Tewfik Hamel est enseignant chercheur en histoire militaire à l'Université de Montpellier. Dans cet entretien, il revient sur les conséquences de l'escalade entre les Etats-Unis et l'Iran, mais analyse également les conséquences de cette confrontation entre les deux puissances sur toute la région du Moyen-Orient. Liberté : L'Iran a fini par frapper les intérêts américains en Irak en représailles à l'assassinat par les Etats-Unis du général Qassem Soleimani. Quelle sera, selon-vous, la suite de cette escalade entre les deux puissances ? Tewfik Hamel : Ni le pire ni le meilleur ne sont inévitables dans les relations américano-iraniennes. Le conflit est structurel entre les deux nations. Apparemment, la situation se dirige vers un apaisement. Mais les facteurs qui ont conduit les deux Etats à frôler la guerre n'ont pas disparu. Le niveau des tensions et de méfiance stratégique sera plus élevé qu'avant l'assassinat du général Soleimani. Probablement, l'Iran sera désormais plus intransigeant sur le dossier nucléaire. La normalisation que Téhéran dit rechercher et qui conditionne sa stratégie économique calquée sur le modèle chinois est comprise par sa volonté d'indépendance. Nul ne peut plus ignorer l'Iran et c'est sur la scène internationale que va se jouer l'avenir de la République islamique, à commencer dans la stratégie qu'adopteront les Etats-Unis pour qui la question iranienne est chaque jour un peu plus prioritaire. L'Iran est relativement isolé pour une raison simple : le manque de relations diplomatiques formelles avec les Etats-Unis. L'Iran a besoin de négocier avec les Etats-Unis pour trouver enfin sa place dans le système de sécurité régionale. Après avoir complété son encerclement, les Etats-Unis s'efforcent d'endiguer l'influence de l'Iran en dehors de ses frontières en travaillant à son isolement politique et diplomatique. Cet acharnement s'explique en partie par la position stratégique de l'Iran qui, grâce à ses potentialités humaines et économiques, à son indépendance et sa coopération militaire avec la Russie et la Chine, renforce son statut de puissance régionale moyenne et apparaît comme le dernier rempart contre une mainmise durable des Etats-Unis sur l'ensemble de la région. Téhéran poursuit un objectif géopolitique d'envergure : rompre son isolement et devenir le moteur dans l'opposition à la présence militaire américaine au Moyen-Orient. Quelles seraient les conséquences de cette confrontation sur la région du Moyen-Orient ? Elles seront catastrophiques pour la région, mais plus pour l'économie mondiale. Cette dernière, qui fonctionne au pétrole, sera durement affectée. 7 des 10 plus grands gisements pétroliers du monde se trouvent dans le Moyen-Orient. L'Iran est le seul pays au monde qui se trouve à l'intersection des deux plus grands bassins pétroliers au monde : le Golfe persique et la mer Caspienne. La posture de l'Iran doit être envisagée dans son contexte géopolitique actuel. La démarche résulte avant tout du projet politico-stratégique que nourrit le pays, un projet qui est en fonction de sa vision de la situation géostratégique de son environnement proche, voire lointain. Plus concrètement, la stratégie américaine d'encerclement constitue pour l'Iran une violation de son espace de sécurité immédiat et une atteinte aux intérêts vitaux du régime. L'Iran, sans l'influence d'une idéologie quelconque, a fait le choix de la dissuasion minimale basée sur l'augmentation du coût d'une intervention pour l'adversaire. Les Etats-Unis envisagent d'envoyer d'autres troupes dans la région. Quels sont les objectifs réels de ce nouveau redéploiement ? On peut supposer que l'envoi des troupes a pour objectif de dissuader l'Iran ; montrer le drapeau et une détermination que les Etats-Unis sont prêts pour entrer dans une guerre régionale. Une façon d'envoyer un avertissement et d'assurer les alliés de la région et préserver la crédibilité des Etats-Unis. L'autre scénario, le pire, c'est que ces troupes font partie d'une planification d'une guerre à la suite d'une décision politique déjà prise. À vrai dire, la situation ne sera plus comme avant : les Etats-Unis, les pays du Golfe, Israël, d'une part, et l'Iran et ses alliés, d'autre part, se trouvent aujourd'hui dans une "impasse mexicaine" (une situation où au moins trois individus ou groupes d'individus se menacent mutuellement et où aucun n'a intérêt à attaquer le premier). Même l'Amérique souhaite éviter une guerre avec l'Iran. Le défi le plus important à long terme pour les planificateurs américains est la montée de la Chine et ensuite de la Russie. Une guerre avec l'Iran va les détourner de cet objectif. Seul un grand marchandage permettrait de sortir de l'impasse. L'Iran pourrait jouer un rôle constructif dans tous les domaines qui font partie des préoccupations internationales s'il obtient des contreparties. Quelle sera la future influence de l'Iran dans la région à l'aune de cette crise ? L'influence de l'Iran s'est considérablement renforcée depuis le renversement de Saddam. Actuellement, aucun pays même arabe n'a autant d'influence en Irak que l'Iran comme le montre le vote du Parlement irakien de mettre fin à la présence militaire étrangère sur son sol. Une influence qui s'étend également au Liban, à la Syrie et au Yémen. L'Iran reste un pivot géopolitique et un acteur géostratégique de premier plan, malgré son poids moyen. Il mène une politique pragmatique, en aucun cas aventurière.