Il est très improbable qu'elles soient présentées dans le contexte actuel caractérisé par un malaise diplomatique inédit. Etrange malaise où ce qui éloigne est rangé publiquement, au plus haut niveau de l'Etat français, bien derrière ce qui est susceptible de rapprocher. Pourtant, jamais avant les visites d'Etat ou de travail effectuées à Alger par les présidents Giscard d'Estaing (1975), Mitterand (1981), Chirac (2003), Sarkozy (2007 et 2012), Hollande (2012 et 2015) et Macron (2017 et 2018), puis celles effectuées à Paris par les présidents Chadli (1983) et Bouteflika (2000), on n'a tant exprimé le souhait de solder les contentieux, d'apaiser les tensions et de réconcilier les mémoires. Jamais les nécessités économiques et les considérations humaines n'ont fait jaillir autant d'attentes en matière d'investissement et d'échange. On n'a que le choix entre l'économie, l'éducation, la formation, la culture, la santé, les infrastructures, l'histoire, la mémoire, les archives, la sécurité, la lutte contre le terrorisme et autres... Or, de ces conditions et opportunités propices au fameux partenariat stratégique brandi dans les déclarations officielles, nous voyons sortir outre -Méditerranée, en 2021, un énorme gâchis avec les propos tenus le 30 septembre par le président Emmanuel Macron devant 22 descendants de harkis, militaires français et nationalistes algériens. Ces propos accréditant l'idée saugrenue de l'inexistence d'une nation et d'un Etat algériens avant 1830 singent ceux auxquels les Algériens sont habitués depuis cette date. Qui faut-il incriminer? Les préjugés tenaces, ou bien la tentation de séduire une opinion publique française peu éclairée sur les faits de l'histoire et sur les vrais enjeux de la relation algéro-française? En vérité, il semble bien que derrière ce dérapage se cache une crispation de la volonté politique de regarder avec lucidité le passé colonial. Seules en effet une obsession de l'immédiat et les contingences superficielles empêchent les officiels français d'apercevoir dans les lointains de l'espace maghrébin et dans les profondeurs du passé algérien les repères permettant de refonder à coup sûr une relation amicale très ancienne qui a commencé en 1628 avec la signature d'un traité de paix et de commerce entre le représentant du roi Louis XIII et celui du Pacha Hossein. C'est pourquoi les moments marqués par le désir de nouer avec l'Algérie des liens solides destinés à durer plus que leurs initiateurs ont été très rares. Depuis 1962 et le coup d'arrêt donné au plan de Constantine annoncé le 3 octobre 1958 par le général de Gaulle lors d'une visite en Algérie en pleine guerre de libération, les investisseurs ne se bousculent plus. En effet, l'horizon des entreprises françaises ne dépasse guère celui des contrats commerciaux et du profit immédiat. Chose plus grave, les politiciens dont le rôle essentiel est pourtant de prévoir, ont pris les mêmes habitudes. Dans le système politique qui est celui de la France, ils ont plutôt tendance à ne pas viser plus loin que les échéances électorales. Toutes leurs initiatives en matière de coopération algéro-française sont généralement à l'échelle du court et du moyen terme, alors qu'un partenariat stratégique, si fréquemment évoqué, ne peut advenir que sur des bases moins éphémères parce que ses répercussions se propagent lentement, avec des effets positifs qui agiront pendant une très longue période. Qu'est-ce qui empêche alors la France officielle de venir à bout de cette crispation de la volonté politique et de s'engager avec l'Algérie dans une aventure bienfaisante pour les deux pays, aussi bien dans l'ordre économique que dans l'ordre humain? C'est principalement l'impuissance des gouvernants à rompre avec les représentations véhiculées par le vieux discours colonial sur l'Algérie, alors même que des historiens et des chercheurs français et non français reconnus se sont démarqués depuis bien longtemps de ce discours. Cette impuissance vient d'être constatée à nouveau le 30 septembre 2021 à travers des propos du président français qui n'a pas hésité à reprendre à son compte l'un des mythes fondateurs de