Dans son essai intitulé "Chère laïcité", qui vient de paraître aux éditions Tafat, Tarik Djerroud a convoqué les vicissitudes de l'histoire pour mieux s'adresser aux consciences en vue de construire une société multi-cultuelle apaisée, et surtout une Algérie laïque et prospère. Rencontré au 24e Sila, il a bien voulu répondre à nos questions. Liberté : Dans votre ouvrage, vous avez écrit au dernier chapitre que "la laïcité est une chance pour l'Algérie". Pouvez-vous nous éclairer sur ce point? Tarik Djerroud : Une lecture sélective de la religion impose l'immobilisme intellectuel et la castration de l'effort. Il nous faut, en conséquence, dégeler nos neurones et sortir de l'ère des glaciations mentales. À ce propos, le concept de la laïcité vise, avant tout, à établir l'égalité et la liberté : pour un pays comme l'Algérie dont l'intégrisme religieux a provoqué des ruisseaux de sang et des violences inouïes. D'où qu'il est urgent de s'en saisir avec pondération et courage. L'Algérie donne l'image d'un chantier qui refuse de débuter. En l'occurrence, revoir notre modèle politique en séparant l'Etat du religieux conduit inéluctablement à libérer les énergies, par la liberté d'entreprendre et de création, source de la diversité économique amplement profitable aux Algériens. En finir avec l'apartheid étatique exercé au nom de la chariâ'a contre les femmes, contre les croyants de confession autre que musulmane conduit à la fin d'un traumatisme embêtant et la construction d'une fraternité citoyenne nettement productrice d'unité et de solidarité : ce sera un point d'appui démocratique puisque le musulman n'est pas supérieur aux autres croyants et vice-versa. Convertir l'Etat aux vertus de la laïcité impose au chef de cet Etat un contrat de responsabilité devant les citoyens auxquels il devra être comptable, sans pouvoir se calfeutrer derrière une quelconque immunité religieuse. Ce modèle d'Etat est foncièrement au service du peuple et non un outil de répression comme il est le cas actuellement. Une Algérie laïque est la garantie de la construction de garde-fous face à la haine de l'autre, ainsi qu'au rejet et au mépris de l'autre ; elle est aussi la garantie d'appréhender la vie avec un esprit rationnel, avec un sens critique, loin des dogmatismes et autres mystifications politiciennes stériles et infantilisantes. Dire, par exemple, que le prétendant à la présidence doit être de confession musulmane est une insulte à la différence, à la compétence et à l'intelligence. De nos jours, il est honteux de soumettre la famille algérienne aux désidératas d'une chariâ'a monstrueuse, profitable uniquement au masculin. De même, il est intolérable de fermer des églises, de harceler des écoliers pour l'apprentissage de sourates qui ne sont pas de leur âge, d'insulter un non-jeûneur en le traînant devant les tribunaux, de chasser les couples non mariés. Mais soyons clairs : une Algérie laïque ne suffit pas sans des citoyens vigilants ! Qu'est-ce qui empêche que l'Algérie soit laïque ? Si on considère la période récente, c'est-à-dire depuis l'émergence du Mouvement national, de 1926 à nos jours, il y a lieu de remarquer que la tendance islamo-nationaliste a été majoritaire et dominatrice. La fracture de 1949, au sein du MTLD, opposant un courant laïque et un courant d'obédience arabo-islamiste a laissé des séquelles. L'échec des laïques a annihilé "les espoirs de voir un nationalisme radical indépendamment de la foi religieuse", pour reprendre les mots de Mohammed Harbi. La suite confirme cette tendance, a fortiori après le soutien franc et inconditionnel de l'Egypte et de l'Arabie Saoudite aux rebelles algériens. Plus tard, le choix laïc du futur Etat exprimé lors du Congrès de la Soummam, réitéré par l'UGTA en 1961, ressassé par la Wilaya VII de la Fédération de France du FLN, sans oublier les mises en garde de Mostefa Lacheraf, mais cela a été battu en brèche. Le lexique digne du jihad islamique qu'utilise l'association des Ulémas conduit à vouer un culte fanatique à un corpus idéologique à connotation fasciste. Ben Bella, Ahmed Tewfik al-Madani, Mohamedi Saïd et consorts ont veillé au grain et ont su imposer l'islam au fronton de la République, une religion qu'il