L'offre du Chef du gouvernement est soumise à une condition sine qua non : la mise en œuvre de la plate-forme d'El-Kseur. Laborieux, tumultueux. Les travaux du XXIe conclave du mouvement citoyen tenu, hier, à Amizour, dans la wilaya de Béjaïa, ont été émaillés d'incidents, parfois de rixes entre délégués bien survoltés. En fin de compte, les représentants des dix wilayas présentes (dont trois à titre d'observatrices : Bordj Bou-Arréridj, Tipasa et Djelfa) ont, concernant l'offre de dialogue de M. Ahmed Ouyahia, opté pour la manière forte. Car, en dépit de son aspect diplomatique, la déclaration du mouvement soumet ce dialogue à des conditions difficilement réalisables, dont notamment “l'engagement, par le président de la République, de mettre en œuvre la plate-forme d'El-Kseur”. Si certains ont pu faire preuve de souplesse, la quasi-totalité des délégués a réitéré le caractère “scellé et non négociable” de la plate-forme, élaborée le 11 juin 2001, et explicitée quelques mois plus tard à Larbaâ Nath Irathen (20 kilomètres à l'est de Tizi Ouzou). Ouyahia, qui a déclaré, jeudi, prendre l'opinion publique à témoin, dispose d'une marge de manœuvre effroyablement étroite. La volonté des archs a été inébranlable : ils ont placé la barre à une hauteur incroyablement haute. Le perchiste Ouyahia et son mentor d'El-Mouradia savent désormais à quel point les chances du dialogue sont réduites. Il fallait en tout cas être naïf pour croire à un fléchissement du mouvement citoyen, traversé par de forts courants qui tirent plus vers le large que vers le rivage. Dans leurs interventions, les délégués étaient comme épris d'un esprit de convivialité, tout disponibles qu'ils étaient à ne rien risquer qui fâche véritablement à l'intérieur du conclave. Parce que, dans les coulisses, les langues se sont déliées, et on a pu s'apercevoir que le dialogue a bien des partisans. Oui, dans les coulisses, lorsque les propos n'engagent que leurs auteurs, ou n'engagent personne d'ailleurs, l'attrait pour défricher la plate-forme, suspendue au-dessus des têtes comme une épée de Damoclès, et l'ouvrir à la dure épreuve des négociations, s'exprime si agréablement, si ouvertement. Ce XXIe conclave s'est en effet déroulé en grande partie dans les travées du beau centre de formation professionnelle de la ville de Oued Amizour que traverse — à son entrée — le Pont du Printemps noir. Les délégations, pourtant aguerries par plus de deux années de lutte, d'exercice, de privation et d'espoir, ont montré un amateurisme flagrant. La réunion, prévue jeudi à 20h00, n'a pu débuter que le lendemain à 7h00. Et elle n'a pu s'achever qu'en début de soirée. La raison ? Lorsqu'il ne fallait plus s'occuper de sélectionner les vrais représentants et de trancher sur la nature des représentations, il devenait pesamment obligatoire d'attendre la fin des tractations, entre membres d'une même coordination de wilaya. Des étincelles dans la nuit Premier couloir : la coordination de Bouira (CCCWB) s'est présentée avec deux délégations distinctes, l'une rejetant l'autre. Les deux parties se sont affrontées à coups de signatures et de cassettes vidéo pour déterminer les vrais représentants à l'Interwilayas. Après palabres et accrochages verbaux, le groupe de Karim Kacimi prit le dessus. Deuxième couloir : la coordination de Béjaïa (CICB) connaît un duel ardent entre la délégation d'El-Kseur, conduite par le charismatique Ali Gherbi, et celle d'Akbou, bien regroupée derrière son jeune loup Zahir Benkhellat. Le duel s'est transformé en périlleux face-à-face ; on a failli en venir aux mains. Battus, accusés d'avoir dévié du code d'honneur et des principes directeurs du mouvement, Ali Gherbi et ses poulains se retirent. Troisième