tournant. J´ai été choqué, quand un jour le président d´APC avait décidé de tracer une route passant devant la villa qu´il s´est fait construire à l´extérieur du village, alors que la route principale était dans un état lamentable. Il avait présenté des arguments valables: la construction d´un CET à côté de chez lui. Les hommes politiques ont toujours des arguments en béton, si j´ose dire. Il avait privilégié le CET au détriment d´un village tout entier. Il fallait avoir du culot. J´ai eu la même réaction un jour en m´arrêtant devant l´unité Onalait de Birkhadem: la rue avait été soigneusement goudronnée à partir de la route menant vers Blida, jusqu´à une petite villa située au-dessus de l´Onalait. Les bonnes intentions n´ont pas osé descendre jusqu´à cette unité industrielle stratégique située en bordure d´un chemin plein de crevasses. Cette différence dans la gestion et dans le traitement des problèmes de la vie quotidienne est flagrante dans tous les domaines: l´urbanisation, la voirie, l´enseignement, la sécurité... Il y a toujours deux poids, deux mesures. Il n´y a que le ciel qui est commun à tout le monde, et si les gestionnaires pouvaient un jour changer le ciel, ils le feraient. D´ailleurs, tu as dû certainement entendre que beaucoup de gens qui s´enrichissent vont placer leur argent en Europe. Cela veut dire qu´ils ne voient pas leur avenir dans ce pays et qu´ils font tout pour qu´il n´y en ait pas un. Avant, les Européens venaient chercher le soleil au sud de la Méditerranée, maintenant, avec le réchauffement climatique, c´est le soleil qui s´invite chez eux. C´est pas de chance!»