l'Algérie française, confondant allègrement l'histoire et ses critères avec la mémoire et les sentiments qu'elle charrie. Par cette confusion, il a préféré se servir de l'affect mémoriel pour influencer des électeurs en prévision de l'échéance présidentielle du 10 avril 2022, au lieu de s'attacher à éclairer des citoyens. Ce n'est pas là une médisance envers ce président, mais le constat avéré d'un outrage commis envers les Algériens. Pourtant, l'auteur d'un tel outrage est le seul président français à être né bien après la guerre d'Algérie, en 1977. Il est également le seul à avoir eu vraiment l'audace de casser un tabou en qualifiant à Alger même, dès février 2017, la colonisation de «crime contre l'humanité», affirmant que la France devrait «présenter ses excuses à l'égard de celles et ceux envers lesquels nous avions commis ces gestes». (http: //www. le figaro.fr). La confession de Stora Il a reconnu également le 13 février 2018 et le 2 mars 2021 la responsabilité de l'Etat français dans la torture et l'assassinat de deux figures de la lutte anticoloniale en Algérie: Maurice Audin (mort le 21 janvier 1957) et Ali Boumendjel (mort le 23 mars 1957). C'est encore lui qui a déclaré le 18 septembre 2018 à propos des atrocités commises en Algérie par l'armée française dans le cadre des pouvoirs de police que le Parlement lui délégua en 1956: «Il importe que cette histoire soit connue, qu'elle soit regardée avec courage et lucidité.» C'est enfin M. Macron qui, dans cette perspective précisément, a confié à l'historien Benjamin Stora «une mission pour la rédaction d'un rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie.» Pourquoi alors ce revirement du 30 septembre qui va à contre-courant de ce qu'il dit dans la lettre remise le 24 juillet 2020 à M. Stora en ces termes: «Je souhaite m'inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien»? Est- ce par calcul, pour séduire les électeurs de l'extrême droite qui grimpe dans les sondages? Ou bien tout simplement par ignorance de la signification qui s'attache aux concepts de mémoire et d'histoire? Disons d'emblée qu'il ne s'agit pas d'ignorance. Car, en homme avisé, M. Macron sait parfaitement de quoi il parle. Il sait,notamment faire la différence entre l'histoire et la mémoire. Il l'a montré clairement en 2000 déjà dans sa présentation de l'ouvrage consacré par le philosophe français Paul Ricoeur (1913-2005) à la Mémoire, l'histoire, l'oubli (in Esprit, 2000). Il y dit en substance: «Si l'histoire est une science de l'homme (avec ses critères de scientificité) travaillant sur un substrat politique, économique, culturel ou social, la mémoire quant à elle relève du psychologique, de l'impression, d'une pratique qui peut être individuelle ou collective (...). L'acharnement à justifier la conquête Les rapports entre la mémoire et l'histoire n'ont cessé de révéler leur complexité et de susciter des enjeux polémiques particulièrement vifs.» M. Macron précise: «La mémoire est la matrice de l'histoire mais son omniprésence peut rendre l'analyse historique difficile...». C'est dire qu'il n'ignore certainement pas que s'il n'y a effectivement d'histoire de l'Algérie coloniale qu'entre 1830 et 1962, il y a en revanche plusieurs autres épisodes d'une longue histoire nationale, antérieurement à cette période, que les colonialistes se sont acharnés à falsifier pour justifier la conquête et l'occupation. Et que cette histoire se confond d'abord avec celle de l'Afrique du Nord antique, ensuite avec celle des royaumes maghrébins jusqu'à la fin du XVe siècle et, enfin, avec celle de l'empire musulman dont notre pays a fini par se détacher complètement durant les 159 années qui vont de 1671 à 1830. Il est fort probable que M. Macron n'ignore pas non plus que dans le courant de l'époque moderne, les relations de son pays avec le nôtre furent des relations d'Etat à Etat comme le reconnaissent explicitement des historiens français. Dès 1535 en effet, des accords commerciaux ont été conclus entre Alger et Paris. Pour la seule période 1640- 1820, E. Plantet (1855-1934) en a recensé pas moins de 57. Ironie de l'histoire, l'un de ces accords fut