couloir : la coordination de Tizi Ouzou (CADC) se rend compte qu'elle est en surnombre. “On a toujours eu 47 à 48 délégations communales, aujourd'hui nous en avons 61, ici présentes”, nous confie un délégué. Les débats furent tout aussi chauds, jusqu'au petit matin. Lorsque le modérateur appela les représentants des wilayas à entrer dans la salle pour commencer les travaux, il s'en est trouvé une coordination dont le problème n'était toujours pas résolu, la CADC. Décidément ! Il a fallu l'intervention de Belaïd Abrika pour trancher. Quelques deux heures seulement auparavant, les délégués en étaient encore à taire leur faim par un dîner modestement agréable. La nuit a été celle des “Iongs couteaux”. Les pro-dialogue et leurs adversaires se livraient une bataille sourde. Il était évident que la CADC roulait avec ferveur contre l'invitation du Chef du gouvernement. “De toute façon, ils ne pourront jamais me faire admettre qu'il n'y a pas eu d'évolution dans le discours du pouvoir et, du reste, je ferai entendre ma voix dans ce sens en plénière”, jurait déjà Bezza Benmansour, dynamique délégué de la CICB. “Pour moi, la démarche de Ouyahia est empreinte de grandeur et de responsabilité. On ne peut tout de même pas nier cette avancée, dans le verbe et la volonté. Ne s'est-il pas exprimé en kabyle à I'intérieur de l'Assemblée, au grand dam des adversaires de tamazight ?”, remarque un délégué de Tipasa. Tout autour, des murmures : “Il y a trop de monde aujourd'hui, cette ambiance inquiète.” On le dit à voix basse. L'atmosphère était comme chargée d'une étrange sensation au mauvais goût. Cela s'est confirmé avec les bagarres survenues entre les coordinations. Dans la cour du CFPA, on commente également les propos de M. Ouyahia devant ses pairs du RND. “Il a encore tendu la main, il va falloir répondre”. La réponse sera pour le moins timide. Bien timide. Dialogue ou pourparlers ? “Ni l'un ni l'autre” Le modérateur a inscrit la “réponse à l'offre de dialogue du Chef du gouvernement” en seconde position. Les principales coordinations, Tizi Ouzou, Béjaïa et Bouira se rejoignent sur l'essentiel. À cette différence que ces deux dernières notent “une évolution dans le discours officiel”, alors que la première rappelle, après un oubli qui a paru être volontaire, l'impératif du préalable au dialogue déjà exprimé quelques jours auparavant, à savoir l'“engagement du chef de l'état à satisfaire la plate-forme d'El-Kseur, pleine et entière”. Un oubli curieux en effet car le porte-parole de la coordination informait l'assistance, médusée, de la prochaine organisation d'une rencontre destinée à prendre une décision définitive. Médusée, la salle le sera aussi quand un autre délégué de la CADC proposera, en guise de réponse à l'accusation d'un représentant de Bouira, d'“inclure, dans la plate-forme la vérité sur l'assassinat de Matoub”! Les autres coordinations, notamment Boumerdès et Bouira, semblaient mal cacher leur petit penchant pour une possibilité de dialogue, “sans pour autant hypothéquer le mouvement ni souiller la mémoire de ses martyrs”. Un représentant de Boumerdès souhaitait voir remplacer, sur la déclaration finale, le terme “dialogue” par “pourparlers” en vain. Le mouvement citoyen décide, en définitive, de rappeler sa nature pacifique et les “actions” que le pouvoir “doit assumer, comme les mascarades électorales, les arrestations — des délégués —, les poursuites judiciaires et par-dessus tout la mort de 123 personnes durant les sanglants évènements du Printemps noir”. “S'il n'y a pas d'engagement public et officiel en faveur de la mise en œuvre de la plate-forme d'El-Kseur, il ne peut y avoir de chances pour le dialogue”, résume-t-on. Les portes se sont refermées. L. B.