Je me fais un plaisir d'inaugurer la nouvelle saison du Temps de lire (2014-2015) par le tout récent et magnifique travail de relecture, d'analyse et de réflexion de Mme Djoher Amhis-Ouksel; et il s'intitule joliment Tahar Djaout, ce tisseur de lumière (*), et avec quelle douce émotion nous le lisons! C'est là une première et brillante approche d'un texte faisant suite à d'autres «textes marquants de la littérature algérienne», ainsi que le note, à raison, l'éditeur Casbah. La lumière de la raison Publiée dans «Empreintes» - titre très significatif de la collection qui s'adresse «aux jeunes lecteurs, et particulièrement aux élèves des collèges et lycées», cette initiative psychopédagogique se propose de présenter succinctement l'homme (le regretté Tahar Djaout, poète, écrivain et journaliste) et quelques morceaux choisis de la substantielle moelle de son oeuvre engagée pour la Vérité et la Lumière de l'homme. Dans une conférence, Mme Amhis n'a pas manqué de prolonger l'effet de cet engagement en déclarant: «Djaout dans ses oeuvres s'est toujours engagé contre le détournement de l'histoire et en faveur de la différence et de l'apprentissage de la tolérance.» Son oeuvre compte plusieurs poèmes (publiés dans des revues et des anthologies), des romans, des nouvelles, des essais et de nombreux articles et entretiens sur la culture dans El Moudjahid et son Supplément culturel, Algérie-Actualité, Révolution africaine, Les Deux Ecrans, L'Actualité de l'Emigration, Ruptures,... Aussi pour décrypter le fin message de cette oeuvre totale de Djaout, devrait-on, ainsi que l'a évoqué Mme Amhis dans son travail, savoir que: «Plusieurs approches sont nécessaires pour trouver un fil conducteur. Une phrase attribuée à Ibn Khaldoun sera ce fil conducteur: «Il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison.»» Effectivement, en bien des points de son oeuvre, Tahar Djaout renforce ses intentions philosophiques et son sens aigu de l'histoire en s'inspirant - lui, homme de culture et d'échange de savoir qu'il était - de ses possibles lectures d'El Mouqaddima (Les Prolégomènes ou Introduction) d'Ibn Khaldoun, l'homme du xive siècle ap. J.-C. En effet, selon Ibn Khaldoun, «Le sens de l'histoire consiste à méditer, à s'efforcer d'accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements [...] Nul ne résiste à la force de la vérité. Il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison... (Mouqaddima, 6)» Incontestablement, le concept de Vérité - de «toute la Vérité» - qui sous-tend la pensée de Tahar Djaout est en quelque sorte une éducation acquise par lui et ancrée en lui, et l'on voit dans quel sens il l'utilise pour créer ou se créer le type humain algérien dont il rêve. En somme, la spécificité de l'oeuvre de Tahar Djaout témoigne humblement de l'intelligence, de la sensibilité et du talent ouvert au progrès et à la connaissance de l'auteur lui-même, l'enfant d'Oulkhou, près d'Azzefoun, l'enfant aussi et l'adolescent d'El Qaçba, zemân, tombé sous les balles «des destructeurs du pays», le 26 mai 1993, il y a déjà plus de vingt et un ans. Dans son roman L'Invention du désert (1987), peut-être devrait-on y déceler un avertissement mystérieux concernant l'avenir, car il parle d'«un jeune homme à l'esprit délétère qui porte, en plus du poids du ciel affalé sur le désert, une peine supplémentaire [...]. Une solitude l'enveloppe, lui tisse une aura d'étrangeté, l'exclut de la caravane. C'est pourtant à lui de trouver l'eau, la parole qui revigore, c'est à lui de révéler le territoire - de l'inventer au besoin. C'est à lui de relater l'errance, de déjouer les pièges de l'aphasie, de tendre l'oreille aux chuchotements, de nommer les terres traversées.» Et dans Petite fiction en forme de réalité, dans Ruptures no 16, 27 avril-3 mai 1993, on lit: «Dans la ville oppressante où il vivait et où il vit encore, le Rêveur avait échafaudé - Oh! Il n'ose plus le faire - des rêves sur la cité idéale où il aimerait vivre et voir s'épanouir ses enfants. Il y aurait d'abord de la verdure - arbres et pelouses - beaucoup de verdure qui fournirait l'ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des fleurs et les gîtes d'amour. Il y aurait des créateurs de beauté, de rythmes, d'idylles, d'édifices, de machines. [...] Mais la vie avait continué, avec son masque de laideur et de désillusion. Puis le rêve lui-même devint interdit.» Découvrir l'art de lire Alors, Mme Djoher Amhis-Ouksel, égale à elle-même, pédagogue scrupuleuse et lectrice consciencieuse, s'est, à la fois, passionnée pour «l'homme et l'oeuvre» et s'est attachée à nous faire partager les beaux et utiles moments de lecture, de plaisir et de découverte d'une littérature sobre mais sensible, fraîche mais pleine d'idées profondes et d'intentions parmi les plus authentiques de notre Algérie. À travers ses choix de lectures, et ici avec l'oeuvre de Tahar Djaout, elle s'évertue à montrer une Algérie riche et fière de son histoire, de sa civilisation, de sa société, de ses valeurs éducatives et culturelles, toute de splendeur multiple. Son but est de donner envie de lire à ceux qui ne connaissent pas Djaout. Le voici donc «ce tisseur de lumière» (titre emprunté à Youcef Merahi rendant hommage au poète martyr) avec et dans ses oeuvres, chacune d'elles présentée largement dans sa forme, dans ses thèmes, dans ses personnages, dans ses essais d'écriture nouvelle, expliquée dans le texte, chapitre après chapitre résumé, chacun suivi de notes pertinentes «À retenir», invitant le lecteur à lire, l'encourageant à apprendre à lire, l'incitant à découvrir l'art de lire. Les oeuvres proposées sont: L'Exproprié, Les Chercheurs d'os, L'Invention du désert, Les Vigiles, Le Dernier été de la raison (à titre posthume), Les Rets de l'oiseleur (nouvelles), «Tahar Djaout, poète»; il «incarne, écrit Mme Amhis, la liberté et le droit d'utiliser le Verbe sans entraves. La poésie imprègne toute l'oeuvre romanesque et lui donne une remarquable dimension». Des annexes et une bibliographie de Tahar Djaout complètent cette belle et juste vision de l'oeuvre d'un écrivain algérien jeune, déjà immense par son talent très particulier et ses oeuvres littéraires très denses. Le destin, détourné par la barbarie en a néanmoins confirmé la splendeur de son amour pour son pays, son peuple et sa culture. Que faut-il en penser encore? «La mère de Tahar Djaout, nous rapporte Mme Amhis, lors du 40e jour, a prononcé ces mots: «win yanghan gmas, achou l faïdha igouvi, Celui qui a tué son frère, quel bien (bénéfice) se refuse-t-il?» Il est clair, comme dit le bon sens paysan chez nous: «Ne ressent le feu de la braise que celui qui l'a sous la plante des pieds.» Oui, encore une fois, nous ne connaissons pas assez nos auteurs, nos «plumes intègres», hélas! Combien de fois encore faut-il demander la mise en place permanente d'un suivi de la promotion du Livre Algérien, des livres algériens sans exclusive, sans préjugés, sans choix, parfois avec un choix douteux, des livres, des auteurs ou des éditeurs. Le culte du Livre Algérien est piété pour la gloire de l'Algérie moderne forte, ouverte au progrès et au vivre-ensemble. Non, ce n'est pas «un rêve en forme de folie» comme le pense aussi dans Le Dernier été de la raison le personnage Boualem Yekker qui veut dire «L'Homme à l'Etendard, debout». Ce personnage sensé, «porte-parole de l'auteur», rêve d'une cité «où il aimerait vivre et voir s'épanouir ses enfants.» Mme Djoher Amhis clôt ainsi sa généreuse présentation de Tahar Djaout, ce tisseur de lumière. Mais rien n'étonne l'honnête et libre personne de ce que Mme Djoher Amhis-Ouksel a d'énergie morale et physique et de convictions intellectuelles de pédagogue professionnelle, - cette femme auteur de manuels scolaires et qui est surtout femme écrivain ayant rédigé son émouvante autobiographie Le Chant de la Sitelle. Elle ranime l'espoir, là où elle exerce sa sympathique et utile personnalité de grande dame de l'éducation et de la formation et, à l'évidence, de la culture. Oui, je dis femme écrivain, femme auteur, non «écrivaine», non «auteure», comme on doit dire femme poète et écrivain algérienne. Oui même, je sais cette coquetterie ridicule à la mode dans la patrie de la langue française, mais étant Algérien et qui plus est je ne suis pas «de l'Académie française», je ne me permets pas de disconvenir au bon usage de la grammaire française. Il nous est souvent reconnu cette qualité dans les Universités comme dans les rues et les quartiers des villes de France que nous parlons le français mieux que les Français. Puis-je ajouter: on dit «Mon médecin m'a délivré une ordonnance.» Et si c'est une femme médecin, qui oserait dire sans rire: «Ma médecine m'a délivré une ordonnance.»? Par ailleurs, j'ai lu et noté que «écrivaine» est du style ironique: «Vite mes savates! je sens le poème! s'écriait une écrivaine, d'ailleurs charmante (Colette, Trois, six, neuf, p. 34).» «L'oiseau sur l'olivier», ce fut Tahar Djaout dans Les Mots migrateurs (OPU, 1984). (*) Tahar Djaout, ce tisseur de lumière de Djoher Amhis-Ouksel, Casbah-Editions, Alger, 2014, 255 pages.