La ville chère au grand musicien Khemaïs Ternane abrite, depuis le 19 novembre dernier, une émouvante commémoration du 70e anniversaire de la mort du baron Rodolphe d'Erlanger. Mort le 27 octobre 1932, le défunt a joué un rôle déterminant dans l'organisation du 1er Congrès de la musique arabe du Caire et ce, du 28 mars au 3 avril de la même année. Evénement d'une dimension insoupçonnable, cette manifestation, dont il assura une organisation des plus méthodiques malgré une frustrante maladie, est la première du genre à prendre en charge, sur des bases scientifiques, la musique savante arabe. Auteur de six volumineux tomes sur un patrimoine qui lui tenait à coeur, il proposa alors, dans les deux derniers volumes d'un travail colossal qu'il intitula La Musique arabe, une nomenclature classifiée de tous les éléments d'une musique artistique arabo-musulmane née vers le milieu du XVIe siècle. Un art savant et maniéré mais qui n'aura disposé, depuis, que «de la seule tradition orale comme moyen de transmission ; ses principes et ses règles n'ayant jamais été codifiés». Grâce à une connaissance parfaite du monde musical arabe de son époque, écrira à son propos, en août 1957, Mohammed Al-Mannoubi Al-Sanoussi, «le baron Rodolphe d'Erlanger était arrivé à arracher aux musiciens érudits - généralement jaloux de leur savoir - une documentation assez fournie. Ce qui lui a permis d'en déduire, par classification, analyse et recoupements, les éléments et les principales règles d'un système mélodique si particulier que les musiciens d'Occident l'ont souvent considéré comme incohérent, faute d'en avoir découvert le mécanisme et saisi les tendances.» A un moment, souligne la même source, où l'art dont il s'était attaché à classifier les éléments, codifier les règles et préciser les formes, était un art menacé de déclin. A l'instigation, on s'en doute, de l'hégémonisme du cinéma égyptien qui, dès les années 30, allait contribuer pour beaucoup à favoriser la transformation des goûts musicaux. Pour Mohammed Al-Mannoubi Al-Sanoussi, l'exécution traditionnelle portée par la transmission orale d'un répertoire de devanciers lointains et parfois anonymes allait favoriser, durant cette période, l'émergence d'artistes d'un type nouveau: «Des artistes qui interprètent des oeuvres composées par eux-mêmes avec le concours de poètes chansonniers dont l'art tout nouveau est vite devenu une profession lucrative.» C'est, à l'évidence, sous la direction éclairée du défunt, que furent jetées les bases de l'organisation du 1er Congrès de la musique arabe du Caire. Des assises d'une importance capitale pour la musique savante, des assises qui ont vu la participation de nombreux pays de la région. A leur tête, l'Algérie qui a été représentée par l'ensemble de Tlemcen sous la direction de cheikh Larbi Bensari, le Maroc, la Tunisie, l'Egypte et l'Irak. Ce n'est donc pas sans raison si l'hommage au baron Rodolphe d'Erlanger coïncide avec la commémoration du 70e anniversaire du Congrès du Caire. Principal organisateur de cette importante manifestation sous l'égide du ministère tunisien de la Culture, des Loisirs et des Sports, le Centre des musiques arabes et méditerranéennes l'a voulu ainsi. Sauf que si le Maroc, la Tunisie, l'Egypte et l'Irak sont présents au pays de Lotfi Bouchenak, l'Algérie n'a pas été associée. La création du Centre des musiques arabes et méditerranéennes sur le site enchanteur de Sidi Boussaïd a été accueillie avec une très grande satisfaction et autant de fierté par notre pays. Un événement des plus salutaires, en ce sens qu'il existe des urgences, des enjeux au plan scientifique. Sauver le patrimoine musical tunisien de la déchéance et de l'oubli et faire voler en éclats la mise sous séquestre de la mémoire musicale commune telle est, par ailleurs, la mission expressément dévolue au Centre des musiques arabes et méditerranéennes. La musicologue algérienne Nadia Kasbadji-Bouzar justifie cette création par la possibilité qu'elle offre pour l'émergence d'une véritable stratégie et par le fait qu'une émancipation scientifique et technique passe obligatoirement par des institutions officielles de cette dimension. Enfin, l'espace muséal de ce centre a été conçu de telle manière à transcrire mélodieusement, à travers ses dédales, la vie du baron Rodolphe d'Erlanger et l'histoire de la musique arabe.