conclu le 30 septembre 1800 entre le commissaire français au commerce Dubois -Tbainville et le Dey Mustapha pour une durée d'un siècle (cf. H. Djiar, 2012). Ce même historien a publié en outre, en 1889, un ouvrage remarquable sur la correspondance des Deys d'Alger avec la cour de France (1579-1833), ainsi qu'un autre ouvrage, en 1930, intitulé: Les consuls de France à Alger (1579-1830). Ces travaux prouvent que l'histoire ne fabule pas, et qu'il y avait bien un Etat en Algérie avant l'occupation française, avec les caractéristiques qui étaient les siennes dans les contextes de ces époques lointaines, lesquels étaient bien différents de ceux d'aujourd'hui, partout dans le monde. Des vérités toutes faites C'est dire que les propos tenus le 30 septembre 2021 par le premier représentant de la République française ne reposent pas sur des faits historiques. Aussi, contredisent-ils les universitaires et les chercheurs qui se sont attelés dès les années 1930 à relire les évènements, apportant ainsi des indications susceptibles de servir aujourd'hui à alléger la relation algéro-française des inhibitions infligées par ce qu'il y a de plus sombre dans l'histoire commune. Ils l'ont fait en démasquant les «vérités toutes faites» assénées par les doctrinaires de la colonisation et en démontrant leur inanité. C'est ce qu'ont fait par exemple, coté algérien, Moubarak el Mili (1929) et Toufiq el Madani (1932). C'est ce qu'ont fait également, coté français, Charles-André Julien (1931) et J.C Vatin (1974). Tous ont révélé le caractère partiel de l'histoire de l'Algérie telle qu'elle a été généralement présentée pendant l'occupation. A propos de cette histoire, J.C Vatin souligne qu'elle est considérée «seulement (comme) l'étude des Français d'Algérie», c'est-à-dire qu'elle «a mis un bon siècle avant de faire (enfin) place aux Algériens en tant que sujets historiques. Non qu'elle les ignore cent ans durant, mais parce qu'elle ne les voit et ne les présente que pour mieux justifier la colonisation». Voilà pourquoi les officiels français ont, aujourd'hui, le devoir de tenir compte des «critères de scientificité» de la matière historique que M. Macron lui-même reconnaissait en 2000 déjà (cf.supra). Et aussi d'être attentifs à ces penseurs de l'histoire anticolonialiste qui se sont dressés courageusement entre 1929 et 1932 contre une propagande intense ayant connu son apogée à la faveur du décret du 25 avril 1929 instituant «un comité de propagande chargé d'étudier les moyens d'associer la France entière à la commémoration du centenaire de l'Algérie». Pour toutes ces raisons, les propos de M. Macron sont inacceptables pour les Algériens qui ne comprennent pas non plus comment «un travail de mémoire, de vérité et de réconciliation» peut-il être entrepris sérieusement dans un climat où, dit B. Lefevbre dans le Figaro, M. Macron «ne cesse de brouiller les pistes, déclarant une chose et son contraire». Quel sens peut-on donner dès lors, côté algérien, à la commémoration à Paris par le président français du 60e anniversaire du massacre perpétré par la police contre des manifestants algériens le 17 octobre 1961? À vrai dire, celle-ci s'inscrit dans une logique de reconnaissance et non pas d'excuses ou de repentance. Pourquoi? Parce que, selon B. Stora, auteur du rapport remis au président Macron le 20 janvier 2021, ces dernières ne serviraient en rien à calmer les mémoires blessées si l'on se réfère à l'exemple du Japon et de la Corée du Sud. À cet argument en faveur du refus de présenter des excuses ou de consentir à la repentance, se greffent trois autres: 1- l'affirmation du « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord», consacré par la loi du 23 février 2005; 2- l'affirmation de l'inexistence de l'Algérie avant 1830, reprise au plus haut niveau de l'Etat français le 30 septembre 2021; 3- l'affirmation du ressentiment des pieds- noirs dont la mémoire serait aussi meurtrie que celle des Algériens, comme l'a déclaré en 2012 le président Sarkozy au cimetière de Bologhine (ex-Saint- Eugène) à Alger. Ces arguments sont-ils de nature à convaincre les Algériens et à emporter l'adhésion des historiens