L'histoire contemporaine de la région de Kabylie se confond indubitablement avec le chantre révolutionnaire Matoub Lounès, cède au mot infernal jusqu'au chambardement, tribun de l'amazighité, immense figure algérienne d'un combat libérateur de la conscience identitaire profonde, assassiné le 25 juin 1998 sur la route menant de Tizi Ouzou à Ath Douala à quelques kilomètres de son village natal. Matoub est incontournable. Il est présent là où l'on va. “J'aime bien Zohra, oui…”, nous dit Selma, une jeune fille originaire de Béni Douala, que nous avons rencontrée à Tizi Ouzou et qui nous parlait de la chanson kabyle. “Mais je préfère Matoub !” tranche-t-elle. Eternel Matoub Lounès. Les jeunes le découvrent avec émotion aujourd'hui, quand les moins jeunes connaissent son répertoire de chants par cœur, sans cesse le reprenant afin de ne point l'oublier. “Tu nous manques tant, Matoub !” murmure-t-on encore un peu partout, et certains sont affectueux jusqu'aux larmes. “On me considère comme le chanteur le plus populaire de mon pays, et pourtant, je reste interdit d'antenne. Paradoxe étonnant...”, écrivait le baroudeur des mots Matoub Lounès dans son ouvrage autobiographique le Rebelle. L'ensemble de la Kabylie, une des provinces d'Algérie qui renferme également une énorme partie de l'histoire du pays, une population jeune et dynamique, des potentialités touristiques de grande beauté, vit en réalité un paradoxe elle aussi à l'heure actuelle où, de prime abord, l'on croirait que la population est restée bloquée à des événements qui l'ont gravement secouée il y a huit ans, figée ainsi dans le temps bien malgré elle. Les jeunes ? Pour beaucoup, pas de travail, pas d'argent, pas de perspectives, et l'horizon est connu. Il se limite à la destination recherchée le plus ici, celle de l'Afrique du Sud via Le Caire, jusqu'à Maputo d'où l'on peut continuer à pied pour arriver à l'éden promis et décrit par ceux qui sont partis là-bas. Depuis la wilaya de Tizi Ouzou les plus âgés ont rejoint, eux, d'autres wilayas pour chercher un travail, devenu extrêmement rare par manque de chantiers d'envergure. Un programme spécial existe pourtant, largement couvert financièrement par l'Etat. Mais c'est à cause de l'absence d'importantes entreprises que les chantiers ne sont ni abondants ni créateurs d'emplois en grand nombre, rapporte-t-on ici dans les cercles proches des affaires. Les entités industrielles locales ont compressé à la limite du supportable. L'ex-Cotitex (textiles) est transformée en cotonnière, des 5 000 travailleurs des années 1990, il n'en reste à présent qu'environ 600, et l'Eniem (électroménager) de Tizi Ouzou essaie de se maintenir à flot mais en verrouillant le recrutement, en encourageant les départs volontaires, etc. Même pour l'olivier se pose un problème Le manque de terrains d'assiette n'arrange pas les choses, non plus ; l'Etat ne possède plus d'espace où construire, et quand on sait que l'on a dû chipoter un bout de terrain à la maison de la culture de Tizi Ouzou pour bâtir la station de radio Djurdjura (en voie de réalisation) l'on comprend que, de fait, les investisseurs ne se bousculent pas au portillon. Relation de cause à effet : la mise en route des 100 locaux par commune, inscrits dans les programmes de développement communaux, piétine. Quant à l'agriculture, parent pauvre de la région, elle ne subsiste que par la culture de l'olivier, ou un peu la pomme de terre que l'on trouve surtout dans l'axe Tadmaït- Azazga, la culture de la pastèque à Draâ El-Mizan et aux Ouadhias, et très peu de culture vivrière (principalement cardes et oignons) par insuffisance d'eau et de systèmes d'irrigation. Or, même pour l'olivier se pose un problème, avons-nous appris auprès de certains fellahs. Ne disposant pas de moyens adéquats, ces derniers continuent à procéder à la récolte de l'olive de manière intensive et à l'aide de la gaule, procédé archaïque qui compromet la floraison l'année suivante, et cela sans compter que la mouche de l'olivier poursuit ses ravages, aucun traitement