faut servir ad vitam desiderata. Ainsi, l'Algérie est devenue otage d'une idéologie importée. Rapidement, les écoles, les médias et les mosquées sont enrôlés pour les mettre au service de ce corpus idéologique qui nie l'individu et sacralise le chef. Quiconque veut se montrer critique est catalogué comme ennemi de la révolution, et bientôt, il sera exilé ou bâillonné. Cette terreur étatique exercée par ses sbires de la police politique a éloigné l'émergence du débat démocratique, a brisé les volontés porteuses de progrès. L'appétit du pouvoir est grandissant, la haine du citoyen s'exerce au quotidien, la dictature maffieuse qui malmène ce pays ne veut pas céder, et tire sa force d'une recette où l'islamisme est une pierre angulaire. Il faut décoloniser l'Etat, et remettre la foi à la conscience libre et exclusive des Algériens ! Le hirak brandit le slogan d'un Etat civil. Un Etat civil est-il forcément laïque ? Oui, en apparence, la formule est trompeuse et cependant il faut tirer les choses au clair. Etymologiquement, le terme laïque dérive du grec laikos qui signifie du peuple, du civil, qui est tout le contraire de klerikos, c'est-à-dire ce qui relève du clergé. Ainsi, l'Etat civil est protégé de la mainmise du militaire, aussi pernicieux que le religieux. En conséquence, seul l'Etat démocratique est d'essence laïque. Comme dit plus haut, décoloniser l'Etat est un projet politique et une exigence citoyenne : l'Etat ne doit plus être le paravent des militaires ni la vitrine des islamistes. Dépouiller l'Etat de ses oripeaux religieux conduit à un service public de qualité, à la justice sociale sans distinction, servir le peuple où qu'il se trouve, c'est refouler l'exercice de la religion à la sphère individuelle. Le Hirak qui brandit le slogan d'Etat civil démontre une haute conscience politique, une exigence qui résume un projet d'avant-garde pour lequel les Algériens luttent depuis 1962. Le caractère national de cette lutte est sur la bonne voie. Vous semblez optimiste… L'optimisme est une nature et le combat un devoir, qui vont de pair. Politique s'il le faut, sinon intellectuel et pédagogique surtout. La laïcité n'est pas l'épouvantail que veulent ériger les fanatiques, mais un catalyseur pour la paix et la fraternité. "Vous avez votre religion et j'en ai la mienne", lit-on dans le coran. Le califat a été aboli, avec succès, en Turquie, en 1923. Ibn Badis avait soutenu le projet de Mustafa Kémal avec sincérité et énergie. Les Ulémas ont demandé l'application du principe de la séparation de l'Etat et de l'église à la religion musulmane du temps de la colonisation. L'émir Khaled en a fait autant, en 1924, dans une lettre au président du Conseil, Edouard Herriot. Ce que d'autres peuples ont réussi, pourquoi ne le serait-il pas pour l'Algérie ? Il faut un branle-bas de combat mené avec sagesse et tourné à bon escient. Sans haine. Pour la fraternité. Le croyant sincère n'a pas à avoir peur de la laïcité, bien au contraire : elle est la meilleure garante du libre exercice du culte, sans contrainte, sans démagogie, sans récupération politicienne. Les croyants qui ont fustigé les imams valets qui ont prêché pour ne point manifester contre Bouteflika est le meilleur exemple d'une conscience laïque, marqueur d'une citoyenneté distinguant assez clairement le rôle du religieux et le devoir civique de chaque citoyen. Si la laïcité était consacrée, les officiers de propagande que sont les imams auraient tourné leurs prêches contre l'Etat voyou, prédateur des richesses et dilapidant l'argent public sans gêne. Bref, la religion ne doit plus être une berceuse entre les mains des politiques. Les Algériens qui manifestent actuellement disent à l'unanimité leur désir de se réapproprier leur destin collectif, et aussi leur liberté individuelle, vivre et jouir de leur vie personnelle, dignement. La laïcité a mis fin à la tyrannie de l'église : chez nous, elle mettra fin aux exactions fanatiques qui s'exercent de nos jours au nom de la Constitution sinon au nom d'une foi liberticide. La laïcité est une cause juste, elle aboutira, tôt ou tard !
Chère laïcité, de Tarik Djerroud, éditions Tafat 2019 167 pages - 500 DA Entretien réalisé par : Nourreddine Louhal