professionnels? À l'évidence non. Car sur le rôle et les réalisations de la colonisation si souvent évoqués, ils ont été certes positifs, mais essentiellement pour les Européens d'Algérie. Concernant les propos du 30 septembre 2021 tenus par M. Macron, leur inanité n'est plus à démontrer. Quant aux sentiments des Européens d'Algérie, leur caractère compréhensible sur un plan strictement humain, n'autorise pas à faire un amalgame entre l'agresseur et l'agressé, le propriétaire des lieux et l'intrus, le bourreau et la victime. Les flots de sang Quoi qu'il en soit, le déblocage du dossier mémoriel algéro-français bute sans aucun doute sur des considérations de politique intérieure. Mais il bute surtout sur une mentalité nourrie de génération en génération par une doctrine figée dans une pseudo-vérité historique élaborée de longue date par les théoriciens de la colonisation. Malgré la guerre d'indépendance et ses flots de sang et de larmes, l'état d'esprit de la conquête du XIXe siècle ne semble pas avoir disparu outre-Méditerranée où l'opinion publique n'a pas tout à fait pleine conscience du monde colonial. Car ce dernier a toujours été enseigné sous l'angle de la prétendue «mission civilisatrice» de la France. C'est d'ailleurs cet état d'esprit qui a fait échouer toutes les tentatives de réformes faites en Algérie au cours de la période de 40 ans qui va de 1919 à 1959. Tant qu'il persiste, et tant que le législateur français ne se résout pas à poursuivre l'effort engagé à travers la loi 2001-431 dédiée à la traite négrière et l'esclavage, en l'élargissant au triste sort des Indigènes d'Algérie, les pieds-noirs et leurs descendants ne cesseront pas de vivre dans le souvenir de la conquête et d'un paradis perdu, tandis que les extrémistes de droite continueront à faire commerce d'un dossier qu'aucun président de la Ve République n'a réussi à régler. La France et l'Allemagne Pourtant, une telle mentalité est, aujourd'hui, surannée. Elle peine à dissimuler deux évidences simples: 1- la première est que, désormais, l'Algérie n'est plus un département français depuis bientôt 60 ans; 2- la seconde est que, malgré cela, la France officielle s'obstine à ne pas tirer les leçons des échecs passés dans la gestion de ses rapports avec l'Algérie, afin de bâtir une relation exemplaire comparable à celle du couple franco-allemand. C'est que celle-ci n'a été possible que grâce au courage politique des dirigeants de la République Fédérale d'Allemagne de renoncer définitivement à la mentalité belliciste et de tempérer le complexe de supériorité qui se sont traduits dans le passé par trois guerres ayant opposé leur pays à la France en 70 années à peine. Trois guerres ayant fait des millions de morts, handicapés, disparus, veuves et orphelins et causé des destructions matérielles inouïes. Malgré cela, et bien que l'Allemagne ait été lourdement sanctionnée en 1918 et en 1945, le premier chancelier de la RFA, née en 1945 de la fusion des zones d'occupation anglo-américaines, Adenauer (1949-1963), n'a pas hésité à lancer en mars 1950 une initiative historique de rapprochement avec l'ennemi héréditaire que représentait la France. Cette initiative ouvrit un long processus ayant débouché, après plus de 40 ans (1951-1992), sur le traité de Maastricht qui créa l'Union européenne et dont Paris et Berlin sont, en 2021, les capitales motrices. À quoi un succès aussi considérable a-t-il tenu? Il a tenu à la volonté politique et au fait que les gouvernants allemands n'avaient pas compté seulement pour les propres sentiments et intérêts de leur pays. Ils avaient compté aussi avec ceux de la France envahie, humiliée, et meurtrie à trois reprises: 1870, 1914 et 1940. Voilà en tout cas une expérience significative inspirante à laquelle, toutes proportions gardées, les gouvernants français peuvent se référer dans leur façon de concevoir leur politique algérienne à l'époque actuelle. C'est à une véritable révolution morale qu'ils doivent donc se résoudre à travers un travail d'adaptation aux conditions démographiques, psychologiques, sociales, économiques...qui sont celles de l'Algérie et de la France d'aujourd'hui.