n'étant appliqué pour son éradication. Enfin des incendies très graves ont emporté sur leur passage plusieurs centaines d'hectares d'oliviers, par exemple dans des endroits aussi réputés pour la cueillette de l'olive qu'Aït Yahia Moussa, Béni Zmenzou, Maâtkas... Le tableau n'est pas rose, on le voit, mais nombre d'habitants se réjouissent, soulignent de vieux Kabyles que nous avons pu aborder dans un des innombrables cafés maures de la ville des Genêts, de ce que la situation commence à changer radicalement depuis quelques années, progressivement, à la faveur d'un programme dynamique de développement dans le cadre du nouveau plan quinquennal. Déjà pour l'année 2009, 52 projets de proximité de développement rural intégré (PPDRI) toucheront 79 localités, 12 671 ménages et une population de 76 026 personnes situées à travers 57 communes sur les 67 que compte la wilaya de Tizi Ouzou. Ces projets visent la modernisation ou la réhabilitation des villages et ksour, la diversification des activités économiques en milieu rural, la protection et la valorisation des ressources naturelles et la protection et la valorisation du patrimoine rural matériel et immatériel, et sur lesquels nous reviendrons dans nos prochaines éditions. Des moments de bonheur, si courts soient-ils Après des épisodes particulièrement pénibles il y a huit ans, il apparaît que la population a pu renouer peu à peu avec un quotidien de vie plus ou moins à l'instar des autres régions du pays, avec cette désillusion que l'on connaît vis-à-vis des élus locaux, nettement perceptible, et comme beaucoup d'APC font leur travail de proximité aussi mal ici qu'ailleurs, alors c'est parfois la djemaâ qui sert d'exutoire. Takheribt, dans la commune de Maâtkas, est un exemple. C'est un village où la plupart des hommes valides sont partis, 80% des jeunes restants sont non diplômés, mais c'est surtout la djemaâ qui essaie de faire de son mieux pour pallier les insuffisances économiques et sociales criantes. Signe des temps, l'on attend toujours avec quelque impatience ici, semble-t-il, quelques événements culturels auxquels reste fermement attachée toute la région, pour exhumer un passé riche en créativités intellectuelles, littéraires, artistiques, cinématographiques, etc., dont la Kabylie foisonne depuis les piémonts du Djurdjura jusqu'à Yemma Gouraya, afin de revivre des moments de bonheur, si courts soient-ils. Ces jours-ci, nombre de citoyens ont réglé leurs pendules sur la célébration du 20e anniversaire de la mort de Mouloud Mammeri, le 28 de ce mois. Cette célébration devrait rassembler, selon ses organisateurs, une foule importante qui viendra à Béni Yenni, la ville natale de Mammeri, et à Tizi Ouzou, replonger dans l'œuvre magistrale de cet homme exceptionnel dont la célèbre trilogie de la Colline oubliée, le Sommeil du juste et l'Opium et le Bâton a depuis bien longtemps dépassé largement les frontières du pays. Mouloud Mammeri s'est aussi illustré, rappelons-le, par la publication de Poèmes kabyles anciens ainsi que par les Dires de Chikh Mohand, sage parmi les sages, un ouvrage de grande valeur édité à titre posthume. D'autres festivités marqueront d'autre part, entre le 17 et le 19 février, un événement qui devrait lui aussi drainer jeunes et vieux, friands de musique et de belles paroles. Il s'agit du festival de la chanson révolutionnaire, qui rendra un hommage particulier au chanteur disparu Farid Ali, qui avait fait partie de la célèbre troupe artistique du FLN durant la guerre de Libération nationale. Tables rondes, galas et autres réjouissances animeront ce festival de trois jours, y compris à Bounouh, le village natal de Farid Ali qui a si passionnément chanté la Révolution algérienne, avec notamment son inoubliable A yemma âazizen ourttru (ô mère, ne pleure pas !). Espoir surtout, dans cette grande et si belle région à un saut de la capitale, car chantera toujours et encore Matoub : “La paix renaîtra un jour et mes chants parmi vous célébreront à nouveau le printemps si cher à nos cœurs.” Z. F.